De la pénurie des métiers du web

J’étais le mois dernier à La Roche-sur-Yon pour parler des métiers du web. Une soirée organisée par l’association Vendée Réseaux Sociaux à laquelle j’ai été convié par l’intermédiaire d’Olivier Ertzscheid, un blogueur que je lis depuis de nombreuses années. Pour la petite histoire, ce déplacement était également l’occasion pour moi de rencontrer les élèves de la licence Technologies de l’information et de la communication pour l’animation de réseaux et de communautés de l’université de Nantes, dont je parraine la première promotion (j’aurais l’occasion d’en reparler).

Donc, le thème de la soirée était l’évolution des métiers du web, ça tombait bien, car j’avais plein de choses à dire. Aujourd’hui, personne ne peut contester l’importance qu’a prise l’internet dans notre quotidien. Et pourtant, les formations et postes proposés en entreprise sont en décalage complet avec la réalité du marché : on continue de former et de recruter des développeurs et des experts en commerce en ligne. Génial… comme si “commerçant en ligne” était un métier, comme s’il n’y avait qu’un type de développeur. La dure réalité est que notre système éducatif et nos pratiques en matière de ressources humaines n’évoluent pas assez vite.

Internet est devenu un média protéiforme qui nous sert à communiquer, à nous divertir, à nous exprimer, à apprendre, à collaborer… c’est également un canal de vente, de distribution (pour les produits dématérialisés), d’exécution (pour les logiciels et services en ligne)… Bref, internet est devenu une plateforme bien plus complexe qu’un simple moyen d’afficher des pages HTML. De plus, cette complexité est amplifiée par le fait que les pratiques évoluent à une vitesse folle :

  • Les métiers du référencement ont été complètement bouleversés en 2 ans par les mises à jour de Google (Penguin, Panda…) ;
  • L’achat média a été entièrement transformé avec l’arrivée du RTB et du retargeting ;
  • Les développements web ont également été fortement impactés par des évolutions technologiques comme HTML5 ou de Node.js.

En résumé : les métiers et disciplines liés à l’internet ne sont pas stables, ils évoluent rapidement en fonction de tendances de fond comme l’avènement des médias sociaux, de la mobilité, du cloud computing, des big data… Dans ce contexte, recruter un community manager ou un développeur iOS paraît bien dérisoire. Pour faire une analogie, c’est un peu comme si un restaurateur se rendait compte qu’1/4 de sa clientèle était composé de touristes chinois et qu’il recrutait un serveur parlant chinois. Qu’est-ce qu’un malheureux serveur va pouvoir changer à sa situation ? Ce qu’il devrait plutôt faire est de revoir complètement son équipe de salle et sa brigade en cuisine pour adapter son menu.

Pour les entreprises, c’est la même chose : elles devraient prendre un peu plus au sérieux les transformations sociétales que nous sommes en train de vivre avec internet (habitudes de consommation, modèles économiques, chaînes d’approvisionnement…) et envisager une reconfiguration de ses équipes et de son organisation (processus, responsabilités, objectifs…).

Pour les écoles, facultés et organismes de formation c’est la même chose : plutôt que de rajouter des modules à droite et à gauche, il faudrait entièrement revoir les modèles éducatifs pour mieux coller aux réalités du marché. J’espère ne rien vous apprendre en disant qu’il y a des milliers de postes non couverts et que les écoles “spécialisées” n’ont pas des promotions assez grandes pour espérer combler ce manque. Il y a bien des plateformes d’auto-apprentissage comme Codecademy ou Treehouse, mais les entreprises n’ont pas nécessairement besoin de codeurs. Bon en fait si, elles en ont besoin, mais il y a également une infinité d’autres besoins à couvrir, ceux liés aux développements front office (HTML5, CSS3, aux médias sociaux (social planning, social analytics…), aux contenus (de la curation aux infographies aux micro-vidéos), aux données (collecte, structuration, consolidation, interprétation)… Ces besoins sont à couvrir immédiatement, le marché n’a pas le temps d’attendre que le Ministère de l’Éducation daigne s’y intéresser.

Même les pratiques de formation continue devront également être revues, car de nombreuses fonctions transverses sont en train d’émerger (Chief Social Officer, Chief Mobile Officer, Chief Data Officer, Chief Conversion Officer, Chief Experience Officer…). Il n’existe pas d’école ou de formation pour ces fonctions transverses, il va donc falloir accompagner sur le long terme les cadres exécutifs pour qu’ils soient les fers de lance d’une transformation culturelle.

Encore une fois, ce n’est pas en prenant un stagiaire pour s’occuper du community management que vous allez aider votre organisation à mieux appréhender les médias sociaux. Au contraire, vous ne faites qu’isoler les pratiques, vous cloisonnez la connaissance et le savoir-faire. Voilà pourquoi je suis persuadé que la qualité première à rechercher pour ces “nouveaux métiers du numérique” est la pédagogie : pour que les savoirs soient transmis aux autres employés et que la culture numérique irrigue les différents services (et pas seulement l’IT ou le marketing).

Ce sujet est complexe et je n’ai pas la prétention de détenir la vérité vraie. Par contre, j’essaye d’apporter ma pierre à l’édifice, notamment avec cette présentation que j’ai donnée le mois dernier.

Il y a également une captation vidéo :

Merci encore à l’association et à Olivier pour son accueil. Comme le dit le Terminator : “I’ll be back“.

17 commentaires sur “De la pénurie des métiers du web

  1. J’aurais tellement aimé participé à ça, en plus dans mon fief natal.
    Comment décririez vous le poste de Chief Social Officer par rapport au Social Media Manager ? aujourd’hui beaucoup de noms circulent pour parfois le/la même poste/mission.

  2. Hélas, c’est toujours pareil..
    les entreprises ne prennent pas vraiment ca au sérieux, vision à court terme (c’est très francais ca) et surtout, où est le ROI (à court terme encore..)
    Du coup elles paient souvent une misère des métiers où il faut sans cesse se mettre à jour, se former et anticiper de nouvelles techno!

  3. Bonjour,
    Excellent article qui résume bien les enjeux et surtout les opportunités pour les entreprises et individus.
    Maintenant vous avez raison, on n’en revient encore une fois à la stratégie et la vision des entreprises et des métiers.
    Internet apparaît souvent comme disruptif et entraîne tellement d’E-transformation que l’un des mot clé est l’agilité.

  4. Très juste et on observe tous les jours sur le terrain le besoin d’adaptation des équipes Web pour intégrer les nouvelles pratiques.

    Concrètement, une entreprise dont Internet n’est pas le cœur de métier, peut-elle encore maintenir une équipe web efficace ? Les compétences nécessaires évoluent plus vite que ne peuvent le faire le recrutement ou le plan de formation. Le nombre de compétences lui même est en constante augmentation. Les agences apportent certes les compétences manquantes mais peut-on réellement piloter un prestataire sans être soit-même à jour sur le métier ?

    Les clients que je rencontre parviennent à s’associer des compétences externes sur le court-terme mais sont dans l’incapacité d’assurer ensuite le suivi et l’évolution de leur présence en ligne. Et je ne vois pas d’amorce de solution à leur proposer.

  5. @ Alexis > Le Social Media Manager est celui qui a la responsabilité de la présence de la marque sur les médias sociaux. Potentiellement, il peut travailler en toute autonomie. Le Chief Social Officer est un cadre dirigeant (“C-level”), il siège donc au comité exécutif et participe aux décisions importantes de la société. Il n’est pas en charge de piloté la présence de la marque sur les médias sociaux, mais de faire en sorte que les transformations induites par les médias sociaux soient bien appréhendées par l’ensemble des services. C’est une sorte d’évangéliste / facilitateur, mais qui a un réel pouvoir de décision. Potentiellement, il peut y avoir un Social Media Manager et un Chief Social Officer dans une même société.

  6. Hello Fred,
    Encore bravo pour ce texte magnifique qui synthétise clairement une situation on va dire catastrophique que je constate également sur le terrain, à quelques encablures de la Vendée puisque je suis en Deux-Sèvres.

    J’approuve et je partage.
    ++

  7. Merci pour ce point de vue que je partage. Rien de plus étonnant que des écoles aux organisations passéistes dans lesquelles les usages et processus n’ont pas bougés depuis x années. Dans les entreprises, on a du web comme sujet de côut et pas d’investissement.

  8. Bonjour,
    Un article vraiment intéressant et qui nous laisse peu d’espoir au final.
    À moins qu’un plan d’envergure soit mené pour faire évoluer la situation.

  9. Nous devrions tous être des moutons à cinq pattes… Et quand ce sera la norme, nous redeviendrions des moutons normaux…
    Dans le multimédia depuis 1995, je suis tout à fait d’accord avec l’analyse, le web n’est plus une fin en soi mais un pré-requis de base.

  10. Votre approche est très encourageante pour le néophyte que je suis .Si j’ai bien compris votre discours vous développez une organisation où tous les acteurs ont des compétences améliorer par l’Internet . Donc votre démarche s’inscrit plus dans la création d’un Team …

  11. D’accord avec les grandes lignes de cette analyse. J’en déduis que :
    – Les formations initiales devraient se concentrer sur les capacités transversales, l’adaptabilité, les capacités à apprendre, à inventer et innover … (donc les universités devraient arrêter de proposer des diplômes préparant soit disant à des emplois … qui n’existe pas ou plus).
    – Les formations professionnelles devraient se faire plus largement via des dispositifs d’apprentissage ou d’alternance où les formateurs seraient des professionnels en activité détachés quelques jours par mois/an (donc les employeurs devraient prendre leurs besoins en main et arrêter de se plaindre que l’Ecole ne forme pas des jeunes directement employables).
    – Les recrutements pour certains postes dans le numérique (et ailleurs) ne devraient pas se faire sur des CV classiques mais via des appels à idées/projets permettant de recruter des potentialités et des personnalités, plus que des compétences directement opérationnelles.

    C’est pas gagné … mais ça fait du bien de rêver :-)

  12. Je lis avec intérêt votre blog depuis plusieurs années. Etant de mon côté ingénieur et enseignant en informatique, je réagis à votre critique de l’offre de formation informatique en France.

    Pensez-vous réellement qu’on puisse attendre de notre système éducatif qu’il forme aujourd’hui des bataillons d’étudiants 100% opérationnels sur des métiers qui pour la plupart n’existaient pas il y a 3 ans ? Sans parler des inévitables étapes administratives, monter une formation nécessite d’abord des formateurs, des gens avec un minimum d’expérience et de recul sur le domaine. Pour que des Social Media Managers ou des intégrateurs de solutions cloud arrivent aujourd’hui sur le marché du travail, il aurait fallu que ces métiers soient compris et que les compétences associées soient maîtrisées il y a au minimum 2 ans…

    Les métiers en souffrance du Web sont et seront associés aux tendance émergents et aux dernières innovations. Il y aura toujours un décalage entre les besoins (toujours nouveaux, de moins en moins stables) et l’offre de formation.

    Je ne suis pas en train de défendre l’immobilisme. Il vaudrait mieux, comme dit plus haut, préparer les étudiants au changement permanent qui les attend plutôt que tenter à tout prix de coller à des besoins immédiats dont on sait pertinemment qu’ils sont provisoires.

  13. Je partage votre analyse sur le fond et je dirais qu’elle n’est pas nouvelle et pourrait s’appliquer à bien d’autres domaines que l’internet. Je comprends votre volonté d'”évangéliser” les employeurs et les formateurs, vous qui êtes en plein dedans mais n’oubliez pas que généralement il y a des raisons cachées derrière ce qui nous semble être un immobilisme face à une situation d’urgence évidente. Cela me fait un peu penser aux écologistes qui essayent de vous convaincre qu’il est urgent et tout à fait possible de diminuer son empreinte pour préserver notre planète. Sauf que ça ne prend pas dans la majorité de la population et ce n’est pas forcément dû à l’ignorance ou à la mauvaise volonté mais aussi et surtout parce que c’est coûteux et difficile et que les solutions proposées ne sont pas toujours pertinentes. Ce qui paraît évident, urgent et prioritaire pour les “évangélistes” ne l’est pas forcément pour les cibles qui demeurent dubitatives, sceptiques, attentistes…
    Pour en revenir au web, j’aurais envie de réinterroger les évidences qui me semblent être communément admises et à commencer par la première, je vous cite “J’espère ne rien vous apprendre en disant qu’il y a des milliers de postes non couverts et que les écoles “spécialisées” n’ont pas des promotions assez grandes pour espérer combler ce manque.”
    Ce chiffre de milliers (voire dizaine de milliers) d’offres non pourvues qu’on entend aussi dans le domaine de l’informatique d’ailleurs (pas que dans le web) : n’est-ce pas un mythe que tout le monde véhicule sans le vérifier soigneusement ? où est la source (fiable, j’entends) ? y-a-t-il un site web qui recense ces postes non pourvues ? (tiens une idée !) . Attention, je parle de vraies offres sérieuses avec un salaire adapté, pas de ces offres qui vous demandent d’être digital natives, de maîtriser parfaitement une multitude de langages et de frameworks, et j’en passe , tout cela pour 1800 euros bruts.
    Parce que si les entreprises n’ont pas vraiment des besoins clairement identifiés et les moyens à mettre derrière pour y répondre, il est tout à fait normal d’assister à cette sorte de foire au bricolage (discount, of course).
    Je dis ça mais je détiens encore moins la vérité que vous. C’est juste un ressenti personnel : je commence à avoir une belle expérience de webmaster et je ne reçois jamais aucune proposition : rien du tout, nada, que dalle… Il paraît que ce métier disparaît d’ailleurs, c’est peut-être pour ça mais enfin je ne suis pas figé dans le marbre, je peux m’adapter. Ah bon, il faut postuler ? désolé, pas le temps, j’ai un métier moi et pas trop mal payé, merci ! les réseaux sociaux ça devrait suffire, ça marche à fond , il paraît, les recruteurs y passent leurs journées j’ai entendu dire. En principe en période de pénurie, c’est l’offrant qui devrait démarcher le demandeur non ? et faire monter les enchères en plus ? c’est pour ça que j’ai un doute : il y a quelque chose qui cloche, un loup, baleine sous caillou comme on dit….

Les commentaires sont fermés.