Le métavers n’est pas une rupture, mais une continuité

La vie est une succession de cycles. Il y a les cycles climatiques, économiques, politiques… En ce moment, nous sommes en plein dans un cycle médiatique où toutes les attentions se portent sur les métavers. Et comme ça a été le cas pour les précédentes tempêtes médiatiques (IA, chatbot, NFT…), les nombreuses publications sur le sujet reposent sur des raccourcis grossiers. Le problème est que ce sujet est abordé de façon trop étriquée alors qu’il nécessite de la subtilité et surtout une vision d’ensemble. Non, les métavers ne sont pas la nouvelle révolution numérique qui va nous plonger dans la matrice virtuelle, nous sommes déjà dedans. Non, ce n’est pas une innovation majeure qui va révolutionner nos usages, mais plutôt la combinaison d’améliorations dans différents domaines. Une clarification s’impose pour vous aider à mieux appréhender la réalité et les enjeux du marché.

Cette semaine avait lieu la grande conférence annuelle de Facebook (Connect 2021), l’occasion pour son fondateur de partager sa vision sur l’avenir de sa société. Cette année, la conférence était particulièrement attendue, car la pression médiatique était très forte autour des métavers, et comme Facebook est le leader de ce créneau, c’était un rendez-vous incontournable dans la sphère des professionnels du numérique.

Autant le dire tout de suite, cette édition était une réussite, car les équipes ont partagé l’avancement de leurs travaux en toute transparence, nous y voyons maintenant beaucoup plus clair dans la feuille de route de Facebook (heu… Meta) : How Facebook plans to build its metaverse. L’objectif pour cette année était d’expliquer la vision, la direction des travaux (cf. An Interview with Mark Zuckerberg about the Metaverse), plutôt que de faire l’article d’un produit fini prêt à être commercialisé comme le fait Apple.

Je pense ne pas me tromper en écrivant que la vision présentée était plutôt solide. Il faut dire qu’ils ont eu le temps d’y réfléchir, car cela fait maintenant 7 ans que Facebook a racheté Oculus, c’est dire si la courbe de maturité est longue. Mais le marché a de quoi être rassuré, car avec les annonces de cette semaine (nouveau nom pour la holding – Mark Zuckerberg on why Facebook is rebranding to Meta – et budget pharaonique pour leur Reality LabFacebook’s metaverse spending will top $10 billion this year), les équipes sont en ordre de marche pour concrétiser cette vision.

Un idéal et non un produit grand public

Il existe d’innombrables articles et définitions sur ce qu’est ou pas un métavers (What the metaverse will (and won’t) be, according to 28 experts). Le concept est comme serpent de mer qui refait surface de temps en temps (Quels enjeux pour le métavers 15 ans après ?) et certains en abusent pour grappiller des likes.

Dans les explications fournies cette semaine, Mark Zuckerberg nous présente le métavers comme le successeur de l’internet mobile. Une explication ultra-simplifiée, mais qui repose sur une analogie intéressante : si tout le monde utilise et continue d’utiliser internet en tant qu’infrastructure technique, le basculement des usages depuis les ordinateurs vers les smartphones a changé beaucoup de choses (à commencer par l’avènement des plateformes qui ont reconfiguré l’économie et la dynamique des marchés). Chacun peut constater qu’il y a très clairement un avant et un après iPhone.

Le fondateur de Facebook fait donc le pari que nous allons connaitre un nouveau basculement vers une autre forme d’internet. Après le web 1.0 (celui des sites et portails), le web 2.0 (celui des médias sociaux et logiciels en ligne), le web mobile (celui des applications et des messageries), nous testons et adoptons petit à petit de nouveaux usages / habitudes autour d’environnements virtuels ou 3D ainsi que d’applications décentralisées (Les différents stades d’évolution du web : 1.0, 2.0, 3.0…).

Dans la mesure où la croissance de Facebook en tant que plateforme sociale ralentit (nous approchons tout de même la barre symbolique des 3 MM d’utilisateurs : Facebook Q3 2021 Earnings), la volonté de Mark Zuckerberg est d’être le pionnier de cette nouvelle itération du web et de couper l’herbe sous les pieds de la concurrence. Oui, cela peut vous sembler trop tôt, et c’est normal, car nous n’avons que des bribes de métavers pour juger de la véracité de sa vision. Souvenez-vous que nous étions également très sceptiques quand Eric Schmidt (l’ancien président de Google) nous disait en 2005 que l’avenir était au mobile. Mais d’un autre côté, ce qui nous ai montré semble très proche de ce que l’on connait déjà (Zuckerberg’s Meta promises a ‘future’ these video games delivered years ago).

Pour bien appréhender ce que désigne le terme “métavers” et les usages correspondants, il faut comprendre la logique fonctionnelle derrière chaque étape de l’internet :

  • Le web correspond schématiquement à une numérisation de l’existant, à savoir des contenus (articles, vidéos…), des services (courrier, guichets…), des publicités (bannières, emailing)…
  • Le web 2.0 (les médias sociaux) ajoute une numérisation des interactions sociales, c’est-à-dire des relations (liste d’amis, de contacts professionnels…), des conversations (messages), de l’influence (followers)…
  • Le métavers implique une virtualisation de notre environnement, donc les endroits (îles dans Second Life ou pièces dans Rec Rooms), les personnes (avatars ou PNJ) et les activités (jeux en ligne, réunions virtuelles…).

Formulé autrement, un métavers est un environnement virtuel immersif pour des usages qui existent déjà, mais de façon dispersée. Meta a pour ambition de développer à la fois l’infrastructure technique, mais également une plateforme intégrée offrant une expérience homogène et qualitative, un peu comme l’iPhone qui propose un écosystème fermé, mais parfaitement maitrisé. Concrètement, ça donne un ensemble de contenus et services avec un accès universel (sur différents terminaux : masques VR, lunettes AR, ordinateurs, smartphones…), un compte / profil unique (comme dans l’écosystème Google) et un programme de soutien aux créateurs (des aides financières, une place de marché pour commercialiser et échanger des biens numériques…).

Le métavers selon Facebook / Meta est donc un web beaucoup plus immersif et surtout en trois dimensions. Et c’est justement ce qui est le plus complexe, car il y a un réel challenge technique et fonctionnel pour passer de la 2D à la 3D. C’est néanmoins une étape indispensable pour pouvoir libérer la créativité des contributeurs, car nous commençons à tourner en rond avec seulement deux dimensions. L’enjeu est ainsi de ré-enchanter les utilisateurs qui se lassent très vite (aller au-delà des challenges TiktTok qui se résument la plupart du temps à quelques pas de dance) et sont avides de nouvelles expériences (cf. le succès des contenus audio : podcasts, applications de discussion…).

Rajouter une troisième dimension est un casse-tête sur lequel se sont heurtées de nombreuses sociétés, dont des géants numériques comme Google et Microsoft qui ont réduit la voilure sur leurs projets respectifs (Glass, Daydream, Hololens…). Pour vous donner une idée : publier / diffuser un selfie ou une micro-vidéo via les smartphones ne prend que quelques secondes, alors que manipuler un avatar ou se déplacer au sein d’une scène 3D exige un apprentissage et des outils spécifiques.

Oui, c’est très complexe, mais le jeu en vaut la chandelle, car l’immersion procure bien plus de sensations. Nous parlons alors du web incarné (“embodied“). Est-ce infaisable pour le moment ? Oui et non.

Un agrégat d’usages qui existent déjà

La plupart des personnes avec qui je discute du métavers sont très sceptiques et ont beaucoup de mal à se projeter. Le problème est qu’il y a un évident biais culturel. Bien souvent, on me cite toujours les mêmes films (Matrix, Ready Player One…) qui ne sont que des objets de divertissement. Je vous incite fortement à lire ou relire des ouvrages fondateurs comme Le samouraï virtuel ou Neuromancien pour faire travailler votre imaginaire et avoir une meilleure appréhension du sujet.

Sinon, vous pouvez aussi prendre du recul par rapport à cette tempête médiatique et constater qu’il existe déjà des centaines de millions d’utilisateurs qui ont déjà une expérience partielle du métavers avec :

  • les jeux en ligne multijoueurs (ex : Fortnite, PUBG, Among Us…) ;
  • les jeux mobiles de réalité alternée (ex : Pokémon Go, Ingress…) ;
  • les réunions virtuelles (ex : Zoom, Teams, Meet…) ;
  • les possessions dématérialisées (ex : fichiers musicaux, livres électroniques, jeux en téléchargement, NFT…) ;
  • les opérations promotionnelles financées par des marques pour mettre en valeur des produits (ex : les sacs Longchamp dans Pokémon Go) ou des lieux (ex : le skate park de Van’s dans Roblox) ;
  • les événements virtuels avec des avatars d’artistes (ex : les concerts dans Fortnite ou Roblox) ;
  • les contenus de réalité augmentée (ex : visite de musée avec un audioguide ou assistance au stationnement dans les voitures récentes) ;
  • les contenus de réalité virtuelle (ex : vidéos 360°, simulations pédagogiques…) ;
  • les avatars (ex : Bitmoji, Zepeto, Mii…) ;

Cette liste n’est pas exhaustive et nous pouvons surtout y ajouter toutes ces scènes de vie imaginaires ou sublimées que l’on trouve sur les médias sociaux (ex : selphies automatiquement retouchés avec des filtres ou stories d’influenceur qui mettent en scène un quotidien “parfait”). J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer sur ce sujet, mais je prends le risque de me répéter : les influenceurs que l’on croise sur Instagram ou YouTube sont-ils vraiment réels ? En vérité, ce sont de pures créations numériques, des avatars de personnes lambda.

Les notions de réalité et de virtualité sont ainsi très subjectives. Idem pour celle d’immersion, car si nous ne possédons pas tous un casque de réalité virtuelle, nous sommes tous les jours immergés dans des activités numériques qui accaparent toute notre attention : être scotché devant un écran à consulter un feed sur un smartphone ou jouer à un jeu vidéo sur une console.

Toute la difficulté actuelle est d’arriver à faire la part des choses (ne pas se laisser polluer par ces nombreux articles qui ne font que paraphraser des inepties) et de prendre suffisamment de recul pour assembler les pièces du puzzle et se rendre compte à quel point ils sont proches du but, que ce soit pour le rendu visuel ou pour la captation naturelle des mouvements et interactions (Inside Facebook Reality Labs: Wrist-based interaction for the next computing platform). Celles et ceux qui n’ont jamais essayé le capteur Leap Motion ou des jeux comme Job Simulator ou Beat Saber ne peuvent pas comprendre et se rendre compte d potentiel. Et pourtant ces jeux sont sortis il y a quelques années, les productions et expérimentations récentes sont encore plus convaincantes.

L’ambition de Meta est de nous inciter à faire un pas de plus que ce que nous connaissons / pratiquons déjà pour nous rapprocher de la vision utopique des métavers (Les innovations ne sont ni magiques, ni disruptives, mais incrémentales). La promesse formulée cette semaine est d’y parvenir rapidement (dans moins de 5 ans) au sein d’un environnement bien maîtrisé (sur la base de l’écosystème actuel de Oculus). J’insiste sur le fait que c’est une vision utopique, dans le sens où les détracteurs font référence à un métavers stricto sensu qui ne correspond à aucune réalité technique, ergonomique ou économique. Pour votre information, les “métavers” décentralisés qui sont cités en comparaison sont infiniment plus limités et fermés (ex : Decentraland, AlienWorlds…).

Peut-être que l’erreur de Facebook / Meta est de continuer à parler de métavers, car c’est un abus de langage : un métavers fermé ou centralisé n’est autre qu’un univers virtuel. Mais dans le cas du projet global de Facebook, il s’agira d’une plateforme accessible à travers différents terminaux, d’où le côté “meta”. Quoi qu’il en soit, c’est une vision assumée, notamment par Vishal Shah, VP chez Facebook Reality Labs : “The metaverse isn’t just about VR“.

Un énorme chantier, mais qui progresse rapidement

Comme vous l’aurez compris, je suis très optimiste… depuis 10 ans ! Si effectivement les progrès sont notables, il reste encore du chemin à parcourir et les 10 MM$ de budget ne seront pas de trop concrétiser ce projet.

Il manque ainsi des briques essentielles avant que le métavers de Facebook puisse être considéré comme viable :

  • Des terminaux à la fois performants, abordables et simples à prendre en main. C’était justement la première étape du projet qui a commencé avec le rachat de Oculus. Sur ce point, il y a eu des avancées majeures, notamment avec les produits déjà commercialisés (les lunettes Ray-Ban Stories et le masque Oculus Quest qui n’en est qu’à sa seconde itération // nous en sommes à la 13e pour l’iPhone) ainsi que les futurs équipements à venir dans les deux prochaines années (respectivement Cambria et Nazaré).
  • Un support de référence. Là encore, l’ouverture au grand public de Horizon Worlds devrait mettre tout le monde d’accord, même si la concurrence est rude (ex : Roblox).
  • Des contenus, car pour le moment c’est assez limité. Là aussi, c’est en cours avec notamment les rachats de plusieurs studios de jeux et applications de réalité virtuelle (Fitness app Supernatural is becoming part of Meta after Facebook touts VR fitness) et avec les programmes d’aides aux créateurs. Nous pouvons également compter sur les IA (ex : les modèles génératifs comme GPT, mais pour des objets et environnements 3D).
  • Une architecture technique fiable. Sur ce point-là, nous pouvons faire confiance en la capacité des équipes internes qui maintiennent déjà une infrastructure qui a fait ses preuves avec les applications Facebook ou WhatsApp qui supportent des milliards d’utilisateurs.

Conclusion : Oui, il reste encore beaucoup de travail, mais Facebook / Meta a largement les moyens financiers, techniques et humains pour y parvenir rapidement, n’en déplaise aux technos-sceptiques. Croyez-le ou non, mais ce métavers est en train de se construire petit à petit, porté par la vision et la volonté de son fondateur.

Je vous donne rendez-vous dans quelques mois pour aborder à nouveau ce sujet, car les attentes sont très fortes et les enjeux extrêmement élevés.

3 commentaires sur “Le métavers n’est pas une rupture, mais une continuité

  1. Pourquoi, en 2021, Horizon worlds a le niveau graphique de jeux VR sortis il y a 10 ans ? Si on parle du futur, quite à être enfermé dans un casque de VR 10 heures par jour, j’aimerais bien ne pas avoir les yeux carrés et pas de jambes…

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