La semaine dernière, j’ai pris un café avec Frédéric Bardeau, le co-fondateur de Simplon, pour discuter de son dernier livre (Lire, écrire, compter, coder). Nous sommes tombés d’accord (enfin je pense) sur le fait que nous n’assistons pas réellement à une transformation digitale, c’est le terme à la mode, mais plutôt à une longue évolution de nos habitudes et réflexes quotidiens où le numérique occupe une part toujours plus importante (De l’Entreprise 2.0 à la transformation digitale). En ce sens, je préfère utiliser le terme “transition numérique” plutôt que “transformation digitale”.
Bref, tout ça pour dire que nous sommes bientôt en 2015, et que notre économie souffre toujours d’un terrible déficit de main d’oeuvre pour tout ce qui touche à l’internet et aux services en ligne. Cette constatation avait fait grand bruit l’année dernière (Combien d’informaticiens professionnels, demain ? Anticiper 2021 dès aujourd’hui et sa suite). Certains y voyaient même un levier pour créer des emplois (Le plombier du digital ou les petites mains du numérique), même si cela soulève quelques interrogations (Les faux-semblants de l’emploi dans le numérique et Le numérique peut-il sauver la France ?).

Aujourd’hui, l’opinion publique s’est déplacée, car on se préoccupe plus de transformer les entreprises pour leur faire passer un “cap numérique”, sans trop se soucier de l’humain. Une bien étrange vision des choses, car les collaborateurs sont la solution de ce casse-tête, mais ils font aussi partie du problème !
Faire sauter les verrous psychologiques
Nous sommes donc en 2014, bientôt en 2015, et tout le monde est d’accord pour dire que le numérique est l’avenir et qu’il faut impérativement adopter ce changement. Sauf que ce fameux “tout le monde” pense que ce sont surtout les autres qui doivent changer rapidement, mais qu’eux n’ont pas nécessairement besoin de réapprendre un métier, vu que tout c’est toujours à peu près bien passé. Mais comme le dit le proverbe : “l’important ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage”. Opérer une transition numérique au sein de l’entreprise, c’est avant tout faire comprendre aux collaborateurs qu’ils sont tous concernés et que personne ne peut être laissé sur le bord de la route. D’une part, car le fait de recruter des “jeunes” ne va pas compenser des processus vieillissants ou inadaptés ; d’autre part, car on ne peut pas indéfiniment faire cohabiter des habitudes et outils de travail analogiques et numériques.
Il convient donc d’aider les collaborateurs les plus récalcitrants à passer d’une posture défensive (“Pourquoi changer ? J’ai toujours bien fait mon travail !“) à une dynamique de ré-appropriation du numérique, c’est à dire à envisager l’internet comme un outil de travail et non comme une potentielle source d’information gratuite.
C’est là où l’apprentissage du code peut être intéressant : pour faire sauter les verrous psychologiques (“Je n’y comprends rien, c’est le boulot des informaticiens“). Bien évidemment l’objectif n’est pas de transformer les collaborateurs en développeurs chevronnés, mais de leur donner un déclic numérique. Je pense que l’analogie avec le saut à l’élastique est intéressante : l’objectif n’est pas de transformer les collaborateurs en cascadeurs, mais de les inciter à vaincre leur peur. Dans le cas du numérique, il n’est pas question de vaincre le vertige, mais plutôt de lutter contre la peur l’inconnu, la peur de ne pas savoir faire, la peur d’être jugé moins performant, la peur de perdre son emploi… Initier les collaborateurs au code, c’est leur montrer par l’exemple que les sites web ou les applications ne relèvent pas de la magie noire, mais d’un jeu d’instructions (les lignes de code) que l’on peut facilement dompter.
Programmer ou être programmé
En 2010, l’essayiste Douglas Rushkoff avait fait sensation avec son discours “Program, or be programmed” dont InternetActu avait fait une synthèse : “Quand je regarde le monde, l’économie, la religion, la politique ou les entreprises, j’ai le sentiment que nous tentons de faire fonctionner notre société sur des codes obsolètes, sur des logiciels (…) que nous avons hérité de systèmes dont nous n’avons plus aucun souvenir“. L’idée maitresse développée est que les logiciels que nous utilisons façonnent notre quotidien et formatent nos usages de l’outil informatique, mais également notre comportement en tant que consommateur ou citoyen. J’adhère tout à fait à cette vision des choses, d’autant plus avec les smartphones qui nous infantilisent : à une époque pas si lointaine, nous étions capables de comprendre comment fonctionne un ordinateur et d’en garder le contrôle (leur faire faire à peu près ce que l’on souhaite). Avec les smartphones, les choses ont changé, car nous sommes traités comme des pigeons qui sont juste bons à payer pour des applications à télécharger dans une app store qui nous est imposée. En d’autres termes : notre vigilance a été abaissée pour nous rendre plus dociles, plus facilement monétisables.
Sans vouloir rentrer dans des clichés (“chaque logiciel que l’on utilise est une liberté qui nous est enlevée“), les possesseurs d’un iPhone savent à quel point les CGU d’Apple sont contraignantes : iTunes n’est qu’un logiciel, pourtant il nous dicte la façon dont nous devons découvrir, acheter et consommer de la musique, des films… Loin de moi l’idée de faire l’apologie du piratage (je respecte la propriété intellectuelle), mais en tant que client, j’apprécie moyennement que l’on restreigne volontairement et de façon drastique les possibilités d’une machine à près de 1.000 €. C’est la principale raison qui m’a fait basculer sur Android, mais c’est un autre débat…
Là encore, l’idée n’est pas de former les utilisateurs pour qu’ils puissent coder leur propre OS mobile, mais de les inciter à retrouver un regard critique sur les outils numériques de leur quotidien : ce n’est pas parce qu’Apple a décidé que l’on devait utiliser Apple Maps sur un iPhone que l’on est obligé de se perdre ! Apprendre le code, ou du moins en maitriser les bases, c’est retrouver de la souveraineté numérique, c’est-à-dire reprendre la main sur les outils qui font maintenant partie de notre quotidien. Cela veut aussi dire ne pas s’enfermer dans une logique d’utilisateur, surtout quand on nous explique qu’il va falloir débourser 1.000€ pour la dernière révolution “designed in California“, celle qui est “Bigger than bigger” (si vous voyez ce que je veux dire…).
Ceci n’est qu’une première étape vers une réflexion plus profonde sur les transformations sociétales qu’engendrent les NTIC. Douglas Rushkoff conclut ainsi son intervention : “Nous vivons un moment extraordinaire où il est possible de programmer l’argent, de programmer la société. Mais pour faire cela, nous devons comprendre à la fois les programmes que nous utilisons et les codes et symboles avec lesquels nous travaillons, et nous devons comprendre ensuite comment tout cela se lie. Si nous ne construisons pas une société qui sait au moins qu’il y a quelque chose qui s’appelle la programmation, nous finirons par ne pas être les programmeurs, mais les utilisateurs, ou pire, les utilisés“.
Les entreprises ont besoin de référents numériques, pas d’architectes Java
Comment tout ceci se traduit-il dans le monde de l’entreprise ? C’est très simple : en accompagnant l’ensemble des collaborateurs au quotidien et en les incitants à “penser numérique”, c’est à dire à développer des réflexes autour du numérique plutôt que de se raccrocher aux outils (analogiques) du passé. Pour se faire, il faut leur accorder un minimum de temps et d’attention, donc intégrer un certain nombre de “référents numériques”. Le rôle de ces référents numériques sera d’aider les collaborateurs à s’y retrouver dans ce nouvel environnement numérique : créer un compte, gérer un profil, changer un mot de passe, partager un fichier, déposer un commentaire…
Mon propos n’est pas de dévaloriser les architectes Java, mais d’insister sur le fait qu’il n’est pas nécessaire d’avoir fait cinq années d’études supérieures dans une grande école d’ingénieur pour endosser ce rôle. C’est là où les programmes de reconversion numérique trouvent leur intérêt : relancer sur le marché du travail les “décrocheurs” (cinquantenaires, ados en échec scolaire, jeunes des quartiers…) et stimuler l’activité économique dans des zones rurales (Création de nouvelles écoles numériques à la campagne – Appel à projets national).
Partant du constat que la demande est toujours très forte, mais que les circuits de formation traditionnels ne sont pas adaptés, ces initiatives sont une solution concrète pour former des référents numériques, sorte de moutons digitaux à cinq pattes, qui iraient peupler les rangs de “services généraux numériques”. Tout comme il y a des personnes pour vous aider à changer une ampoule ou à débloquer une imprimante, il devrait y avoir des personnes pour vous aider à retrouver votre mot de passe ou à créer une communauté interne en ligne. Non seulement cela faciliterait grandement la transition numérique des entreprises, mais cela permettrait également de donner une seconde jeunesse professionnelle à nombre de salariés ou demandeurs d’emploi qui se seraient laissé couler.
Comme vous l’aurez compris, je milite activement pour faire sauter les verrous psychologiques qui ralentissent la transformation digitale des entreprises. L’apprentissage du code est potentiellement un levier très efficace, même s’il faut un minimum d’investissement personnel et une volonté de fer. J’ai appris à coder tout seul il y a une quinzaine d’années et j’aurais bien aimé à l’époque pouvoir m’appuyer sur des initiatives comme Codecademy ou avoir accès à des formations à distance comme celle que Simplon va démarrer : Simplon.co lance sa formation en ligne ouverte à distance pour que tous ceux qui voudraient apprendre la programmation web et mobile. Heureusement pour vous, et pour tous les salariés en transition numérique, ces outils sont à disposition et ne demandent qu’à être enrichis.
Conclusion : la transition numérique est un phénomène de société auquel vous ne pourrez échapper. Plus tôt vous aurez adopté de bonnes dispositions psychologiques (émotionnelles ?), plus rapide sera votre réappropriation de l’internet et des services en ligne.
Article dans l’air du temps…. et très intéressant .
Un des premiers verrous est peut-être le fait d’être prêt à payer des contenus en ligne en ce qui concerne les français. Lorsque l’on voit ce que les formateurs (de langue anglaise pour la plupart) sur udemy.com vendent (ex: https://www.udemy.com/courses/Development/Web-Development) et si on compare aux prix des formations courantes en présentiel qui en plus ne sont pas toujours de qualité, je pense que tout le monde devrait se lancer sans hésiter. et bien non… là il y a des freins. Il faudrait que les organismes types OPCA prennent en charge la formation à distance. c’est le cas sur 360learning mais c’est un des rares français et cela ne concerne que les grosse boites (orange …)
Pour abonder dans le sens de votre article et du commentaire de Dumesnil, les pratiques professionnelles sont encore loin de penser le numérique comme outil – ressource faisant partie intégrante des possibilités offertes. Pour la formation professionnelle, seules les formations en face à face pédagogique sont financées alors que le elearning, la foad ou la visio-formation permettent de se former plus facilement, sans déplacement. Quel est le pourcentage de salariés participant à une formation professionnel chaque année? Pour l’école, on pourrait être tout aussi surpris des décisions de ces derniers mois. On découvre le code et son apprentissage pour les enfants. Ce sera obligatoire sans prendre en compte les excellents résultats des coding goûter notamment. Par contre, on débat sur l’utilité de cet apprentissage en s’arrêtant aux apparences techniques sans envisager le code comme un apprentissage structurant avant tout. On avance doucement…
En dehors de l’appel à projet en faveur de la création d’écoles de coderus ruraux que nous avons lancé avec Simplon (dont parle cet article) http://goo.gl/iglWoa nous avons lancé, toujours avec Simplon, la 1ère formation au code en “blended learning”, à distance et en présentiel alternés, en zone rurale : http://goo.gl/EFNRr3
Bonjour, merci pour ces années de blog où je lisais sans commenter (depuis 2007) et cet article en particulier.
Et si ça vous dit de relayer des initiatives (CodeWeekEU ou pas), RailsGirls apprend le Ruby on Rails gratuitement à des débutants : ça prend le vendredi soir 17 octobre pour l’installation, et le samedi 18 pour les ateliers de code avec des mentors expérimentés et très patients ;)
http://www.meetup.com/parisrb/events/208241292/
Merci !
@ RailsGirls > J’ai enfin réussi à te faire déposer un commentaire au bout de 7 ans, victoire !
Merci de si bien parler de mon quotidien.
Je suis d’accord pour apprendre l’algorythmie a l’école mais coder ? En quoi l’apprentissage d’un outil de 2014 sera utile en 2020 ou 2030 ?
Il faut apprendre à tous à gérer l’information sur Internet et pas à coder en jnode ou autre framework qui sera obsolète dans 5 ans.
Savoir organiser ses données personnelles, appréhender les services en ligne c’est quelque chose qui sera toujours d’actualité.
Dans mon entreprise, le service IT est devenu IM (Informatipn Management) parce que la technologie n’est plus le point central, l’information est devenue la première source de valeur de tous les services ( ceux qu’on achète et ceux qu’on vend).
Remarque: pourquoi céder à la paresseuse habitude française de ne pas traduire l’anglais “digital” en numérique…
Superbe article Frédérique qui en dit long sur l’apprentissage du numérique en France… Je pense que si l’on veut avoir un train d’avance il faudra obligatoirement faire rentrer le code à l’école et dès le plus jeune âge. Le plus dur sera de sélectionner que langage informatique à apprendre… PHP, Ruby, Javascript, C …
Bonjour,
nous venons de mettre en place à Tours des ateliers mensuels de Coding Goûter pour des enfants de 6 à 14 ans.
Cela fonctionne vraiment très très bien. Des outils tels que Scratch sont très séducteurs et permettent d’acquérir les réflexes de base liés à la programmation.
Sélectionner un langage n’est pas pertinent, surtout pour des enfants. Il faut des outils facilitant la réalisation de programme de façon ludique et rapide.
Pour les plus âgés, Tangara et le très bon site france IOI sont de très bons moyens de se former à la programmation.
Concernant le remarque sur la vétusté des langage, le C est toujours le langage le plus utilisé. C’est donc un faux débat.
Encore un article très intéressant dans la droite ligne de celui traitant de la transformation digitale. Concernant l’apprentissage du code à l’école, il va falloir d’urgence introduire ces fameux référents numériques au sein des équipes pédagogiques car cette fameuse fracture numérique existe bel et bien également dans les collèges, lycées. Autant dans les entreprises, les choses peuvent évoluer à une certaine vitesse, autant dans ce secteur, je crains que les choses ne soient beaucoup plus lentes. Comme j’ai pu le lire pour des articles concernant l’entreprise (Fred Cavazza ?), les élèves (comme les salariés) entrent dans l’école (ou l’entreprise) en déposant quasiment leurs smartphones à l’entrée et se trouvent à utiliser des outils d’un autre âge. Heureusement qu’ils ont ces smartphones mais je suis assez d’accord avec Fred pour dire qu’ils sont parfois infantilisants. Donc développer des approches constructives me semblent très pertinent. Et comptons sur les enfants pour s’approprier assez facilement ces constructions dans lesquelles ils baignent.