Il ne se passe pas un jour sans que j’entende parler ou que je lise des choses sur les blockchains (“chaînes de blocs” en français). Celles et ceux qui ne sont pas familiarisé(e)s avec les crypto-monnaies ou la FinTech n’en ont très certainement jamais entendu parler (Bitcoin : la première étape d’une révolution monétaire et économique), mais je peux vous assurer que c’est définitivement LE buzzword du début d’année. Et pourtant, je n’ai volontairement pas voulu le mentionner dans mes prédictions 2016. , car je ne voulais pas rajouter de la confusion là où il y en a déjà beaucoup (trop). Il est maintenant temps pour moi de dégainer mon fidèle clavier pour consacrer un article entier à ce sujet pour le moins complexe.
Les blockchains annoncent la révolution de… de quoi déjà ?
De nombreux articles dithyrambiques ont déjà été publiés (Pourquoi la révolution Blockchain est en marche, 2015, l’année où le blockchain a révélé son potentiel, La blockchain promet une nouvelle révolution…), mais comme toujours, nous pouvons constater beaucoup de confusion et d’emballement pour une technologie et des usages encore très immatures. Pourtant, il y a déjà une conférence (le Big bang blockain organisée le 14 janvier prochain), une formation diplômante (à L’école supérieure d’ingénieurs Léonard-de-Vinci) et même un écosystème qui répond au nom de “BlockTech” (The Global Landscape of Blockchain Companies in Financial Services).
Tout ceci est très intéressant, très impressionnant, mais j’ai peur que l’on reproduise l’effet “imprimantes 3D” : sur-vendre une technologie très prometteuse, mais encore balbutiante, en annonçant la mort prochaine de tel ou tel secteur d’activité. Tout comme les imprimantes 3D, les blockchains ont un potentiel disruptif très fort, encore faudra-t-il le valider avec des cas d’usage pragmatiques et des services qui vont réellement changer les habitudes des citoyens lambda. Entendons-nous bien : je ne cherche pas à minimiser le potentiel des blockchains (ou des imprimantes 3D), je vous mets simplement en garde contre un phénomène probable de lassitude face à cette nouvelle-nouvelle-nouvelle révolution annoncée qui ne touchera les consommateurs que de façon indirecte.
Blockchain = base de données distribuée
Il existe de nombreuses explications sur les blockchains et leur origine (cf. le problème des généraux byzantins), mais la définition la plus simple que je puisse vous donner est la suivante : la blockchain est un système de base de données distribuée qui permet de rendre infalsifiable l’historique des transactions. Avec un système centralisé, les transactions sont enregistrées dans un livre de comptes détenu par un tiers (ex : une banque) sur lequel repose la confiance des utilisateurs. Avec un système décentralisé, le livre de comptes (ledger en anglais) est détenu par l’ensemble des utilisateurs, ce qui le rend impossible à falsifier, et qui permet de se passer d’un tiers en charge de la validation et de l’historique des transactions (une prestation très lucrative, car il y a une situation de quasi-monopole). Pour avoir une explication plus complète, je vous recommande cet article du Financial Times : The blockchain and financial markets, ou celui-ci de O’Reily Radar : Understanding the blockchain.
Il y a également cette vidéo qui explique à la fois la blockchain et bitcoin :
Les blockchains sont (injustement) associées au secteur bancaire et aux crypto-monnaies, mais cette technologie trouve de nombreux autres domaines d’application. Ceci étant dit, la désintermédiation des services bancaires est à la mode, notamment avec des services comme TransferWise (qui utilise un autre principe). Pour la petite histoire, il existe même des comparateurs de services de transfert d’argent comme Moneytis. S’il y a autant de monde sur ce créneau, c’est que les marges y sont très confortables, les systèmes alternatifs sont donc particulièrement attractifs pour les utilisateurs et rentables pour les investisseurs.
Une alternative aux réseaux de transfert d’argent
Dans le cas cité plus haut, la technologie blockchain se positionne comme une alternative aux systèmes centralisés comme SWIFT, CCP, FIX… Ces systèmes fonctionnent très bien, mais ils sont opérés par des consortiums qui fixent leurs règles et leurs tarifs. Non seulement cette situation oligopolistique fixe un seuil minimum de frais de transaction, mais elle impose des contraintes techniques qui sont d’une autre époque (un virement entre deux banques étrangères peut prendre plusieurs jours, WTF?).
Ceci étant dit, ce n’est pas parce que des alternatives se développent que les banques vont couler : ne vous laissez pas leurrer par ce que vous pouvez lire, les blockchains ne vont pas remplacer les banques ou institutions financières (cf. La blockchain tuera-t-elle vraiment les banques ?). Si sur le principe, les blockchains fonctionnent bien (les bitcoins sont une belle preuve de concept), il reste de gros problèmes à régler avant de pouvoir en faire un produit grand public (le réseau bitcoin n’est par exemple pas capable de traiter plus 7 transactions par seconde). Ceci n’a pas empêché les banques de s’approprier cette technologie à une vitesse surprenante : R3’s distributed ledger initiative grows to 42 bank members and looks to extend reach to the broader financial services community.
Proposer un service de transfert d’argent low-cost ne règlera pas le problème des banques pour autant. Il y a ici un parallèle intéressant à faire entre les banques et les opérateurs téléphoniques : ils ont profité d’une situation oligopolistique pour sur-facturer les services, perdant ainsi la confiance de leurs clients. Tout comme les mobinautes délaissent les opérateurs historiques malgré de nouvelles offres tarifaires très compétitives (ex : Sosh, B&You, Red…), les utilisateurs de services bancaires n’ont plus réellement confiance dans les banques traditionnelles (à juste titre !) et montrent un intérêt grandissant pour des acteurs alternatifs : Enquête sur les jeunes français et la banque. Est-il possible de vivre normalement sans un compte bancaire ? Oui, c’est le cas de dizaines de millions d’américains non bancarisés qui n’utilisent que du cash.
En synthèse : le plus gros problème des banques n’est pas l’archaïsme de leurs systèmes informatiques (qui génèrent de nombreuses contraintes), mais la perte de confiance des utilisateurs. Ces derniers sont-ils prêts à faire confiance à une startup ? Oui, dans la mesure où une démonstration de la fiabilité du système a déjà été faite à très grande échelle (la valorisation de l’ensemble des bitcoins actuellement en circulation dépasse les 6 MM €).
De nombreux autres usages à l’étude dans d’autres secteurs
Résumons ce qui a été dit plus haut : les blockchains, grâce à un système partagé d’historique des transactions (infalsifiable selon le principe de consensus fédérés), permettent de désintermédier les systèmes transactionnels classiques et d’abaisser les frais. Ces promesses sont à la base du succès de nombreuses crypto-monnaies comme les bitcoins, les litecoins… Mais quand on y réfléchit bien, les blockchains peuvent potentiellement désintermédier tous les systèmes transactionnels, même ceux qui n’ont aucun rapport avec des services financiers. Au final, ce qui change, c’est la possibilité de valider une transaction ou un droit de possession sans passer par une “autorité centrale” (ex : banque, notaire…).
Il est ainsi possible de lister un certain nombre de cas d’usage non financiers :
- Prouver la paternité d’un algorithme ou d’un composant logiciel (Assembly Uses the Bitcoin Block Chain to Monetize Development) ;
- Mieux gérer la propriété intellectuelle des contenus (articles, photos, musiques, illustrations…) ;
- Valider une transaction immobilière, notamment dans des pays où il n’y a pas de cadastre comme en Grèce ou au Honduras (Honduras to use Bitcoin Blockchain tech to run its land registry) ;
- Valider des micro-transactions sur des valeurs refuges comme l’or, l’argent ou les diamants (Everledger Brings Blockchain Tech to Fight Against Diamond Theft) ;
- Sécuriser des prêts entre particuliers (Lending Companies Leveraging Blockchain Technology) ;
- Valider des votes (Follow My Vote to Introduce Open Source Blockchain-Based Online Voting Software) ;
- Enregistrer l’historique médical d’un patient (Solving Real World Problems With the Bitcoin Blockchain)…
Au final, les cas d’usage des blockchains touchent des secteurs bien plus larges que la banque : l’assurance, l’immobilier, le commerce d’oeuvres d’art… Nous pouvons même inclure dans le lot tous les usages nécessitant l’authentification d’une personne ou la validité d’un contrat. Le principe des smart contracts ouvre ainsi d’innombrables possibilités (cf. Non-Financial and Financial Use Cases of Blockchain).
Comme vous pouvez le constater, le potentiel disruptif est gigantesque, mais les applications concrètes et pragmatiques sont très rares. Prédire la mort des banques, compagnies d’assurance et notaires est donc très très prématuré.
Enjeux des blockchains
Comme expliqué plus haut, les services reposant sur les blockchains sont encore balbutiants. Pour que cette technologie remporte un réel succès, elle va devoir faire face à plusieurs enjeux :
- La compréhension. Le principe des blockchains est complexe à expliquer, vous l’aviez compris. Il va donc falloir fournir un énorme travail pédagogique pour convaincre des dizaines ou centaines de millions d’utilisateurs. Peut-être qu’une solution serait de… ne pas expliquer le principe, mais de mettre en avant les bénéfices (ex : “Skype permet de faire du VoIP P2P” > “Skype permet de téléphoner gratuitement”).
- L’adoption. Les blockchains sont réputées infalsifiables, mais seulement à partir d’un certain nombre d’utilisateurs (de noeuds actifs dans le réseau). Pour pouvoir fournir des services rapides et fiables, il va falloir dépasser la fameuse taille critique, surtout dans des secteurs très règlementés comme la banque, l’assurance ou l’immobilier.
- La standardisation. Comme pour toute application informatique, il y a de nombreuses façons de produire le même résultat. Il existe donc aujourd’hui de nombreuses technologies reposant sur les blockchains, mais pas réellement de standards. Bon en fait si, il existe des amorces de standards comme ceux proposés par la Linux Foundation ou Stellar, mais chacun essaye d’imposer son service (un comble, car le but de la manoeuvre est de contourner des monopoles).
- Les querelles internes. En lien direct avec le point précédent, nous ne pouvons pas ignorer les querelles d’experts qui déchirent la communauté (Bitcoin XT vs Core, Blocksize limit, the schism that divides us all). Je ne me risquerais pas à essayer de vous expliquer les tenants et les aboutissants de cette querelle, sachez juste qu’il y a deux camps et qu’un consensus semble impossible à trouver. Certains y voient une lutte salutaire (The bitcoin schism shows the genius of open source), j’estime que cette division au sein de la communauté affaiblit les deux parties. Espérons que de telles querelles ne se reproduisent pas pour d’autres cas d’usage, car cela freinerait grandement l’adoption.
Tous ces enjeux sont intimement liés, ce qui explique la situation délicate dans laquelle nous nous trouvons : la valeur de ses services est liée au nombre d’utilisateurs qui lui font confiance, il faut donc trouver un moyen d’amorcer la pompe. Comme disent les américains : “Build it, and they will come”.
Conclusion : les blockchains sont une technologie révolutionnaire, mais vont-elles révolutionner le marché ? Il y a de grandes chances, mais pas à court terme. Je crois au potentiel disruptif des blockchains, mais il faudra un certain temps avant que le grand public puisse en bénéficier. Les services financiers seront très certainement les premiers cas d’usage concrets, le reste viendra rapidement. Je vous invite donc à vous documenter sur ce sujet et à surveiller la progression de son adoption.