Avec le reconfinement et la fermeture administrative des commerces non essentiels, une hystérie collective est en train de se propager autour du e-commerce et du grand méchant Amazon. Comme c’est trop souvent le cas, les médias traditionnels massacrent un sujet que visiblement ils connaissent à peine. Une très bonne occasion pour faire le point sur les pratiques de commerce en ligne et faire tomber quelques idées reçues.

Quand j’ai ouvert ce blog en 2003, mon sujet de prédilection était l’utilisabilité : les méthodes et outils permettant d’améliorer l’ergonomie des sites et boutiques en ligne. Si on m’avait dit à l’époque que 17 ans plus tard, nous en serions encore à discuter du bienfondé du commerce en ligne, je n’y aurai pas cru, et pourtant…
Ce qui me désole dans cette histoire, c’est que des adultes soi-disant responsables propagent des contre-vérités (certains députés ou membres du Gouvernement) ou font des raccourcis grossiers (des journalistes de grands médias). Rassurez-vous, je ne vais pas me lancer dans une grande croisade, mais plutôt résumer quelques faits et statistiques sur l’état du commerce en ligne en France et dans le monde.

10 incroyables révélations sur le e-commerce
(la 6ème va vous surprendre)
En préambule, je tiens à préciser que le commerce en ligne est un sujet très vaste, aussi les généralités qui sont abordées plus bas ne couvrent qu’une petite partie de la réalité de l’ensemble des pratiques et enjeux.
1. Non, les français n’ont pas découvert le e-commerce avec le confinement
J’ai déjà eu de nombreuses occasions de vous expliquer que les usages numériques sont en croissance constante depuis plus de 20 ans, dont les achats en ligne qui bénéficient d’une croissance annuelle à deux chiffres depuis deux décennies.

Pour mémoire, cela fait presque 40 ans que l’on peut faire de la commande en ligne en France : 20 ans grâce au web et 20 ans grâce au Minitel. Croyez-le ou non, mais le commerce en ligne en France concerne 41 M d’acheteurs et plus de 200.000 boutiques en ligne (cf. les statistiques de la FEVAD : Cartographie du e-commerce en 2019).
2. Non, il n’y a pas une “mode” du commerce en ligne
Si effectivement, avec les périodes de confinement les ventes en ligne sont stimulées, nous ne pouvons pas parler d’un phénomène naturel puisque les acheteurs sont contraints (ils n’ont pas le choix : L’e-commerce français gagne près de 1 million de clients supplémentaires au 2ème trimestre). Ceci étant dit, il n’y a que les députés démagogues et les journalistes TV pour opposer commerce en ligne et commerce traditionnel, car les consommateurs pratiquent indifféremment les deux en fonction de leurs envies, besoins ou contraintes : Criteo dévoile un bilan positif pour les soldes d’été.

3. Non, ça ne va pas s’arrêter après le reconfinement
Oui effectivement, passé le premier confinement, les consommateurs ont retrouvé la liberté de pouvoir se promener et profiter du beau temps estival, d’où les pics de fréquentation des terrasses et commerces de centre-ville. Mais passé ce retour en grâce, ils se sont fait rattraper par la réalité du quotidien : des journées trop courtes et des fortes pressions économiques. Il en résulte des comportements d’achat qui migrent petit à petit vers les modes de consommation qui apportent le plus de praticité, de choix et qui permet d’accéder aux tarifs les plus compétitifs : How COVID-19 is changing current and future consumer digital behavior around the world. Les intentions d’achats pour les prochaines semaines sont ainsi équivoques : 62% des Français affirment qu’ils effectueront leurs achats de fin d’année en ligne.
4. Non, Amazon n’a pas tué les petits commerçants de centre-ville
Je ne parviens pas à expliquer les propos du Premier Ministre qui a, volontairement ou non, relancé le débat stérile de l’impact du commerce en ligne sur les petits commerçants. Un “débat” tué dans l’oeuf par Cédric O, notre Secrétaire d’État au numérique, qui a rappelé des évidences dans un thread sur Twitter.

Je ne reviendrai pas sur la place qu’occupe Amazon dans l’économie (Combien pèse Amazon en France ?), mais vous rappelle que les véritables coupables de la lente agonie des commerce de centre-ville sont historiquement les grandes surfaces. Plus récemment, ce sont les grèves et les manifestations des Gilets Jaunes le WE qui ont asséché la trésorerie des commerçants : Les commerces de centre-ville toujours en difficulté.
Cette posture ridicule d’opposer vente en et hors-ligne mène à des propositions de mesure complètement ahurissantes : Le gouvernement pourrait interdire l’achat click and collect fait en magasin. Heureusement, on peut lire des points de vue plus modérés sur la question comme ici : Interdiction des produits non essentiels dans la grande distribution, une mauvaise réponse à un vrai problème. L’idée d’un fond e solidarité me semble intéressante, car cela faciliterait la transition des petits commerçants vers la vente en ligne… mais renforcerait à coup sûr la position dominante des géants comme Amazon.
Dans tous les cas de figure, la situation n’est pas manichéenne, puisque plus de 70% de ceux qui commandent en ligne le font auprès d’enseignes qui disposent de magasins physiques (Baromètre trimestriel de l’audience du e-commerce en France : l’apport du e-commerce aux magasins physiques).
5. Non, il ne faut pas réguler le commerce en ligne
Les députés démagogues, encore eux, appellent à une régulation du commerce en ligne pour soi-disant rééquilibrer le rapport de force. Et encore une fois, ils parlent sans connaitre le sujet puisque d’une part, le commerce en ligne est un secteur fortement régulé (cf. cet article de synthèse du Ministère de l’Économie : E-commerce, les règles applicables aux relations entre professionnels et consommateurs, ou cette section du site de la FEVAD : Réglementation) ; et d’autre part, il y a des dizaines de milliers de commerçants qui sont actifs sur des places de marché comme Amazon, Ebay ou Rakuten.
Halte à la démagogie !
6. Oui, les américains croulent sous les colis (mais il y a pire)
On entend toutes sortes de légendes urbaines sur le poids immense du commerce en ligne aux États-Unis. Si effectivement, certaines grandes villes ont des problèmes de recyclage des cartons utilisés pour la livraison (Online Shopping Boxes Overwhelm San Francisco Recycling Center) ou si certains riches habitants de Los Angeles font installer des pièces dédiées aux colis de livraison dans leur grande maison (“Amazon Room” Becomes Hot Amenity for Hollywood Homebuyers Amid Pandemic), le marché le plus à la pointe en matière de commerce en ligne est incontestablement la Chine : 44% Of Global eCommerce Is Owned By 4 Chinese Companies.
Outre la Chine, il faut également impérativement mentionner l’Inde qui est clairement le nouvel eldorado du commerce en ligne, là où il y a les plus belles perspectives de croissance. Quoi que, ce marché est rapidement en train de se consolider : JioMart, the e-commerce venture from India’s richest man, launches in 200 cities and towns et Flipkart buys Walmart’s India wholesale business to reach mom and pop stores.
Et au cas où vous poseriez la question : non, les chinois ne vont pas bientôt s’intéresser au marché français, c’est déjà fait depuis longtemps (Pop-up Store Aliexpress à Paris : après le New-Retail, Alibaba teste le New-Store ?).
7. Non, il n’est pas si simple de faire du commerce en ligne (quoi que… ça dépend)
Puisque tout le monde est d’accord pour dire que le commerce en ligne est une activité à forte croissance est qu’elle est parfaitement complémentaire à la vente traditionnelle, vous pourriez penser qu’il suffit à n’importe qui de lancer une boutique en ligne. Sauf que… après 20 ans de perfectionnement des pratiques, le commerce est un domaine ultra-compétitif où les marges sont très faibles et où la moindre faute peut être fatale.
Si aujourd’hui tout le monde sait à peu près monter une boutique en ligne dans les règles de l’art, c’est au niveau du trafic et de la logistique que l’écart se creuse, car les consommateurs sont de plus en plus exigeants : 75% des Français annulent leur commande en ligne lorsque les coûts de livraison sont trop élevés. Ceci étant dit, la livraison est une activité qui est maintenant plutôt bien maitrisée (et documentée : Les envois du e-commerce en Europe), donc que l’on peut facilement sous-traiter, mais qui pèse néanmoins sur la rentabilité des opérations.
À ce sujet, vous noterez que les relais-colis sont aujourd’hui considérés comme un excellent compromis coût / niveau de service. Un canal de livraison d’ailleurs adopté par la grande distribution (Mondial Relay déploie des bornes chez Auchan). Et pour votre culture personnelle : Ce qui se passe quand vous vous faites livrer un colis en point relais.
Reste donc le problème de la visibilité de tous ces petits e-commerçant et notamment la maîtrise des coûts d’acquisition et de transaction. Un problème qui reste entier et nécessite un réel savoir-faire…
8. Non, les petits commerçants n’ont pas besoin de créer leur propre boutique en ligne
Maintenant que je vous ai mis en garde contre la tentation de lancer votre propre boutique en ligne, il me semble essentiel de préciser qu’il existe plusieurs alternatives au commerce en ligne direct : la vente de produits sur les places de marché (Amazon, Rakuten, Cdiscount, Fnac, RueDuCommerce, MisterGoodDeal…), grâce aux plateformes de création d’applications mobiles marchandes (TapBuy, Medialibs, GoodBarber…) ou directement sur les médias sociaux (Facebook, Instagram, Pinterest, SnapChat… cf : Introducing Facebook Shops: Helping Small Businesses Sell Online).

Il existe donc de nombreuses alternatives pour pouvoir rapidement vendre en ligne auprès d’une clientèle locale ou d’habitués sans se soucier des aspects techniques ou logistiques.
9. Oui, le Gouvernement peut et doit aider les petits commerçants
Ce n’est pas le tout de crier sur tous les toits que la France est une “startup Nation”, encore faudrait-il aider ceux qui en ont le plus besoin. Car oui, se lancer dans le commerce en ligne peut être une aventure très intimidante pour les petits commerçants qui n’ont jamais voulu sauter le pas. Ça tombe bien, une consultation a été lancée pour recenser les solutions disponibles sur le marché et prendre en charge une partie des coûts : Numérisation des commerces de proximité, l’État lance un appel à projets pour identifier les offreurs de solutions numériques pour accompagner ces entreprises à poursuivre leur activité.
10. Oui, le e-commerce municipal est une excellente idée
D’après l’Observatoire des Usages Internet cité plus haut, plus des 2/3 des acheteurs en ligne sont favorables aux initiatives émanant des commerces de proximité, avec une nette préférence les plateformes qui regrouperaient plusieurs commerces de centre-ville.
Là encore, ça tombe bien, car de nombreuses initiatives de plateformes marchandes municipales ont été ou sont en cours de lancement dans des villes moyennes comme Limoges, Calais, Bastia ou Epinal. Un mouvement de fond qui se propage maintenant dans de petites municipalités comme Muzillac, Montceau-les-Mines ou Nogent-le-Rotrou. Loin de moi l’idée de me moquer de ces initiatives que je trouve tout à fait intéressantes (l’important est de faire des ventes, peut importe le canal) et surtout parfaitement complémentaires aux plateformes marchandes nationales (il faut laisser le choix aux clients).
Si la situation des commerces de proximité semble très délicate, je suis persuadé que tout va bien se passer pour ceux qui sauront s’adapter, les client sauront faire les bons choix. En revanche, cette période de reconfinements risque d’être fatale pour tous ceux qui persistent à vouloir lutter contre le marché (pour eux, je n’ai pas de solution).
Adapt or Die!
Encore une fois, le commerce en ligne, et par extension le commerce omnicanal, est un vaste sujet que je n’ai pas la prétention de pouvoir traiter dans cet article, aussi je vous renvoie à ceux publiés plus tôt dans l’année et qui ne concernent pas que les petits commerçants de centrer-ville : De l’obligation d’adapter sa distribution à un quotidien sans contact et 2020 sera l’année du commerce total.
Sinon, je vous propose cette rediffusion d’une intervention que j’ai donnée en juillet dernier dans le cadre de la journée de prospectives organisée par l’Institut du Commerce :
—
On se revoit en 2037 pour parler à nouveau de ce sujet ?
Dans votre 10eme point concernant le e-commerce municipal, vois évoquez une étude de l’Observatoire des Usages Internet. Après recherche, je en trouve pas sur leur site de publications plus récentes que 2013, soit une éternité quand on parle d’usages internet. Pourriez-vous m’indiquer la publication que vous évoquez svp ? Nous sommes en train de travailler cette question avec une équipe municipale.
Ici : https://www.mediametrie.fr/fr/barometre-trimestriel-de-laudience-du-e-commerce-en-france-lapport-du-e-commerce-aux-magasins
Mais je crois que l’étude est payante…
“les véritables coupables de la lente agonie des commerce de centre-ville sont historiquement les grandes surfaces” Bien sûr, mais il faut ajouter aussi que les maires ont largement favorisé cette agonie en appliquant des politiques anti-voiture délirantes dans leurs centres-villes à base de contraintes, taxes, PV, plans de circulation et de stationnement ubuesques qui ont fini de décourager les gens de venir y faire leurs courses. Ils pleurent maintenant parce-qu’il n’y a plus personne…
Bah oui, c’est malheureux, mais c’est un schéma que l’on retrouve dans de nombreuses villes moyennes…
“les véritables coupables de la lente agonie des commerce de centre-ville sont historiquement les grandes surfaces”. Pour moi, c’est nos facilités de déplacements (voitures ou transports en commun) qui nous permettent d’excentrer nos zones commerciales et d’étendre nos villes. Sans facilités de déplacements (elles même basées sur une énergie pas chère), recentrage obligatoire sur le quartier. Quand le pic du pétrole de schiste aura lieu et mettra fin à la guerre entre producteurs pour inonder le marché, on se posera la question de notre capacité à pivoter sur le gaz ou l’électricité pour tenter de conserver ses facilités…