L’hégémonie des GAFA leur permet de majorer la taxe numérique

Au XIXe siècle, la Royal Navy britannique régnait en maitre sur les océans. Cette domination a permis au Royaume-Uni d’étendre son empire colonial, mais surtout d’avoir la mainmise sur le commerce maritime. Ils avaient la plus grosse flotte, ils ont logiquement imposé leurs règles. Deux siècles plus tard, les navires ont été remplacés par des smartphones, enceintes connectées, plateformes sociales… Une “flotte” composée de milliards d’unités dont nous sommes maintenant dépendants et qui assurent aux GAFA une suprématie sur l’économie du XXIe siècle. Oui, il y a bien une taxe GAFA, mais c’est vous qui la payez !

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Nous sommes tous des agents des GAFA

Nous vivons dans un quotidien où nos usages numériques dépassent nos usages analogiques. Cette bascule a été faite il y a longtemps, notamment grâce aux smartphones (Nous vivons maintenant dans un monde mobile). Affirmer que les outils informatiques, terminaux numériques, contenus et services en ligne font pleinement partie de notre quotidien ne surprend plus personne (ceux qui prétendent le contraire sont manifestement désynchronisés avec la réalité).

Si Microsoft a favorisé la banalisation de l’informatique dans les entreprises et les foyers, les GAFA ont stimulé la diffusion des usages numériques avec des produits et services particulièrement attractifs. Google, Amazon, Facebook et cie nous facilitent ainsi l’accès à l’information (Google Search, Google News…), ils nous proposent des moyens de communication révolutionnaires (WhatsApp) et augmentent notre pouvoir d’achat (Amazon Prime). Oui, les GAFA ont simplifié notre quotidien, et ça, on ne peut pas leur reprocher. N’en déplaise aux donneurs de leçons, à l’image de cet article publié par l’ancien ministre des finances grec (What Has Google Ever Done for Us?). Et lui, qu’a-t-il fait pour son pays et ses compatriotes ?

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Donc, un ensemble de services numériques qui sont proposés gratuitement par les GAFA aux utilisateurs. Mais comme le dit le proverbe : “Si c’est gratuit, c’est vous le produit“. Et en effet, tous ces services sont monétisés grâce à la publicité. Plus l’audience et le temps d’exposition à ces services sont importants, et plus la régie publicitaire de celui qui édite le service (et contrôle donc l’inventaire publicitaire) est en position de force par rapport aux annonceurs. Avec près de 2 milliards d’utilisateurs journaliers, vous vous doutez qu’il est difficile de faire un bras de fer avec Facebook, même quand on est le roi de la lessive (P&G says cut digital ad spend by $200 million in 2017).

L’objectif des GAFA est donc de multiplier les services pour pouvoir monopoliser le plus longtemps possible l’attention de leurs utilisateurs. Vous noterez qu’ils n’ont rien inventé, puisque cette stratégie d’encerclement était également pratiquée au XXe siècle par les grands groupes médias (News Corp, Time Warner, Viacom… aux États-Unis, Mediaset en Italie, Vivendi, Bertelsmann ou Lagardère en France).

Que vous le vouliez ou non, que le reconnaissiez ou pas, nous sommes tous devenus fortement dépendants des GAFA. Une dépendance anodine pour les utilisateurs, mais diablement coûteuse pour les annonceurs : Google et Facebook se partagent ainsi près de 80% des budgets de la publicité numérique. Ils sont dans la même position que la France et l’Angleterre au 19e siècle avec leur flotte de guerre : ils se partagent le gros du marché et peuvent imposer leurs règles. Dernier exemple en date d’abus de position dominante : le basculement de Google Maps en service payant (Google Maps devient payant pour les professionnels). Est-ce réellement un abus de position dominante ? Dans les faits, non, car il existe des alternatives. La force des GAFA réside dans leur capacité à proposer un service gratuit largement supérieur à la concurrence leur permettant d’assécher le créneau, d’amasser une quantité colossale de données sur les usages et d’apparaitre aux yeux des clients potentiels comme la seule solution “sérieuse”. Qu’il y ai une position dominante, c’est évident, mais ça l’est beaucoup moins pour ce qui est de l’abus.

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Une dépendance savamment orchestrée et quasiment irréversible

À moins de se réfugier dans une grotte pour vivre comme un ermite, les GAFA sont devenus incontournables. Je ne critique pas, je constate simplement qu’ils occupent une position dominante sur le web, du moins pour les pays occidentaux.

Cette domination n’est pas apparue du jour au lendemain, elle s’est construite en 4 temps :

  1. Proposer des services basiques, mais très efficaces pour éloigner la concurrence et dominer le marché (Google Search, Google Maps, Amazon Prime, WhatsApp…)
  2. Capter des tonnes de données pour optimiser les services et élever des barrières à l’entrée (Gmail, Google Photos, Apple Health…)
  3. Proposer une première couche de protection contre les dangers externes (filtres à spams de Gmail, achat simplifié/sécurisé via Amazon Pay ou Apple Pay…)
  4. Isoler les utilisateurs du monde extérieur (Duplex, Screen Call)

Avec Duplex et Screen Call, nous avons atteint la quatrième étape, celle où Google s’impose comme l’intermédiaire incontournable entre les annonceurs et les consommateurs. Vous connaissiez déjà Duplex, la fonction qui permet à Google Assistant de réserver pour vous (Google Duplex tests begin with restaurants in 4 US cities this month). Ils vont maintenant plus loin avec Screen Call, une nouvelle fonction qui permet de filtrer les appels à votre place (Google Assistant will screen spam calls on the Pixel 3). C’est en quelque sorte la version hors-ligne des filtres anti-spam de Gmail !

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C’est ici que l’analogie avec la Royal Navy est intéressante : maintenant qu’ils ont le contrôle du terrain et verrouillent l’accès aux consommateurs, les GAFA peuvent imposer un droit de passage à quiconque veut interagir avec leurs utilisateurs, un peu comme des droits de douane. Les premiers à l’avoir fait de façon ostensible, c’est Apple avec la commission de 30% sur toutes les transactions de l’App Store, point de passage obligatoire pour tous les utilisateurs d’iPhone. Un droit de douane numérique qui rapporte des dizaines de milliards de dollars tous les ans à Apple (iOS App Store has seen over 170B downloads, over $130B in revenue since July 2010).

Nous retrouvons le même principe de point de passage obligatoire chez Facebook, et notamment Instagram pour les restaurateurs ou les professionnels de la beauté : Comment Instagram a transformé le marketing pour restaurants et 38% des consommatrices de cosmétiques les découvrent en ligne, 55% les testent en magasin. Cette dernière étude est particulièrement intéressante, puisque l’on y apprend que plus d’1/3 des parcours d’achat dans l’univers des produits de beauté passent par Instagram.

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Nous pouvons constater la même chose en Chine avec les géants du numérique locaux (Baidu-Alibaba-Tencent), mais à une échelle encore plus inquiétante, puisque les données de ces opérateurs numériques sont à la base du score de citoyenneté : In China, a Three-Digit Score Could Dictate Your Place in Society.

Les GAFA (et BAT) sont donc incontournables, et profitent de cette omniprésence pour accroitre encore la distance avec la concurrence : les revenus générés par leur position dominante sur les services en ligne servent à maintenir et améliorer ces différents services (nouvelles fonctionnalités), à financer la R&D sur les prochaines innovations (ex : réalité augmentée / virtuelle, intelligence artificielle…) et à racheter des startups ou scale-ups (ex : Nest, Oculus…).

La voix sera le prochain levier de fidélisation

Comme nous venons de le voir, les internautes sont cernés par les terminaux et services numériques proposés par les GAFA, ces derniers formant comme une barrière virtuelle qui les isolent de la concurrence, et même du monde extérieur dans le cas des assistants numériques. Au fil des années, Google s’est ainsi imposé dans la recherche, dans la vidéo en ligne (YouTube), sur le créneau des navigateurs web (Chrome) et s’écharpe avec Apple sur les terminaux mobiles. Si Google a largement remporté la bataille en volume (Android représente près de 80% de parts de marché), ils sont en retrait sur celle de la valeur (même s’ils convoitent le haut du marché avec leur tout nouveau Pixel 3).

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Google affronte donc d’un côté Apple pour la domination des micro-moments mobiles, ils affrontent également Amazon d’un autre côté pour rattraper leur retard sur les micro-moments vocaux. Si Amazon s’est lancé sur le créneau des enceintes connectées avec deux ans d’avance sur les autres, la base installée d’utilisateurs Android permet à Google de revenir dans la course et de prendre la première place en notoriété spontanée : Search Foresight et My Media publient une étude sur la recherche vocale et les assistants vocaux. D’après cette étude, si 81% des Français connaissent les assistants vocaux, seuls 61% les utilisent, soit 1 français sur 2 qui utilise les assistants numériques de façon épisodique. Est-ce si important pour eux de dominer un marché à fort potentiel, mais embryonnaire ? Oui, car souvenez-vous qu’ils sont dans une logique d’encerclement : chaque nouveau service ou usage est une rangée de plus ajoutée aux walled gardens des GAFA (recherche vocale ou visuelle, réalité augmentée ou virtuelle…).

Les assistants personnels sont ainsi présentés comme des concierges numériques au service des utilisateurs. De mon point de vue, je les considère plus comme les percepteurs de la taxe GAFA, à l’image de la fonction Screen Call décrite plus haut où la synthèse vocale demande à l’interlocuteur de préciser son nom et la raison de son appel. Il en va de même pour la réservation via la fonction Duplex de l’assistant Google : c’est une façon subtile, mais ferme d’imposer la création d’une fiche dans Google My Business et d’ouvrir la possibilité de monétisation ultérieure.

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La roue tourne, mais elle reste aux mains des GAFA

Pour pouvoir contourner cette taxe GAFA, il faudrait pouvoir proposer des services ou terminaux alternatifs, de nombreux éditeurs s’y sont risqués, mais en l’absence d’un modèle économique viable, ça semble impossible. Le problème n’est pas de convaincre les premiers utilisateurs, mais de convertir la majorité tardive, celle qui n’aime pas changer ses habitudes, surtout quand ça fonctionne, et ne s’intéresse pas trop aux histoires de confidentialité et de souveraineté numérique.

Ces dernières années, c’est surtout Apple qui fixait les règles du jeu avec son iPhone. Aujourd’hui, les acteurs dominants sont plus Google, Facebook et Amazon. Des trois, Amazon est certainement le mieux positionné, car il détient les clés du commerce en ligne (et même hors ligne avec le rachat récent de Whole Foods et l’ouverture prochaine de nombreux magasins). Ils ont commencé avec les produits culturels, puis les FMCG, puis l’alimentaire, et plus récemment la santé (Amazon buys PillPack, an online pharmacy) et l’habillement (Who needs brand names? Now Amazon makes the stuff it sells). Une stratégie de diversification à outrance qui permet à Amazon d’être omniprésent dans le quotidien des consommateurs.

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Pour éviter de payer la taxe des uns, certains acteurs historiques s’associent avec les autres et clament haut et fort leur “réussite” (Monoprix : l’accord avec Amazon atteint 2 à 3 fois ce qui était prévu). Une authentique mascarade dont j’espère vous n’êtes pas dupes, car cela revient à confier les clés de sa boutique (littéralement).

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Certains hommes politiques réclament la taxation directe des GAFA pour redistribuer la richesse créée. L’idée est bonne, mais sa mise en application risque d’être très compliquée, surtout dans l’Union européenne où tous les membres ne sont pas d’accord (Taxe Gafa : Le Maire repart en mission séduction pour convaincre Berlin). Le problème est que comme pour la RGPD ou Android, cette nouvelle tentative de régulation des GAFA risque de produire l’effet inverse : Google will start charging Android device makers a fee for using its apps in Europe et Google app suite costs as much as $40 per phone under new EU Android deal.

Malgré les difficultés rencontrées, il est tout de même fort probable que cette taxe GAFA voit le jour, tout simplement car le numérique est quasiment le seul secteur d’activité en croissance, donc le seul qui puisse être taxé sans remettre en cause sa viabilité. Tout ce que je sais, c’est que pour le moment, il y a bien une taxe, mais ce sont les GAFA qui la perçoivent ! Moralité : le mieux que vous puissiez faire est d’intégrer cette taxe numérique dans votre modèle économique, car il n’y a quasiment aucune chance pour que vous puissiez y échapper. ¯\_(ツ)_/¯

2 commentaires sur “L’hégémonie des GAFA leur permet de majorer la taxe numérique

  1. Démantèlement c’est le seul mot qu’il faut appliquer lorsque que des monopoles prennent le pouvoir.

    Evidemment comme ce sont des entreprises US nous ne seront que spectateur.. et dans l’attente.

    Mais finalement la leçon de tout ça c’est que le Politique n’à pas écouté ou n’a pas été conseillé par ceux qui ont vu venir les GAFA.. Ca fait bien 10 ans qu’on sait que si on ne fait rien on va avoir une grosse dette technique en Europe..

    Bref on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a… et puisque maintenant comme ce sont ceux qui sortent des ecoles de commerces qui ouvre des start-up dans “la tech” (qui récupère des fonds..) je crois que là on touche le fond..

    1. Je ne sais pas si on touche le fond, car dans l’absolu, fluidifier l’économie (publicitaire) et faciliter l’accession à l’emploi n’est pas une fatalité. Toujours est-il que la France et plus généralement l’Europe est complètement absente de ce nouvel “ordre mondial” numérique.

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