Il fut un temps où le numérique était considéré comme un territoire lointain et hostile où l’on pouvait s’affranchir des règles. C’était l’époque des pirates numériques, ceux-là mêmes qui ont tué l’industrie du disque. Cette époque est maintenant révolue puisque Napster est un service de streaming musical et BitTorrent un réseau de distribution décentralisé. De même, les zones franches comme l’était YouTube à ses débuts sont maintenant sagement rentrées dans les rangs : Google s’est associé il y a plusieurs années avec Universal et Sony pour créer Vevo.
Bref, les barbares numériques sont rentrés dans la légalité pour assurer leur pérennité. Dernière preuve en date : AirBnB qui collecte et reverse sagement la taxe de séjour (Airbnb starts collecting tourist tax in Paris, its most popular destination). Est-ce une bonne chose ? Oui, définitivement, car cela permet de se sortir des débats sans fin (“nous ne pouvons pas lutter contre des entreprises qui exercent dans l’illégalité, donc il faut les interdire“) et de faire comprendre aux acteurs traditionnels que personne ne peut lutter contre le changement, surtout quand ce sont les clients qui le réclament.
D’un côté, nous avons des startups qui grossissent et viabilisent leur activité, de l’autre, nous avons des études et chiffres qui viennent contredire les poncifs que l’on nous sort à tout bout de champ (cf. Technology has created more jobs than it has destroyed, says 140 years of data et Non, le numérique ne tue pas les industries créatives et culturelles en Europe). Nous assistons ainsi à un changement de mentalité, où le numérique n’est plus perçu comme une menace, mais une opportunité : l’économie numérique représenterait ainsi 25% de la croissance en France (Infographie : le poids du numérique en France).
Je pense ne pas me tromper en disant que le modèle industriel qui a bien fonctionné au XXe siècle n’est plus opérant. Succédant au charbon, à l’électricité et au pétrole, le numérique est le moteur d’une quatrième révolution industrielle qui bouleverse l’ordre établi et fait émerger de nouvelles puissances.
GAFA : les nouveaux maitres du monde
Nous vivons dans un quotidien numérique. À partir de cette constatation, les entreprises à la pointe des technologies et services numériques sont logiquement les nouveaux maitres du monde. En moins de vingt ans, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) se sont imposées comme les nouvelles super-puissances des pays développés (cf. GAFAnomics: New Economy, Ne rules).
Certes, vous pourriez penser qu’un moteur de recherche ou qu’une boutique en ligne n’a qu’une influence limitée sur votre quotidien, mais ça serait négliger les nombreuses initiatives de diversification des GAFA :
Pour mémoire :
- Google opère le plus gros service de messagerie au monde (Gmail), édite le système d’exploitation le plus répandu (Android), possède la plus grosse régie publicitaire (DoubleClick), et se diversifie dans les objets connectés (Nest), la robotique (Boston Dynamics), l’informatique quantique (D-Wave) et la bio-ingénierie (Calico).
- Apple a le contrôle de vos loisirs (votre musique, vos films, vos jeux sont régis par iTunes) et bientôt de vos déplacements (Apple car : le projet se précise).
- Facebook est propriétaires de la plus grosse base de données d’utilisateurs de toute l’histoire de l’humanité (1,5 MM de membres), ainsi que des applications mobiles les plus populaires (WhatsApp, Instagram) et des données qu’elles génèrent.
- Amazon est le plus gros distributeur du monde, de même que le plus gros fournisseur d’infrastructures informatiques (Amazon’s cloud is now a profitable $7 billion+ business), avec une présence dans votre salon (Echo, Fire TV), dans votre cuisine (Dash) et même dans votre assiette (Fresh).
Ne vous y trompez pas : le poids économique et culturel des GAFA leur procure un poids géopolitique supérieur à bon nombre de pays. Ce n’est ainsi pas un hasard si le président chinois en visite aux États-Unis cette semaine a rencontré le patron de Facebook (Why is Chinese president Xi Jinping shaking hands with Mark Zuckerberg?).
Le pire, c’est qu’en l’absence d’alternative et au vu de leurs réserves financières (plusieurs centaines de milliards de $), il n’y a aucune raison pour que cette domination s’infléchisse, bien au contraire ! À moins qu’ils ne partagent le gâteau avec d’autres…
BATX : les cousins chinois
Je ne saurais vous dire si la Chine est la première économie mondiale (les experts sont partagés à ce sujet), mais je peux vous garantir qu’ils ont une économie numérique locale des plus performante. Les GAFA occidentaux ont ainsi leurs équivalents chinois :
- Baidu, le moteur de recherche qui domine le web chinois et s’impose dans le classement mondial (5ème site en terme de trafic), qui propose de nombreux services (Maps, News, Know, Finance, Love, Browser, encyclopédie…) et bénéficie d’une très grosse force de travail (40.000 employés).
- Alibaba, le géant de la distribution en ligne BtoB (Alibaba), BtoC (Tmall), CtoC (Taobao), qui propose également son service de paiement (Alipay), son système d’exploitation mobile (Yun OS) et qui emploie 35.000 personnes.
- Tencent, historiquement fournisseur de services mobiles (Qzone, QQ, Weibo…) qui s’est imposé sur les smartphones avec WeChat.
- Xiaomi, un constructeur dont les produits partent à la conquête des marchés occidentaux sous la marque Mi.com (smartphones, tablettes, TV, wearables, objets connectés et même ordinateurs). Rien ne semble arrêter l’ambition du Apple chinois (cf. Xiaomi: past, present & future).
Les mauvaises langues vous diront qu’ils n’ont rien inventé et qu’ils se contentent de copier la Silicon Valley, toujours est-il que leur capacité d’exécution est un modèle d’efficacité. Ils sont petit à petit en train de se constituer une très solide base d’utilisateurs, beaucoup d’expérience et une très grosse trésorerie pour d’éventuelles acquisitions. Personne ne peut prédire leur capacité à s’implanter de façon durable sur les marchés occidentaux (Amérique du Nord et Europe), mais leur croissance et la vitesse avec laquelle ils assimilent et reproduisent les bonnes pratiques des géants de la Silicon Valley est très inquiétante (ou impressionnante, c’est selon).
NATUS : la relève
Et comme si ce bras de fer entre géants du numérique occidentaux et asiatiques ne suffisait pas, nous commençons à voir émerger de nouveaux super-acteurs du numérique :
- Netflix, le service de streaming aux 65 M d’abonnés qui va réaliser 50 MM$ de C.A. pour 400 M$ de bénéfices et une valorisation de 41MM$.
- AirBnB, le service d’hébergement qui propose 1,5 M de propriétés dans 34.000 villes et 190 pays (avec une valorisation de 25 MM$).
- Tesla, le constructeur automobile qui propose 4 modèles entièrement électriques avec une C.A. de 3,2 MM$ (35 MM$ de valorisation), qui se diversifie dans le stockage d’énergie domestique (PowerWall) pour capitaliser sur sa filiale énergétique (Solar City, cf. How Tesla Will Change The World).
- Uber, la célèbre société de transport qui cause beaucoup de torts aux taxis avec ses 200.000 conducteurs dans 53 pays (valorisée à 50 MM$) et qui ambitionne de se diversifier dans la logistique et même les véhicules autonomes.
- Square, une startup qui proposait à la base une solution d’encaissement mobile et qui s’est diversifiée (Point of Sale, Employee Management, Payroll, Appointments…) et se prépare à rentrer en bourse.
Comme vous pouvez le constater, trois de ces startups ont démarré sur une niche et se sont très rapidement diversifiées pour accélérer leur croissance et surtout tirer parti de la multitude, c’est-à-dire de fédérer un écosystème de clients et prestataires pour capter des commissions sans avoir à investir de capitaux (cf. Réflexions sur l’Âge de la Multitude de Colin et Verdier). Pour Tesla et Netflix, la situation est différente, mais leur potentiel disruptif est d’autant plus fort.
CXP > CAPEX
En fait, le véritable point commun de ces 5 startups est de proposer une expérience client bien supérieure à la concurrence. Au final, peu importe le nombre de chambres, voitures ou d’employés du moment que vous avez la confiance des clients. À partir de là, ces sociétés se positionnent comme des intermédiaires entre une offre (hébergement, transport…) et des clients (touristes, passagers…). Nous pourrions dire la même chose de Netflix, mais ils ont en prime une activité de production de leurs contenus. Idem pour Square, ils ne se contentent pas de fournir le matériel, ils opèrent également un mouvement d’intégration verticale sur tous les services nécessaires aux commerçants et restaurateurs.
Certes, il y a eu de gros efforts d’innovation, mais le plus important est que ces startups sont avant tout centrées sur l’expérience qu’elles délivrent. Meilleure est l’expérience et plus fort sera leur emprise sur les clients, donc plus élevées seront les barrières à l’entrée pour les autres. La confiance et l’expérience client sont les réels actifs de ces sociétés, des actifs immatériels (au même titre qu’une marque), mais un authentique levier de transformation et de fidélisation, d’autant plus que ces actifs ne se déprécient pas dans le temps, au contraire !
Le numérique comme rempart aux forces de Michael Porter
Donc… les GAFA et BATX dominent le web, tandis que les NATUS se constituent un capital relationnel / expérientiel qui leur permettra de dominer leur secteur dans les prochaines années. La partie est-elle perdue pour autant ? Non, bien heureusement. Si effectivement comme le dit Maurice Levy, “tout le monde a peur de se faire Uberiser“, tout le monde n’est pas obligé de subir sans rien faire. Car si le numérique représente une grande force disruptive pour les startups, elle l’est également pour tous les acteurs d’une industrie. Comprenez par là que travailler plus vite ou plus longtemps ne sert à rien. Pour pouvoir diminuer le risque d’uberisation, il faut travailler et penser différemment. Et puisque personne n’est à l’abri, autant se prémunir et anticiper une disruption qui arrivera à plus ou moins long terme.
Pour illustrer ceci, je vous propose d’étudier dans quelle mesure le numérique peut être un levier très efficace pour limiter la menace disruptive selon les six critères suivants :
- Le pouvoir de négociation des clients. Qui est le mieux placé pour juger de la pertinence d’une offre ? Le client ! Voilà pourquoi certaines marques les invitent à s’exprimer pour qu’ils participent à l’évolution de leur offre, aussi bien dans les produits de grande consommation (ex : My Starbucks Idea, MyKmart) que dans les offres BtoB (ex : les communautés des éditeurs de logiciels (ex : Channel 9 de Microsoft).
- Le pouvoir de négociation des fournisseurs. Idem pour les fournisseurs, partenaires et prestataires : rien de tel qu’une marketplace pour fédérer les bonnes volontés et anticiper les évolutions du marché (ex : Tomatoland).
- La menace des nouveaux entrants. Comme le dit le proverbe : “Garde tes amis près de toi, et tes ennemis encore plus proches“. Appliqué au monde de l’entreprise, ça donne des incubateurs de startups comme Le Village du Crédit Agricole.
- La menace des produits de substitution. Dans un registre similaire, une société a tout intérêt à monter une Digital Factory interne pour expérimenter, tester et évaluer le potentiel de telle ou telle nouvelle technologie. C’est par exemple ce que fait très bien la banque anglaise Citybank avec son laboratoire interne sur les blockchains (Citibank is creating its own version of Bitcoin called ‘Citicoin’).
- L’intensité concurrentielle. La concurrence intra-sectorielle est très certainement ce qui fait le plus peur au COMEX (à plus ou moins juste titre). Pour apporter des idées fraiches et stimuler l’innovation, rien de tel qu’un hackathon, comme celui organisé par la BNP il y a quelques mois (BNP Paribas lance le 1er hackathon international dans 5 villes en simultané pour enchanter l’expérience client).
- Les nouvelles règlementations. Spécificité européenne et plus particulièrement française (En France, les cinq forces de Porter sont six), les nouvelles normes et lois peuvent fortement déstabiliser un acteur ou secteur. Voilà pourquoi certains n’hésitent pas à créer leurs propres normes en publiant leurs travaux (ex : toutes les initiatives open source de Facebook et Google).
En listant ces différents usages numériques (communauté de client, marketplace, incubateur, hackathon, digital factory, open source) on se rend compte que vendre en ligne n’est pas l’objectif ultime de la transformation digitale. Le commerce en ligne est effectivement une étape très importante, de même qu’un exercice de style hautement périlleux (ex : FioulMarket lancé par Total), mais elle ne concerne qu’une partie des activités d’une entreprise : la distribution.
Je suis fermement convaincu que les bénéfices de la transformation digitale sont avant tout à chercher en interne, dans l’optimisation des processus métiers ou dans l’accélération de la circulation de l’information et des connaissances que dans la vente en ligne où les marges sont très étroites. De plus, il est très tentant de filialiser ou de sous-traiter la vente en ligne pour ne pas trop bousculer ses habitudes (ex : Voyages SNCF).
Moralité : le numérique est aujourd’hui le levier concurrentiel le plus puissant (au même titre que l’on été avant lui le charbon, l’électricité ou le pétrole), mais c’est également le plus complexe, car il ne permet pas forcément de travailler plus vite (gains de productivité individuels), mais de travailler mieux et différemment. Charge à chacun de trouver les domaines d’application qui présentent le plus gros potentiel. D’autant plus que les barbares numériques d’hier sont les entreprises craintes et respectées d’aujourd’hui (on ne compte plus le nombre de louanges et citations de Steve Jobs ou Elon Musk). Il n’est pas trop tard pour limiter l’impact de l’irruption sur votre marché de nouveaux entrants numériques, mais il faut s’y mettre TOUT DE SUITE.
Encore une très bonne analyse. Un point important qui n’est pas abordé ici (mais dans un article précédent il me semble), c’est la puissance du Consommateur, devenu un véritable consomacteur, notamment par l’apport de ses avis sur le net.
Si ces grandes entreprises se développent aussi rapidement c’est aussi par le fait que ces consomacteurs adhèrent massivement à leurs concepts … pour leur propre intérêt personnel (économique, pratique, …).
Le consommateur est plus que jamais le ROI des entreprises.
Sacrée révolution pour changer les mentalités dans les entreprises sur le “travailler plus vite” en comparaison avec le “travailler mieux”.
Mais moi je crois que nous sommes à un tournant, je ne pense plus que, malgré les récents scandales sur la vie privées, les gens soient tant que ça inquiets que les grands groupes que vous citez détiennent leurs données personnelles. Je crois que ces entreprises devraient mettre carte sur table, et dire explicitement “ok, on détient vos données mais on va vous offrir une expérience-client révolutionnaire, nous allons vivre une nouvelle aventure, etc.” Le parallèle avec le charbon et les autres énergies est très intéressant ; au même titre qu’on n’a pas hésité à polluer la Terre pour nous développer (on corrige le tir maintenant), on devrait se jeter à fond dans le numérique pour créer une nouvelle croissance ( de toute façon, on n’a pas le choix).
Merci pour cet article instructif ! Si “les bénéfices de la transformation digitale sont avant tout à chercher en interne, dans l’optimisation des processus métiers ou dans l’accélération de la circulation de l’information”, il faut inscrire l’information dans le temps. Là elle prend toute sa valeur. L’information a une durée de vie. Sa pertinence demeure, mais en fonction du contexte temporel où elle a vécu. Les séquences d’un film véhiculent des informations, lesquelles expriment une information porté par le film lui-même. Pourquoi ne pas traiter l’information comme des séquences, et faire du cinéma de l’information ?
Bonjour Frédéric,
Merci pour cet article dans lequel tout est (très) justement dit !
Je fais partie de ceux qui pensent que les services chinois ne “renverseront pas la table” tant que cela en Europe car, tout comme de nouveaux comportements de consommation “local” de produits alimentaires (cf circuit court) émergent : je ne serais pas étonné que petit à petit l’internaute moyen comprenne les enjeux de ses comportements web et données personnelles, et qu’ils choisissent donc au final en conséquence les tiers auxquels il les céderait également de manière “locale” (plutôt local/européen que chinois donc) (?) C’est à suivre !
SB
ce serait bien de mentionner les sources, comme la Harvard Business Review, pour les menaces disruptives…
A mon avis ce ne sont pas des entreprises qui exercent dans l’inégalité , mais plutôt certaines lois qui faut changer pour instaurer l’égalité .
Oui, un très bon papier. Je rajouterai juste que dans cette économie en réseau il est plus que jamais important d’avoir une certaine curiosité pour le modèle économique de son interlocuteur/fournisseur pour garder un certain contrôle. Cet exercice était simple dans l’économie traditionnelle, il est aujourd’hui souvent plus difficile à identifier et pourtant plus important à comprendre.
Je cherche (en vain ?) un bouton pour partager votre article (au demeurant très intéressant) sur les réseaux sociaux. La disruption attendra encore un peu.
@ nathanael > J’ai toujours refusé d’installer ces boutons de partage car ils ralentissent considérablement le chargement des pages. Je préfère privilégier le confort de lecture à d’éventuels “Like”. Désolé…
intéressante analyse. J’ajouterai une lueur d’espoir pour les nombreux acteurs qui ne sont pas des GAFA, des BATX ou des NATUS… le monde est aujourd’hui très ouvert, la “rupture” est à la portée de nombreux acteurs. Avec la simplification du logiciel et du hardware (open hardware / software) imaginer de nouveaux usages et de nouveaux business modèles est accessible… c’est une question de méthode et de volonté …
Super article ! Merci
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