Statistiques sur l’accélération de la transformation digitale et la dette numérique

Si vous lisez ce blog régulièrement, ou non, vous devez forcément être au courant du phénomène d’accélération de la transformation digitale qui touche les entreprises, mais aussi les consommateurs et citoyens. La dernière édition du Baromètre Numérique nous fournit des statistiques très éclairantes sur cette accélération ainsi que sur les inégalités entre les utilisateurs. Spoiler alert : la dette numérique se creuse et elle génère potentiellement des tensions au sein de la population que l’on a sous-estimée.

Obtenir des statistiques fraîches et à grande ampleur sur le marché et les usages numériques n’est pas chose facile. Il existe moult publications outre-Atlantique, mais qui concernent les utilisateurs US. Ces publications sont toujours d’excellentes sources d’inspirations, comme le rapport Internet Trends ou le Future 100, mais il y a des spécificités françaises ou même européennes que l’on ne peut pas ignorer.

Voilà pourquoi je suis toujours impatient de découvrir la dernière édition du Baromètre Numérique. Édité par le CREDOC pour le compte de l’Arcep, du CGE et de l’Agence du Numérique, le Baromètre Numérique 2018 est l’occasion de faire le point sur l’évolution des usages numériques. Je vous en propose une analyse détaillée.

Tous les chiffres n’évoluent pas à la hausse

Feuilleter les 256 pages du Baromètre du Numérique, c’est se conforter dans l’idée que les usages numériques sont en croissance constante. Sauf que, l’attention et le portefeuille des utilisateurs étant limitée, toute progression des équipements et usages numériques se fait au détriment du reste, avec même un phénomène de cannibalisation, notamment dans l’équipement des foyers avec une baisse des ordinateurs fixes et des tablettes : respectivement 78% et 41% (non-renouvellement).

De même, nous pouvons constater une accentuation de la baisse du taux de connexion au téléphone fixe : 84%, une baisse de 6 points en 4 ans.

Cette baisse est le reflet de l’évolution des modes de connexion : les usages migrent des ordinateurs (75%) vers les smartphones (64%).

Plus intéressant, les statistiques nous montrent une baisse du nombre d’heures passées devant la TV (en moyenne 19 h /semaine, contre 21 H en 2017) au profit du nombre d’heures passées en ligne (en moyenne 21 H / semaine). Une analyse plus détaillée des statistiques, réalisée par votre serviteur dévoué, révèle que ce sont les gros consommateurs de TV qui modifient leurs habitudes (ceux qui y passaient plus de 3 h / jour la regardent moins), tandis que le nombre de gros utilisateurs d’internet augmente :

Dans la même idée, nous constatons également un transfert des connexions TNT (36 %) vers les box ADSL et fibre (respectivement 49% et 25 %).

Autre statistique qui confirme le changement des habitudes de consommation média : la progression du taux d’abonnement aux services de VoD (1/4 des français) Netflix en premier lieu.

Concernant le commerce en ligne, le taux d’acheteurs en ligne stagne, voir régresse légèrement : 61% de la population totale.

Une tendance que je ne sais pas expliquer, peut-être y a-t-il un tassement des acheteurs occasionnels. Toujours est-il que ceci est largement compensé par les acheteurs fréquents : 1/3 des internautes achètent en ligne au moins 1 fois par mois.

Chose surprenante, il y a toujours autant d’inquiétude sur la sécurisation du paiement en ligne, 29% et 27% pour les internautes ayant déjà acheté en ligne, donc malgré la généralisation du 3D Secure.

Dernière statistique à la baisse, le taux d’usage des services de partage ou collaboratifs : 20% pour l’utilisation d’un bien ou service et 12% pour le partage d’un bien ou service.

Là encore, je ne sais pas trop expliquer cette régression, peut-être un phénomène de déception.

Le smartphone était et reste le premier écran

Un point très important, qui était déjà mis en évidence dans l’édition précédente, est l’hégémonie des smartphones qui confirme son statut d’équipement favori des utilisateurs avec 46%, contre 35% pour l’ordinateur (et 7% pour la tablette).

C’est officiel, les 3/4 des Français ont un smartphone, et plus de la moitié un abonnement 4G : 58%, en très forte progression depuis l’année dernière.

Plus intéressant, nous pouvons constater une progression du sentiment que la connexion avec un smartphone est plus rapide qu’avec un ordinateur fixe : 42%, avec un gain de 10 points depuis l’année dernière (l’effet 4G ?).

Cet engouement pour le smartphone fait logiquement progresser le nombre de connexions journalières : 80% se connectent tous les jours.

De même, l’obligation pour les opérateurs de faire du roaming stimule les connexions à l’étranger, du moins dans l’Union, une statistique particulièrement intéressante pour les acteurs du tourisme ou de la restauration : plus des 3/4 des mobinautes se connectent quand ils sont en déplacement dans l’UE.

Enfin, nous avons la confirmation que l’échange de messages est toujours un des principaux usages avec le smartphone : 53% des usages, en très forte progression alors que la navigation sur un site web stagne.

Vous noterez d’ailleurs la progression de l’utilisation des messageries OTT comme WhatsApp et cie : plus d’1/3 des Français.

E-santé en hausse, médias sociaux en panne

Puisque l’on parle des médias sociaux, encore une statistique à la baisse, celle de l’utilisation de Facebook : 66% des internautes, en baisse de 1 point. Certes, c’est une toute petite baisse, mais elle est historique après 10 années de croissance.

Peut-être est-ce une conséquence de l’affaire Cambridge Analytica, je penche plutôt pour un phénomène de lassitude. Rassurez-vous, s’ils ne sont plus sur Facebook, ils sont sur Instagram, ou Messenger, ou WhatsApp. donc toujours à portée de la régie Facebook ;-)

Rien à voir, mais un des enseignements-clés de ce baromètre est la forte progression des consultations liées à la santé : la moitié des internautes cherchent des informations en rapport avec la santé, 15% échangent sur un forum ou une plateforme sociale.

De quoi motiver les compagnies d’assurance et les laboratoires pharmaceutiques, d’autant plus que la moitié des utilisateurs sont prêts à interagir avec un terminal numérique pour améliorer leur santé, et notamment partager leurs données.

Ceci explique le repositionnement de l’Apple Watch sur le créneau de la santé et du bien-être.

Un véritable besoin de pédagogie et de formation

Nous arrivons maintenant à la partie la plus intéressante, celle qui concerne les difficultés rencontrées par les utilisateurs (cf. De l’illectronisme à la pleine conscience numérique).

Vous seriez surpris d’apprendre que plus de la moitié ne savent pas quelle est leur bande passante à domicile, ils ont un accès et basta.

Pour ce qui concerne les démarches administratives : si les 3/4 des internautes français se simplifient la vie avec les différents services publics en ligne, le taux d’adoption est en recul cette année.

Ce recul s’explique peut-être par le fait que moins des 2/3 des utilisateurs français se sentent à l’aise avec l’idée de faire des démarches dématérialisées, plaçant la France sous la moyenne européenne.

En creusant les statistiques, on pourrait se dire qu’il y a toujours un problème persistant de confiance, notamment en ce qui concerne la sécurisation des données personnelles (29% des utilisateurs).

Un sentiment d’insécurité et de mal à l’aise confirmé par cette dernière statistiques : 36% des utilisateurs sont inquiets à l’idée de devoir réaliser une démarche administrative ou fiscale en ligne.

La vérité est que le niveau de maturité numérique des internautes est plus bas qu’on ne le pense. Nombreux sont ceux qui ne sont pas à l’aise, certains demandent de l’aide, d’autres abandonnent se débrouillent autrement. Statistique encourageante : 1/3 des Français souhaiteraient suivre une formation pour acquérir plus d’autonomie, 6% seraient même prêts à payer.

La conclusion que je peux tirer de ce Baromètre du Numérique est que si l’on ne sait pas lire entre les lignes, on peut facilement se convaincre que la révolution numérique est en marche et que rien ne peut l’arrêter. Le problème de ce jugement rapide est qu’il néglige une variable très importante : les utilisateurs. Certes, la transition numérique a commencé il y a longtemps et apporte d’irréfutables bénéfices, mais les habitudes ont la vie dure et nombreux sont les résistants passifs qui de façon consciente ou non se laissent distancer. Le retard accumulé n’est à priori pas pénalisant, sauf quand il est question de pouvoir d’achat (on trouve de meilleures affaires en ligne), de rééquilibrage des rapports de force (les plateformes sociales offrent une opportunités pour les consommateurs et citoyens de s’exprimer) et de s’éviter des déplacements inutiles (démarches administratives ou fiscales en ligne).

En résumé : la dyslexie numérique est une réalité, et elle pénalise une bonne partie de la population française. Celle-là même qui défile et reproche aux pouvoirs publics de les abandonner, de privilégier les riches et les startups. Suis-je en train d’insinuer que le mouvement des Gilets Jaunes est en partie alimenté par un sentiment de décalage avec une forme d’élite numérique ? Oui tout à fait.

Et si les Gilets Jaunes étaient des dissidents numériques ?

Entendons-nous bien : je ne suis ni sociologue, ni spécialiste en politique (pour une analyse plus pointue, je vous recommande : De l’algorithme des pauvres gens à l’internet des familles modestes. Travaillant depuis plus de 20 ans dans le milieu du web, je ne peux m’empêcher de faire un parallèle entre cette grogne populaire généralisée (moins de pouvoir d’achat, des perspectives professionnelles qui s’obscurcissent, un dialogue qui ne fonctionne plus…) et le phénomène de transformation numérique. Personne n’en parle, mais je suis persuadé qu’il y a un lien entre les deux. Que nous avons d’un côté les “élites numériques” des grandes villes, celles et ceux qui profitent des bons plans (Black Friday, Cyber Monday…), qui se font livrer / transporter grâce aux plateformes numériques, et dont l’emploi n’est pas menacé par l’automatisation ou la globalisation. Et de l’autre, les “dissidents numériques”, ceux qui fonctionnent encore comme au XXe siècle, qui vont faire leurs courses dans l’hypermarché du coin, qui ne peuvent se payer un abonnement Netflix / Spotify (ou n’ont pas la bande passante suffisante), qui occupent un emploi à faible valeur ajoutée (reposant sur des tâches et processus répétitifs qui ne laissent aucune place à l’autonomie) que l’on peut potentiellement remplacer par un robot (un automate physique ou une intelligence artificielle).

Encore une fois : j’observe le mouvement des Gilets Jaunes par le petit bout de ma lorgnette. Déformation professionnelle oblige, je ne peux m’enlever de la tête que la fracture numérique a en partie alimenté la détresse de ces personnes, qui s’est petit à petit transformée en colère vis-à-vis d’une société qu’ils ne comprennent plus. Les Gilets Jaunes sont-ils les victimes de la quatrième révolution industrielle ? Je ne sais pas, car je ne suis ni économiste, ni sociologue (une analyse intéressante ici : Les gilets jaunes ou la confusion des modèles mentaux dans un mode qui change). Je ne prétends absolument pas avoir la solution de ce conflit, simplement je constate que le sujet de la transformation numérique à marche forcée n’est pas du tout abordé quand il est question de comprendre les motivations des Gilets Jaunes. Personnellement, je n’y vois pas de casseurs ou de révolutionnaires, mais plutôt des citoyens qui éprouvent de la peur (pour leur avenir) et de la colère vis-à-vis d’une société qui se transforme très (trop) vite et dont ils se sentent exclus.

5 commentaires sur “Statistiques sur l’accélération de la transformation digitale et la dette numérique

  1. Concernant l’économie de partage et la légère régression de son utilisation, je pense qu’on peut y voir :

    1. un effet d’optique lié à l'”épaisseur du trait” : même sur un échantillon de 2000 personnes, une différence d’un point de pourcentage n’est pas forcément significative (j’ai la flemme d’aller vérifier moi-même : peut-être d’autres seroont plus courageux que moi là-dessus)
    2. un tassement (très relatif) dû à l’atténuations de l’effet “nouveauté” de certains services comme Blablacar, ou même à la disparition de certains sites qui ont fermé leurs portes entretemps

    Tu remarqueras d’ailleurs que le rapport parle de stagnation et non pas de recul

  2. Digital concerne les doigts, aucun rapport avec le numérique Fred :)

  3. En baisse.. en baisse.. en baisse…
    Comme le pouvoir d’achat…
    Peut être que finalement les gens vont finir par comprendre qu’on est coincé…

    Et maintenant au 20H de France2 on nous parle du paysan chinois qui devient commerçant.. avec le Journaliste qui vente ce modèle.. sans mentionner le mal que ca fait en Europe..
    Ce que je vois c’est une baisse globale de réflexion, et les Gilets Jaune sont le symptôme de notre bêtise.

    Bref dette numérique ou pas Nous ne sommes pas les gagnants de cette révolution numérique.

  4. Je suis tout à fait d’accord sur votre hypothèse, qui consiste à inclure la révolution numérique comme une des raisons profondes du mal-être et des revendications actuelles. Ajoutons à cela que l’obligation (sociale) de posséder un smartphone engendre souvent des coûts importants (achat + abonnement) pour des familles modestes, qui du coup auront tendance à rogner sur des dépenses jugées moins valorisantes (ex : le budget alimentaire) mais pourtant indispensables.

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