Tout le monde est d’accord pour dire que les pratiques et outils sociaux sont un levier majeur de compétitivité pour les entreprises, notamment auprès des travailleurs du savoir. Le problème est que dans les faits, ces fameux social software ne sont pas très utilisés : Les employés français boudent la collaboration sociale. Une étude récente de Deloitte nous apprend ainsi que les collaborateurs français apprécient le portage de leurs emails ou fichiers dans les nuages, mais que les pratiques “sociales” sont en dessous de celles de nos voisins européens.
Nous pourrions penser que le problème est lié à la mentalité latine, et pourtant également chez IBM qu’imposer des modules sociaux auprès des collaborateurs ne suffit pas à les faire collaborer : Yes, the Social Intranet is a new reality. But… Ce n’est pas le première fois que j’aborde sur ce blog la laborieuse appropriation de ces nouveaux outils et pratiques. Pour résumer une longue explication : l’adoption est beaucoup plus lente que ce qui avait été prévu. Peut-être est maintenant temps de se dire que le problème ne vient pas des outils, mais de la façon dont ils ont été “vendus” aux collaborateurs.
De nombreux éditeurs, plus ou moins bien intentionnés, se sont ainsi lancés tête baissée dans une vaste campagne de médiatisation des RSE, les fameux Réseaux Sociaux d’Entreprise qui étaient censés décupler notre productivité. Maintenant que nous disposons du recul nécessaire, il apparait que cette promesse est bien creuse. Encore une fois, les RSE en eux-mêmes ne sont pas à remettre en cause, c’est plutôt le contexte dans lequel ils ont été déployés qui est problématique. Face au succès planétaire de Facebook, les entreprises se sont dit qu’en donnant accès aux collaborateurs à un “Facebook interne”, tout irait pour le mieux. Sauf que Facebook n’est pas la plateforme sociale ultime, c’est initialement un réseau social qui repose sur le principe du social graph : un réseau constitué d’utilisateurs. Facebook vous met donc en relation avec d’autres personnes, des personnes qui vous ressemblent. À ne pas confondre avec la notion d’Interst Graph, qui met en relation des individus et des informations par l’intermédiaire de centres d’intérêt. Twitter ou Pinterest reposent sur cette notion et se révèlent beaucoup plus efficaces pour vous faire découvrir de nouveaux contenus (cf. Des social graph aux interest graph).
Dans le monde de l’entreprise, c’est la même chose, chaque type d’outils correspond à un objectif précis :
- Les réseaux sociaux d’entreprise (RSE) servent à trouver la bonne personne ou compétence ;
- Les communautés internes servent à trouver la bonne information, connaissance ou donnée (De l’intérêt des wikis pour gérer les connaissances) ;
- Les plateformes collaboratives servent à travailler plus efficacement (Des RSE aux RCE).
Les limites des RSE sont particulièrement bien expliquées dans cet article publié chez Wired : The Way We Work Is Soul-Sucking, But Social Networks Are Not the Fix. L’auteur y explique qu’une bonne partie de nos journées n’est pas consacrée au travail en lui-même, mais à des tâches connexes : participer à des réunions, lire / envoyer des emails, prendre connaissance et demander aux autres de prendre connaissance de documents… Dans ce contexte, les RSE ne sont d’aucune utilité, car ils ne permettent pas de réduire le nombre de réunions et d’emails ou d’accélérer le partage des informations et connaissances. La raison principale est que le social graph n’est constitué que d’individus et d’interactions autour de ces individus (messages, événements…). L’auteur décrit ce que pourrait être le work graph : un réseau d’entités en rapport avec le quotidien professionnel (idées, tâches, objectifs, processus, clients…), d’informations à propos de ces unités de travail (documents, conversations, statuts, données…) ainsi que les interactions qui vont avec (alertes, commentaires, notifications…). L’objectif du work graph ne serait pas de vous mettre en relation avec la bonne personne, mais avec les bonnes entités pour vous faire travailler plus efficacement (Next generation work tech has to build on the work graph, not just social networks).
Autant vous dire que je suis parfaitement en phase avec cette définition. Par contre, cela ne nous dit pas comment ce work graph doit être concrètement implémenté. D’ailleurs, les éditeurs les plus à la pointe ont chacun leur interprétation :
- Traction Software avec son modèle contextuel (The Work Graph Model: TeamPage style) ;
- Podio avec son principe de workflows personnalisables par les utilisateurs (Podio introduces Workflows).
J’imagine que tout ceci vous parait très conceptuel, mais ce distinguo entre social graph et work graph est essentiel pour lever les ambiguïtés persistantes entre les différents types d’outils. RSE, communautés internes et plateformes collaboratives sont donc parfaitement complémentaires. J’espère que vous aurez également compris que reproduire ou se servir d’analogies avec les plateformes sociales grand public est très risqué et peut mener à une mécompréhension, voire à un rejet, chez les utilisateurs finaux. Moralité : le travail d’évangélisation est loin d’être terminé.
Franchement, avec la culture du travail et de l’entreprise en France, je ne suis pas certain que la traçabilité des échanges qui va avec le réseau social online puisse vraiment être acceptée. En effet les échanges véritablement sociaux sont basés sur la sérendipité et notamment le droit à l’erreur, la possibilité de se perdre pendant un certain temps, de tenir des positions pas vraiment sérieuses pour voir ce qu’elles valent. Or tout ceci est globalement interdit. Évidemment les entreprises innovantes tiennent des discours donnant le droit à l’erreur, il se peut même que certaines le fassent réellement vivre, mais il s’agit de quelque chose de très profond sociologiquement, un apprentissage qui est fait dans la famille, à l’école… très tôt à l’enfance. En fait on retrouve ce blocage à peu près partout dans nos systèmes hiérarchiques, et on peut même remarquer avec le débat politique et législatif sur un “anonymat” sur internet que pouvoir dire n’importe quoi est, en France au moins, le privilège d’une élite, la manifestation d’un pouvoir : la sérendipité propre à tout échange social fait l’objet d’une licence, elle ne peut donc pas être tracée sans adhérer au système hiérarchique.
@ Ropib > Bon OK, soit, les collaborateurs français trainent un “boulet” culturel. Mais n’est-il pas temps de briser la chaine de ce boulet ? Sommes-nous condamnés à subir ce carcan psychologico-culturel ?
On fonctionne chez nos clients depuis plusieurs années sur le principe que tu définies. L’idée est assez simple :
– synthétiser une pratique de travail (en gros on décortique le work graph pour en extraire une sous-branche)
– en faire ressortir des métriques (principalement pour mesurer l’efficacité de la méthode)
– faire évoluer la pratique en question (peut importe comment en fait … on fait dans le “mieux”. et vu qu’on part souvent de loin, ça n’est jamais trop complexe à mettre en oeuvre)
– mesurer, adapter, mesurer, adapter, etc. et constater les gains.
En gros, utiliser des quick wins pour indirectement embarquer les employés dans la plateforme cible (si l’idée est celle-ci bien évidemment).
Sinon d’une manière générale, et je ne crois pas que nous français, soyons plus réfractaire que cela au changement (on nous ressort assez 1789 et mai 68 en exemple pour justifier notre esprit grincheux … autant que notre esprit révolutionnaire serve un peu).
Je crois que nous sommes tout simplement pragmatiques : charge donc à nous de prouver à quoi un social software –ou appelez-ça comme vous voulez– puisse servir. L’engagement (le gros-mot du moment) se fera à ce prix.
Ensuite, côté outils, on pourra dire ce que l’on veut mais deux choses feront qu’une plateforme soit efficace :
– la fluidité des échanges (et si ça peut nous faire lever le nez de notre boite mail tant mieux mais on fond on déplace juste le problème)
– l’ouverture à l’externe (communautés ouvertes / intégration de solutions cloud, etc.) comme à l’interne (self-service)
Ça fait d’ailleurs des années qu’on rabâche l’idée qu’une montagne d’outils déployés n’aura que rarement l’effet magique escompté (ça n’en sera que la matrice).