Il y a 15 ans, la célèbre marque Levi’s s’est lancée dans l’aventure du commerce en ligne. Malheureusement, ils ont rapidement été obligés de fermer leur boutique en ligne face à la pression des distributeurs qui y voyait une forme de concurrence déloyale. Le problème n’était pas économique, technique ou logistique, il était purement émotionnel : les distributeurs ont eu peur. Depuis, la situation a bien changé, car Levi’s est une marque très novatrice, ils ont notamment été les premiers à faire du social commerce en ajoutant des boutons Like sur les pages de leurs produits. La marque est maintenant parfaitement bien représentée sur les médias sociaux et les terminaux mobiles, malgré un lourd héritage à porter et des produits qui ne se renouvellent pas beaucoup (le jean). C’est un très bel exemple de transformation digitale à grande échelle, le genre d’exemple que l’on cite pour motiver les troupes. La question que vous devez vous poser est la suivante : pourquoi les troupes ont-elles besoin d’être motivées ? Tout simplement parce que la transformation digitale est un chantier nécessaire, mais douloureux dont on ne perçoit pas les bénéfices.
La transformation digitale est un sujet à la mode, tout le monde en parle comme si c’était la dernière marotte des directions générales. Mais ne vous y trompez pas, c’est un sujet de première importance qu’il ne faut surtout pas prendre à la légère et qui représente un authentique cap pour les entreprises : celui du passage au XXIe siècle.
Il n’est pas trop tard pour changer de siècle
La transformation digitale est un sujet bien pratique, car on y met ce que l’on veut. Éditeurs de logiciels, cabinets de conseil, instituts de formation… tout le monde y va de son article pour décrire la nouvelle poule aux oeufs d’or. Pourtant ce n’est pas un sujet récent : ce n’est ni plus ni moins que la prise de conscience du basculement vers un quotidien où le numérique a pris le dessus sur l’analogique.

Rassurez-vous, je ne vous ferais pas l’apologie du consommateur numérique 2.0 qui passe ses journées sur sa phablette et collectionne les objets connectés. Le basculement que je mentionne est lié à une proportion toujours plus importante de supports, contenus, services, offres et habitudes qui sont liés au numérique dans notre vie courante, nos loisirs, notre travail… Cette prise de conscience n’est pas évidente, car nous parlons d’une transition lente qui s’est effectuée sur plusieurs années et qui nous a amené dans le quotidien numérique que nous connaissons : que vous le vouliez ou non, le web et les services en ligne sont omniprésents, il n’y a pas moyen d’y échapper, sauf en fournissant des efforts importants et venir rejoindre la secte des techno-réfractaires.
Si vous lisez mes blogs régulièrement, j’espère vous avoir convaincu qu’il n’y a plus de frontière entre les activités en ligne et hors ligne : les Français exploitent indifféremment des médias en et hors ligne, ils consomment en et hors ligne en fonction du contexte et se soucient peu de savoir dans quelle catégorie ethno-comportementale ils sont rangés. Tout comme l’informatique est petit à petit devenue omniprésente dans le monde professionnel, la santé, l’éducation… le numérique s’est petit à petit imposé dans les habitudes et réflexes des consommateurs. À partir de ce constat, est-il bien sage de continuer à faire tourner des entreprises avec une culture et des outils analogiques ? Vous pourriez me dire que le numérique ne touche pas tous les secteurs d’activité et que de nombreux métiers “analogiques” vont perdurer, et je vous répondrais que le numérique n’impacte pas forcément la fonction principale, mais les fonctions périphériques. Un coiffeur continuera à manier ses ciseaux, mais la visibilité de son salon, ses prises de RDV, son approvisionnement, sa comptabilité, la musique qu’il diffuse… tout repose maintenant sur le numérique. Ceci est vrai pour les TPE, et ça l’est encore plus pour les grandes entreprises. Sauf que la résistance au changement est forte et que de nombreux collaborateurs restent ancrés dans leur carcan culturel : “ce n’est pas à moi de changer, c’est le problème des autres“, “j’ai toujours bien fait mon boulot, il n’y a pas de raison pour que ça change“, “nous avons déjà un site web, une page Facebook et une application mobile“…
La somme de toutes les peurs
Le véritable défi de la transformation numérique est de faire comprendre que la transformation n’est pas externe, mais interne : elle concerne avant tout les processus et les mentalités. De ce point de vue là, ce chantier de transformation concentre toutes les peurs latentes liées au changement : “vais-je perdre mon emploi“, “va-t-on me remplacer“, “suis-je trop vieux“… pourtant on imagine mal une entreprise renouveler intégralement ses collaborateurs pour en trouver des plus jeunes, en quoi cela règlera-t-il le problème s’ils ne savent pas faire tourner la maison ?

Le facteur le plus important à prendre en compte est le côté émotionnel : rassurer les collaborateurs quant à leur avenir et surtout leur expliquer qu’ils vont être les principaux acteurs de cette transformation. L’idée n’est pas de procéder à une refonte complète du fonctionnement de l’entreprise, mais d’adapter les processus, habitudes et outils de travail aux nouveaux réflexes et besoins des consommateurs. Sous cet angle, nous parlons plus de transition numérique que de transformation digitale.
Le but de la manoeuvre va être d’étudier l’évolution des usages et des besoins des clients, notamment avec la montée en puissance du commerce en ligne, des médias sociaux ou de la mobilité, afin d’adapter en conséquence les missions, méthodes de travail et objectifs des différents services (communication, marketing, ventes, CRM, RH…). L’accompagnement des collaborateurs dans les phases d’audit et de formalisation est essentiel pour ne pas laisser s’installer la peur et la résistance au changement. La responsabilisation des collaborateurs est également très importante pour ne pas générer de tensions et susciter l’adhésion (“vous êtes les architectes de vos propres changements“).
Au final, initier un chantier de transformation digitale revient à prendre en compte tous les facteurs de transformation de ces dernières années (commerce en ligne, médias sociaux, mobilité, big data…) pour faire une grosse itération, plutôt que de procéder à des ajustements dès qu’une nouvelle tendance perturbe trop les ventes.
Dans cette démarche, il me semble judicieux de bien faire comprendre aux collaborateurs l’intérêt de cette transition numérique (créer de la valeur, explorer de nouvelles pistes de travail) et les risques du non-changement.
Un projet d’entreprise transverse
Bien évidemment, vous vous doutez qu’il n’est pas question de laisser les collaborateurs se débrouiller seuls. Il convient dans un premier temps de leur ré-expliquer les différents aspects du numérique afin de leur fournir un tableau d’ensemble. Cette phase d’acculturation est essentielle pour éviter que chacun se rejette la faute : “c’est à cause de la DSI qui bloque tout“, “c’est le problème du marketing, pas le mien“…
Le cabinet Altimeter a publié dernièrement une étude très intéressante sur le niveau de maturité des entreprises par rapport à la transition numérique : The 2014 State of Digital Transformation. Ce rapport met notamment en évidence l’importance perçue de différentes initiatives : améliorer les processus, refondre le site web, intégrer les médias sociaux et terminaux mobiles, mettre à jour les systèmes CRM…

Les résultats de cette étude sont plutôt rassurants dans la mesure où les items les plus importants sont placés en tête de liste, à l’exception de la mise à niveau du service client. Comme précisé plus haut, la transformation digitale est un projet d’entreprise, qui concerne donc tous les services : intégrer des experts du web au sein de l’équipe marketing ne comblera pas des lacunes dans le service client. Encore une fois, pour que la transformation soit réellement perceptible de l’extérieure, elle doit être effective à l’intérieur. Comprenez par là qu’un dispositif numérique piloté par un prestataire, aussi innovant soit-il, ne favorisera pas la transformation digitale, au contraire : cela rendra les collaborateurs encore plus dépendants d’une expertise externe.
Nous parlons bien d’une transformation culturelle en profondeur, dans la continuité de ce qui a pu être initié à travers des initiative de collaboration 2.0. J’aime beaucoup l’idée émise par Bertrand Duperrin que la transformation digitale est une version plus ambitieuse du Social Business qui prend en compte tous les aspects du numérique, et pas que les médias sociaux. Par analogie avec le Mobile First, nous pourrions dire que la transformation digitale consiste à repenser l’entreprise (la marque, son offre, ses processus…) dans une optique Digital First.
En vous documentant sur le sujet, vous remarquerez qu’il y a un sujet récurrent : la nécessité de changer la culture de l’entreprise. Les grandes entreprises du XXe siècle se sont ainsi formées sur des fondamentaux qui montrent leurs limites aujourd’hui (productivité individuelle, pyramide décisionnelle, verrouillage du marché par des brevets, sur-spécialisation des profils). Avec des acteurs fortement disruptifs comme Uber, Square ou Salesforce, il convient d’adopter des pratiques et crédo plus agiles (que vous avez le loisir de découvrir dans des ouvrages comme Wirearchy ou The Lean Startup).
Les enjeux de la transformation digitale
Vous vous doutez que pour assurer cette fameuse transition numérique il ne suffit pas de lire des bouquins, quoique je vous recommande humblement les deux miens ;-) Le livret blanc cité plus haut nous apporte des données précieuses sur les principaux challenges rencontrés :

La culture interne se retrouve naturellement en tête de liste, mais l’on trouve des choses très intéressantes comme la nécessité d’aller au-delà des aspects tactiques (lancer une nouvelle campagne) pour réfléchir / agir à un niveau stratégique, comprendre l’évolution du comportement des clients, s’assurer du soutien de la direction…
Au-delà des différents challenges identifiés dans ce livret blanc, je pourrais vous en citer trois autres :
- Embarquer tous les services dans une dynamique de transformation, pour éviter que certaines fonctions se déresponsabilise au profit d’autres (le marketing est ainsi souvent attendu comme moteur de la transformation, alors qu’elle concerne tous les métiers).
- Éviter de centrer le débat sur les nouvelles technologies. “Se mettre au numérique” ne veut pas forcément dire “Passer au zéro papier”, c’est avant tout une démarche visant à faire évoluer le modèle économique, les méthodes de travail et les mentalités, pas à mettre à jour des logiciels.
- Ne pas tomber dans les clichés. On nous explique bien trop souvent qu’il faut “penser comme un entrepreneur du web” et “adopter la start-up attitude”, mais je n’ai jamais trop compris ce que cela voulait dire. De même, je ne vois pas trop l’intérêt d’envoyer les équipes internes en stage pour leur apprendre à coder en Ruby ou à hacker des drones. Ces clichés sur la culture de l’innovation ou le growth hacking font à mon avis plus de tort qu’autre chose.
Je pense ne pas me tromper en disant que le meilleur moyen de faire comprendre aux collaborateurs l’intérêt d’une transformation digitale est de partir des usages de leur entourage direct : inutile de faire des voyages d’étude dans la Silicon Valley, alors qu’il suffit de regarder autour de soit pour constater l’importance qu’à prit le numérique dans notre quotidien, notamment avec les médias sociaux et les smartphones (cf. Nous vivons maintenant dans un monde mobile).
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Je n’ai pas la prétention de couvrir le vaste sujet de la transformation digitale en un seul article. En revanche, j’espère que ces quelques paragraphes vous auront éclairés sur le fond du problème et les véritables enjeux de cette transition numérique. Mais nous aurons l’occasion d’en reparler…
Digitale != Numérique
Bonjour Frédéric,
Je commente pour la première fois un de vos articles alors que je vous consulte régulièrement. Cet article est une synthèse objective, très aboutie à mon sens, de cette nécessité de faire évoluer les choses dans nos organisations en raison de cette prépondérance digitale. Je vais donc le partager autant que possible auprès des réticents, des retords (sûrement par peur en raison de leur méconnaissance et sûrement de leur manque d’intérêt de la “technique”, alors que cette “technique” est bien plus abordable qu’elle ne l’était auparavant, tant l’ergonomie et la simplicité semblent guider les entreprises développant des services digitaux). Je suis donc entièrement en phase avec votre analyse ayant pour ma part travaillé dans une start-up pendant 10 ans et ayant rejoint une “entreprise” de conseil aux entreprises (compta, paie, fiscalité) en tentant de diffuser cette bonne parole et ce virage indispensable.
Un grand merci pour cet article.
@ Romette > Oui et non, car “Digitale” est la traduction officieuse du “Digital” anglo-saxon, alors que dans le dictionnaire de la langue française, “Digital” = “Qui appartient aux doigts (ex : nerfs digitaux)”.
Bonjour Frédéric,
Je reviens sur les mots “Digital” et “Numérique” que vous employez régulièrement dans cet article.
Y’a t’il vraiment une différence entre ces 2 termes aujourd’hui ?
Y’a t’il un terme qui prend plus le pas qu’un autre ?
Beaucoup d’agences aiment à se présenter en tant qu’ “agence digitale”, on parle de transition numérique, de transformation digitale…
Bref, j’aimerais bien avoir votre avis aiguisé sur la question car je ne trouve nulle part une explication bien tranchée.
En gros, dans quels cas utiliser “numérique” et dans quels cas utiliser “digital(e) ?
D’avance merci de vos lumières ! ;-)
Laurent
@ Laurent > Je ne revendique pas une parfaite maîtrise de la langue française, mais je ne rate jamais une occasion de ne pas utiliser d’anglicisme. Ceci étant dit, j’ai mis “transformation digitale” dans mon titre, parce que c’est le terme le plus utilisé et que je ne veux pas me faire pénaliser au niveau du référencement. Donc vous pouvez utiliser les deux, c’est un peu comme “Nommer” et “Nominer”.
Merci de votre réponse.
De mon côté (au delà de l’aspect référencement) quand j’entends ces termes, il me vient plus les évocations suivantes :
Numérique : plus technique, a une très forte connotation “informatique” et derrière tous les usages, il y a cette partie technique
Digital : me fait plutôt penser aux interfaces (digit # doigt), interfaces tactiles
Donc il me semblerait que “numérique” englobe un écosystème un peu plus global que “digital”.
Mais bon…pas évident
Bonsoir,
Oui c’est exactement ça :
[FR] Doigt -> Digitale (interfaces tactiles dans notre cas)
[EN] Digit -> Digital = [FR] Numérique
Désolé, mais ça me hérisse le poil à chaque utilisation de digital à la place de numérique.
Montrons l’exemple ou nous digitaliserons bientôt des documents papier pour les transformer en documents digitaux. Le chemin a été long pour passer de la génération digitale à la génération numérique. Et puis, un faux amis qui peut faire une différence, ça ne se refuse pas ;)
Très bon article au demeurant !
Merci pour cette synthèse des enjeux.
La transformation numérique révèle en effet une mutation plus profonde que la simple introduction d’un outillage, voire d’un réingéniering de processus.
Elle nous oblige à sortir des segmentations prédéterminées, et confortables pour l’entreprise. Segmentation en terme de marché, d’offre, de processus, de salariés. Cela interroge sur les questions de reconnaissance, de réputation…
C’est perturbant pour les organisations, les lieux de pouvoir, de décision et d’action bien au delà de l’adaptation des salariés qui vivent le numérique “en dehors de leur statut de salarié”.
c’est un excellent article.
j’aime beaucoup tous ces informations.
merci pour le partage .
Merci pour ces détails sur les entreprises 2.0 et les transformations qui ont permis au digital de s’intégrer au quotidien.