Il n’y aura pas de révolution mobile, car elle a déjà eu lieu

Si vous vous intéressez un minimum à l’internet et à la mobilité, vous avez très certainement dû lire l’article de Eric Jackson sur le déclin probable de Google et Facebook dans les prochaines années : Here’s Why Google and Facebook Might Completely Disappear in the Next 5 Years. La principale raison invoquée par l’auteur est que les deux mastodontes actuels de l’internet (et par analogie les autres acteurs de l’internet) n’ayant pas anticipé les transformations induites par les terminaux mobiles, ils vont progressivement disparaitre et seront remplacés par des acteurs nés de la révolution mobile.

Je ne sais pas pour vous, mais je trouve l’argumentation de l’auteur très légère. D’une part je ne vois pas comment une start-up comme Instagram qui ne réalise même pas un seul cents de C.A. peut détrôner l’empire de Google qui génère pas loin de 38 MM$. D’autre part, l’auteur semble visiblement aveuglé par ce que j’appelle le “syndrome de la Silicone Valley“. Étant moi-même rédacteur sur Forbes.com (bien que pas très actif ces dernières semaines), je constate que la plupart des éditorialistes s’exprimant sur le web et la mobilité ont la très désagréable manie de penser que le monde tourne autour de San Francisco. Certes, les plus gros acteurs du web occidental sont issus de la Silicon Valley (ou du moins des États Unis), mais en ce qui concerne l’internet mobile, les pays d’Asie ou de Scandinavie n’ont pas attendu qu’Apple sorte son iPhone pour faire leur révolution mobile.

Évolution du nombre d'abonnés i-Mode au Japon

Ceci étant dit, force est de constater que le paysage de l’internet a été complètement transformé en à peine 5 ans suite à la montée en puissance des smartphones et des tablettes. Mais cette fulgurante transformation n’aurait pas été possible sans les innovations initiées au Japon, en Corée du Sud ou en Suède au siècle dernier. En d’autres termes, l’auteur de l’article a soit la mémoire courte, soit un champ de vision trop restreint (certainement les deux).

Je suis ainsi persuadé qu’il n’y aura pas de révolution mobile, car elle a déjà eu lieue. Le point de bascule de cette révolution ne se situe pas en effet lorsque la moitié des utilisateurs du web préfèreront leur smartphone à leur ordinateur, mais plutôt quand les entrepreneurs, investisseurs et annonceurs prennent conscience que le marché est en train de se déplacer (les américains disent “crossing the chasm“). Et ce déplacement a déjà eu lieu, quand le premier 1/3 des utilisateurs ont été convertis aux joies de la mobilité avec les premiers smartphones et tablettes.

Courbe d’adoption des technologies

Précisons de plus, que contrairement à l’Inde, où il y aura très prochainement plus de mobinautes que d’internautes, les utilisateurs des pays occidentaux n’abandonneront pas complètement leur ordinateur au profit d’un smartphone ou d’une tablette, ils continueront d’utiliser l’un ou l’autre de ces terminaux en fonction du contexte. Nous sommes plutôt dans une phase de commoditisation (avec des terminaux mobiles low-cost) que d’adoption.

La situation de marché décrite par l’auteur de l’article me semble donc être une aberration, un titre bien racoleur pour attirer les lecteurs avides d’articles à sensation. Et pourquoi pas une attaque de zombie à Miami ou un tronçonneur fou à Paris (Ha mince…).

Pour illustrer mes propos, laissez-moi vous rappeler quelques faits historiques :

  • Les premiers smartphones connectés au web ont été lancés au Japon en 1999 par NTT-DoCoMo (le service s’appelait i-mode, et il a fait grand bruit comme en témoigne cet article datant de 1999 : In search of smart phones) ;
  • Outre les contenus, de nombreux services de partage de photos ou de géolocalisation étaient disponibles au siècle dernier au Japon ou en Corée du Sud (ils permettaient de retrouver vos amis dans un lieu donné, comme Foursquare 10 ans après) ;
  • Le premier terminal WAP commercialisé en Europe était le 7170 de Nokia ;

    Le 7110, le smartphone des bonhommes !
  • Les premières offres WAP en France ont été lancées au début des années 2000 chez Itineris (de mémoire, donc à confirmer), les premiers terminaux mobiles GPRS à écran couleur sont sortis à la fin de l’année 2001, notamment le T68i qui me valait l’admiration de mes collègues ;-).

Croyez-le ou non, mais la révolution mobile a eu lieue au siècle dernier. Le problème est qu’elle a fait long-feu. Je ne reviendrais pas sur les raisons de ce faux départ, mais il y avait tout de même de belles réussites technologiques et surtout de réelles innovations de rupture. Je ne vois pas bien où est la rupture quand il est question de partager des photos avec un smartphone en 2012… Si certaines start-up ont effectivement tout misé sur la mobilité (Instagram n’a même pas de site web), je ne vois pas pourquoi les acteurs dominants du web disparaitraient sous prétexte qu’ils n’ont pas “anticipés la révolution mobile”. En fait cette affirmation est affreusement fausse, car elle ne tient visiblement pas compte des efforts historiques réalisés par ces fameux acteurs :

  • Google tout d’abord, qui propose depuis de nombreuses années des versions mobiles de l’ensemble de ses services. Ils ont également investi lourdement pour racheter une régie publicitaire mobile (Admob) et créer leur propre système d’exploitation mobile (Android). Ils mettent enfin les bouchées doubles ces derniers mois pour évangéliser le marché et s’imposer comme le leader naturel (cf. Google en passe de s’approprier l’internet mobile ?).
  • Amazon n’est ensuite pas en reste, car il propose également depuis de nombreuses années une série d’applications mobiles marchandes. Ils ont également lancé l’année dernière une nouvelle version majeure de leur site web, la troisième, pour simplifier l’affichage sur les tablettes (Amazon is testing a slick new site design, built with tablets in mind).
  • Microsoft est également un acteur historique de la mobilité, notamment sur les PDA (l’ancêtre des smartphones). Même si la firme de Redmond a été clairement distancée par Apple, elle reste néanmoins encore très bien ancrée dans le monde de l’entreprise et a opéré un virement spectaculaire pour le futur Windows 8 dont l’interface reposera majoritairement sur HTLM5.

Bref, tout ça pour dire que les leaders actuels de l’internet ne sont pas autant largués sur leur offre mobile que certains le laissent à penser. Souvenez-vous que par exemple que plus de la moitié des connexions à Facebook se font au travers d’un terminal mobile.

Ce qui nous amène logiquement vers LA grande question du moment : quelle va être la prochaine révolution de l’internet. Si l’on met de côté le social et la mobilité (que je considère comme déjà acquis), pour moi la véritable révolution sera multi-écran. Nous assistons en effet aujourd’hui à un phénomène de fragmentation de l’audience sur différents types d’écrans : TV, ordinateur, smartphone, tablette… Les prochains avantages concurrentiels ne concerneront pas la capacité d’un fournisseur de contenus ou services à s’approprier les terminaux mobiles, mais à assurer une continuité de service et une expérience homogène quelque soit le médium : ordinateur, smartphone et tablette (iOS, Android, Kindle…), TV connectée, smartframe, voiture et objets connectés…

La clé de la réussite reposera sur trois facteurs-clés :

  • Le cloud computing, maitriser la composante cloud est un ingrédient essentiel pour une distribution optimale des contenus et surtout pour une synchronisation entre les supports ;
  • La simplicité d’usage, un critère de réussite indispensable pour faciliter la compréhension d’une expérience distribuée sur plusieurs terminaux (et donc pour l’adoption) ;
  • La monétisation, indispensable pour pouvoir rembourser les investissements et assurer la pérennité des opérations.

En cumulant ces trois facteurs-clés, ainsi qu’une proposition de valeur solide, vous mettrez toutes les chances de votre côté pour acquérir de façon durable des parts de marché. Certes, il est possible de duper certains analystes du dimanche en séduisant rapidement quelques millions d’utilisateurs avec un service entièrement gratuit (oui, c’est d’Instagram dont je parle), mais ça serait oublier la dure leçon apprise lors de l’effondrement de la bulle spéculative des années 2000.

Moralité : la révolution mobile a commencé il y a bien longtemps et il ne reste plus beaucoup de place à prendre. Si vous cherchez l’inspiration pour un modèle gagnant, cherchez du côté d’Evernote ou de Hipmunk. Si vous souhaitez vous lancer, passez directement à l’étape suivante et pensez votre offre selon un contexte multi-écran (et pas seulement mobile).

15 commentaires sur “Il n’y aura pas de révolution mobile, car elle a déjà eu lieu

  1. Très juste. Et quid du dernier OS d’Apple qui intègre les fonctions de partage FB en natif sur son terminal ?… si la révolution mobile a déjà eu lieue, elle doit maintenant s’adapter à son environnement initial. Merci pour cet article ;)

  2. Bien d’accord, la revolution multi-ecran est deja en cours. D’ici la fin de l’annee ce sera chose acquise (Wii U, Win 8, et tous les services des “grands”). Ce qui est interessant c’est la revolution suivante: Smart Grid? Internet des Objets? Virtualisation des Etats?

  3. eu lieu (sans e). A moins qu’il y ait un jeu de mot caché que je n’ai pas perçu ?

  4. Bonjour,

    L’analyse fait sens… mais n’est-elle pas auto-contradictoire ?

    Si on parle des technologies, force est de reconnaitre que tout ou presque a été inventé au siècle dernier au décours de la “bulle dot com”.

    Mais si on voit le “2.0” comme le web où, ces technologies étant devenues suffisamment banales, les gens rencontrent des gens et non comme celui où ils utilisent des technologies pour accéder à du contenu, il n’est pas déraisonnable de penser que les “révolutions” naissent de nouvelles émergences, c’est à dire de capacités nouvelles de transformation de réseaux complexes en liens humains (considérés comme) utiles.

    L’autre dimension possible de la révolution, beaucoup plus liée aux technologies, est celle du “leaping frog”, de la possibilité de sauter une étape technologique. Par construction réservée aux sociétés en développement, où on espère beaucoup, par exemple, du mobile en santé (après avoir révolutionné les services bancaires).

    Dans notre cadre, où le leaping frog est exceptionnel et où les réussites se font dans le domaine du réseau social, la technologie n’est pas le levier primordial, et le mobile ne me semble ni plus ni moins prometteur que le “multi-modal”.

  5. Comme souvent dans ce domaine, les grandes envolées lyriques (“Google est le nouveau Microsoft”, “Facebook et Google vont disparaitre dans 5 ans”, etc.) sont surtout là pour faire du buzz… ça brasse du vent. C’est souvent creux.

  6. @ AlexT > Chaque chose en son temps, voyons déjà ce que Microsoft va annoncer aujourd’hui avec sa tablette sous Win8.

    @ Lulu > Oups !

    @ Philippe Ameline > Même si les bases ont été posées il y a quelques années, la plupart des usages d’aujourd’hui ne sont possibles que grâce à des innovations technologiques très récentes (dernières versions d’OAuth, d’iOS, des APIs des plateformes sociales…). Mobile et multi-écrans sont tout les deux prometteurs, mais il ne reste que très peu de places à prendre avec une approche mobile uniquement.

  7. C’est la décentralisation des données privées qui tuera Facebook et Google, pas le mobile.

  8. Personnellement, je pense que le vrai fond de l’article d’Eric Jackson c’est : “n’oubliez pas que tout peux changer en 5 ans”, et c’est un avis que je partage. Nous (autres “vieux” de l’Internet) pensions altavista et yahoo indétrônables, et pourtant aujourd’hui le premier est inconnu de la jeune génération, et le deuxième ne survit (à mon avis) que grâce à des rachats plutôt que innovation propre.

    Quant au fait de savoir si la révolution du mobile à déjà eu lieu, je suis assez d’accord avec vous, mais avec un bémol “le problème est qu’elle fait long feu” c’est pas un peu comme dire que la révolution de l’imprimerie fait long feu parce qu’elle à su s’adapter à de nouveaux usages ?

  9. @ Bruno > Disons que l’internet mobile a été très mal expliqué et vendu au grand public au début des années 2000. Peut-être aurait-il fallu passer par une offre “formatée” (packagée) comme l’i-mode pour en faciliter l’adoption…

  10. Merci Frédéric pour ton analyse, mon felling sur l’article de Forbes … “juste des gros mots pour faire du Buzz”. Pas à la hauteur de ce que Forbes publie habituellement Faudrait que tu t’y remettes ;-).

    Sans vouloir polémiquer … un peu quand même… le mot “revolution” porte en lui la notion de la “majorité qui s’en empare” (1789).

    Et en ce sens je pense qu’elle est entrain d’avoir lieu. Avec les téléphones mobiles (merci Android) qui passent sous la barre des 100$ et qui sont tout à fait fonctionnels (au Canada par ex), les abonnements qui baissent fortement (chanceux en France avec Free qui fait baisser tous les autres). C’est Monsieur et Madame tout le monde qui peuvent avoir accès maintenant à ces technologies sans exploser le budget (115 Euro/mois ça n’est pas possible pour tout le monde ;-) … même mes parents (dans la soixantaine) s’y mettent c’est pour dire !

    Même sans être dans la Silicon Valley, comme Geek/technos, on a tendance à considérer comme une “Revolution” le dernier gadget (S3 par exemple !) qui vient de sortir alors que ça N’est PAS là que ça se passe, mais sur la masse. Sans parler des pays émergents ou des téléphones Android encore moins cher voient le jour.

  11. Le souci c’est que si d’un point de vue “usages”, la révolution a bien eu lieu, d’un point de vue “business”, c’est loin d’être le cas. Mes annonceurs traitent encore le mobile comme la dernière roue du carrosse… Au point que ça en devient problématique pour certains ténors du web qui voient le mobile grignoter leur mix audience sans pouvoir le monétiser correctement. En ce sens, la révolution se fait attendre… Après la crise ?

  12. Merci pour cet article, surtout la partie multi-écran avec laquelle je suis entièrement d’accord.
    Smartphone – tablet – téléconnectée, l’ensemble de la “chaine” tendra vers une intégration transparente des données recherchées /consultées /transférées sur quelque support que l’on soit et où que l’on se trouve.

    Concernant le “silicon valley centrisme” dont souffrent certains (…) auteurs US, il commence doucement à prendre en compte l’explosion des nouvelles startups à NY et dans le reste du monde (la prise de conscience est particulièrement progressive pour cette seconde partie :)

  13. Bonjour,

    Frédéric, expliquer en 2000 le wap et en France l’i mode commercialisé par Bouygues (avec des mobiles Nokia et Ericsson (R380 qui ne me valait pas l’admiration de mes collègues puisque nous en avions tous un :p chez Bouygues Télécom) n’était pas une mince affaire. A “l’époque” (et m…déjà obligé d’utiliser ce terme) mes interlocuteurs avaient déjà un mal fou à débloquer leur code PIN, à envoyer un SMS et accéder à leur messagerie vocale ! Alors surfer sur internet à une vitesse hallucinante (si tweeter avait existé en 2000 il aurait fallu 1 minute pour envoyer un tweet) pour accéder à un annuaire ou commander un billet de train ! :)

    Merci pour ton article.

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