Le smartphone est la nouvelle TV, et inversement

Oui je sais, ça fait 10 ans qu’on nous annonce la mort de la TV. Mais, cela fait aussi 10 ans que les médias sociaux et les smartphones prennent une place toujours plus importante dans notre quotidien. Idem pour les services OTT comme Netflix, Amazon Video… Je veux bien croire que l’on peut facilement interpréter des statistiques de plusieurs façons différentes, mais les derniers chiffres sur les habitudes de consommation média sont particulièrement inquiétants pour les chaines de TV traditionnelles, ou pas ! En fait, tout dépend de la définition de ce qu’est la TV ou du moins de ce que sont les contenus TV.

bingeflix

C’est clairement la fin de la TV… linéaire

Le monde se divise en deux : ceux qui persistent à dire que la télévision se porte à merveille (75% of US have skipped social event to watch TV) et ceux qui disent que c’est un média en fort déclin, à l’image d’Ericsson avec son TV and Media Report : 50% de la vidéo sera mobile d’ici 2020.

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Si l’on s’en tient aux différentes études publiées, il y a de quoi s’arracher les cheveux pour savoir si le smartphone est oui ou non le premier écran, car on entend tout et son contraire26% of media consumption will be mobile in 2019 vs 70 % des consommateurs regardent des vidéos sur un smartphone.

En revanche, s’il y a bien une statistique que personne ne conteste, c’est le rapport TV / digital qui penche très clairement du côté du web : Le temps passé avec les médias en France. Pour résumer : vous aurez beau sortir toutes les études possibles et imaginables, il ne faut pas être un data scientist pour constater l’irrémédiable progression des médias numériques au détriment des médias analogiques.

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Le basculement opéré l’année dernière, en faveur des médias numériques, est vécu comme un authentique drame aux États-Unis où il y a une très forte tradition de l’abonnement câblé : The state of TV’s decline, in 5 charts et This chart shows how drastically young Americans are cutting traditional TV from their lives. En Europe, la transition numérique des médias se fait de façon plus fluide avec un report progressif des usages sur les services de consommation à la demande qui font l’unanimité (Study: Netflix most preferred way to watch TV).

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Ce succès des offres de streaming se vérifie également en France (Près de la moitié des internautes français utilisent la vidéo OTT) et bénéficie largement au leader du secteur (Netflix 63% of French SVoD viewing).

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Donc oui, il y a bel et bien une baisse de la consommation de la TV linéaire au profit d’autres formes de consommation, mais qui restent de la TV. Quoi que pas tout à fait…

Les canaux et contenus vidéo alternatifs ont tué la grille de programme

La principale alternative à la télévision est bien évidemment YouTube, l’acteur historique de la vidéo en ligne qui peut se féliciter de statistiques d’audience très impressionnantes :

  • les utilisateurs passent en moyenne plus d’une heure par jour à regarder YouTube sur leur smartphone avec une augmentation de
  • le temps passé à regarder YouTube sur smartphone a augmenté de plus de 45% en un an en France (37,5 M de visiteurs uniques) ;
  • 8 Français sur 10 entre 16 et 24 ans vont sur YouTube au moins une fois par jour.

Tous les chiffres et les usages sont disponibles ici : Chiffres YouTube 2017, et là : Sur YouTube, la France sous toutes ses cultures. Comme vous pouvez le constater, la croissance de YouTube est liée à celle des smartphones. Un phénomène dont Facebook aimerait bien profiter avec le lancement récent de son offre de diffusion de contenus vidéo : Facebook wants to be your next destination for streaming TV shows et Finally, a Place to Watch Viral Garbage on the Internet.

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Et comme si ça ne suffisait pas, il faut aussi compter avec Twitter (Twitter: 800 hours of live premium video was viewed by 45 million viewers in Q1 2017, up 31%, Twitter plans to broadcast live video 24 hours a day, BuzzFeed’s new Twitter morning show remains true to TV), Snapchat (Snapchat Shows: Inside the Plan to Reimagine TV for the Mobile Era) et les autres (Molotov compte devenir le Spotify de la télévision).

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C’est très clairement le savoir-faire des acteurs historiques du web sur la production de nouveaux formats qui fait la différence : des contenus qui correspondent beaucoup mieux aux habitudes des mobinautes. Ainsi, les micro-vidéos verticales, diaporamas animés et autres stories remportent un vif succès, surtout auprès des jeunes suréquipés en smartphone. Heureusement, la Silicon Valley n’a pas le monopole de la création de ce type de contenus, je pense notamment à Blackpills : de la SVOD gratuite sur mobile iOS et Android.

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Du coup, il ne reste plus grand-chose aux chaines traditionnelles, même pas le sport (Facebook, Twitter, and Snap are offering Fox millions for World Cup highlight rightsFacebook va diffuser des matchs de Champions League et Les Jeux Olympiques de 2018 sur Snapchat uniquement pour l’Europe) ou les événements culturels (Twitter partners with Live Nation to live stream video of concerts).

Le modèle de TV traditionnelle à bout de souffle

Vous n’êtes pas censé ignorer que nous sommes au XXIe siècle. Qui dit nouveau siècle, dits nouveaux modes de vie (mondialisation, nomadisme…), nouveau rapport au temps dans la consommation et le divertissement (ATAWAD). Ceci explique le déclin d’un certain nombre des modèles du siècle dernier, notamment les grilles de programmes annuelles, une authentique relique du XXe siècle. Quand on dit que la TV est morte, c’est en fait la TV linéaire qui est morte, celle qui impose une consommation linéaire des contenus à des consommateurs habitués à une liberté totale (YouTube, Netflix, Bit torrent…).

Vous pourriez me dire que toutes les chaines de TV traditionnelles proposent maintenant de la VoD ou de la TV de rattrapage, mais le problème est plus profond : même avec une très légère baisse d’audience, les chaines traditionnelles sont contraintes par des frais fixes colossaux qui font qu’une baisse de 5 à 10% des revenus publicitaires les met en péril. Le problème ne vient donc pas seulement de l’audience, mais de la façon dont ils produisent leur matière première : les programmes (Confessions of a production studio exec: ‘TV budgets can be 10 times digital’).

Et même si le temps d’audience ne variait pas, il ne faut pas être un expert pour constater que le niveau d’attention des téléspectateurs n’est plus du tout le même depuis qu’ils ont un smartphone à portée de main : Télévision : les Français «zappent» la publicité. L’équation est ici très simple : si le score de mémorisation des publicités baisse, les revenus publicitaires baissent, donc le budget de création ou d’achat de contenus baisse, donc l’audience baisse, donc… Les chaines de TV traditionnelles sont dans une spirale infernale dont elles ne parviennent pas à sortir. Une sacrée douche froide quand on sait qu’elles exerçaient un monopole absolu il y a à peine 20 ans. Dans mon jargon, on appelle ça se faire uberiser : un changement rapide de rapport de force où des acteurs historiques se croyant à l’abri se font dépecer par de nouveaux entrants issus du numérique contre lesquels ils ne savent pas et ne peuvent pas lutter.

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Nous parlons ici d’un bouleversement en profondeur, qui va plus loin que le petit monde de la production audiovisuelle (Le marché français de la télévision s’écroule).

L’uberisation des médias force les chaines à s’adapter pour survivre

La TV linéaire est donc en repli, une perte de vitesse contre laquelle les chaines traditionnelles peuvent difficilement lutter. Pourtant, certaines essayent :

L’exemple le plus intéressant est celui de MTV, LA référence culturelle des jeunes dans les années 80/90 (dont votre serviteur) qui met les bouchées doubles pour renouveler son audience : Here’s What Happened When MTV Met Gen-Z. S’il n’y a qu’un seul paragraphe que vous devez retenir de cette interview, c’est celui-ci : “The way we are thinking about [our programs] is not as a one-hour show, but ideally 10 viral moments. Maybe five of those will start on linear, […] the other five will be on all the other platforms“.

Est-ce donc la clé : concevoir des contenus qui vivent à la fois sur le petit écran et sur les médias sociaux ? Peut-être, car l’idée est séduisante : capitaliser sur un savoir-faire en matière de production d’émissions (talk show ou télé-réalité), mais s’affranchir des contraintes d’antennes pour exploiter le potentiel de viralisation (et de monétisation) des médias sociaux. La réponse est clairement à chercher du côté de YouTube, Facebook, Snapchat ou même Giphy qui a déjà noué des partenariats très intéressants avec les studios de Hollywood : In Six Seconds, Giphy Could Make Billions.

Dans tous les cas de figure, les chaines n’ont pas d’autres choix que de procéder à une complète remise ne question, car les géants de la Silicon Valley ont de grandes ambitions pour venir grignoter les budgets publicitaires télévisuels. Et pour y parvenir, ils sont prêts à puiser dans leur trésor de guerre (Apple said to be spending $1 billion on original content in 2018Facebook plans to spend up to $1B on original shows in 2018Apple, Amazon Join Race for James Bond Film Rights…) et à se relocaliser : Snapchat is opening a Hollywood studio to make shows just for your tiny screen.

En synthèse : les acteurs de la TV traditionnelle doivent faire face à une baisse de leur audience et de leurs revenus publicitaires, sans pour autant diminuer leurs charges fixes, tout en devant assumer une concurrence féroce et de nouveaux entrants disposant de moyens financiers considérables. Est-ce la fin ? Pas forcément, ça dépend de quelle fin…

Réinventer la TV ou la définition de la TV ?

Nous arrivons ici au coeur du débat, à la source de cette incompréhension : quand un utilisateur consulte un programme en replay sur une tablette, est-ce qu’il est en train de regarder la TV ? Je n’ai pas la réponse à cette question, et je ne suis visiblement pas le seul : In a world without TV sets, what do we call TV?.

Idem pour Viceland : dans la mesure où se sont des contenus vidéos accessibles à la demande, mais réarrangés dans une grille de programmes, est-ce toujours de la TV ?

De même : quand on consulte une émission sur son ordinateur avec un abonnement YouTube TV, est-ce qu’on est un téléspectateur ou un internaute ? La question n’est pas simple, et pendant que les experts débattent, les barbares numériques grignotent du terrain : YouTube TV to expand to 10 more U.S. markets, adds more YouTube Red series.

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Même si nous sommes ici dans une configuration de dégroupage / regroupage très classique (cf. Les GAFAM lancés dans une course à l’intégration verticale) Google endosse le rôle d’agrégateur et reste dépendant des chaines traditionnelles pour valoriser son offre.

Si on ne peut pas réellement dire que la TV est morte, le modèle linéaire du siècle dernier a du plomb dans l’aile. Les nouveaux entrants représentent une menace considérable pour les acteurs historiques, mais veulent-ils pour autant tuer la TV ? Je n’en suis pas certain dans la mesure où la TV traditionnelle reste un média très puissant, capable de réunir de très larges audiences autour de contenus exclusifs, donc de générer d’énormes recettes publicitaires. Moralité : l’audiovisuel est un secteur d’activité comme un autre, en proie à l’uberisation et à la pression des GAFA. La TV se transforme à vitesse grand V, aussi bien dans la nature des contenus (des vidéos plus courtes), que dans la diffusion (à la demande sur tout type de supports), que dans la monétisation (personnalisation et ciblage individuel).

La question est maintenant de savoir comment les annonceurs peuvent-ils exister et prospérer dans ce nouveau paysage médiatique ? Si les grandes vagues publicitaires ont fait leurs preuves sur la TV du XXe siècle, elles ne sont pas réellement adaptées aux contraintes des nouveaux canaux et aux nouvelles exigences des mobinautes. Par exemple, n’essayez as de refourguer votre spot de 30 secondes entre deux stories sur Snapchat, ça ne fonctionne pas.

De même, si les audiences basculent de la TV linéaire aux offres de streaming, les annonceurs vont perdre leur principal relais de visibilité. La solution est d’adopter de nouvelles formes de publicité comme le placement produit (Face au recul de la publicité TV, les marques veulent s’immiscer sur Netflix), mais qui ne fonctionne que pour les produits aspirationnels.

La fragmentation des médias va avoir un impact considérable sur les pratiques publicitaires et pour les annonceurs : À partir du moment où le smartphone est le premier écran, ils ne pourront plus se reposer sur la pression publicitaire pour vendre leurs produits. Ils vont devoir adopter des pratiques plus élégantes, ne s’exprimer que sur les sujets sur lesquels ils sont les plus légitimes et abandonner les messages proclamatoirs (“ma lessive lave plus blanc“) pour se tourner vers des pratiques de brand content et de brand utility. Tout comme les médias traditionnels, ils devront se remettre en question et se réinventer autour de leurs clients et de leur smartphone.

2 commentaires sur “Le smartphone est la nouvelle TV, et inversement

  1. Au contact quotidien d’étudiants brillants, je confirme vos pressentis. Ce qui fait aussi qu’on voit naître des comportements nouveaux, et des accessoires indispensables et qualitatifs que sont les casques, pour pouvoir profiter quel que soit le moment de son doudou !
    Merci donc pour cette analyse pertinente

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