Si le Web3 ou le métavers n’ont pas encore délivré leurs promesses, les progrès fulgurants et les investissements colossaux autour de ChatGPT nous font dire que le potentiel disruptif des IA génératives est bien réel. Dans la mesure où aucun secteur d’activité ou métier n’est à l’abri, l’impact sera considérable. La question est maintenant de savoir comment mettre à profit le potentiel des modèles génératifs pour un progrès durable. En d’autres termes : comment concilier les aspects technologiques, économiques, environnementaux et sociaux ?

Les semaines passent et les annonces se succèdent. Quelques jours après le lancement de GPT-4, OpenAI nous annonce maintenant les plugins, la possibilité pour ChatGPT d’interagir avec des services en ligne pour pouvoir affiner ses connaissances et augmenter ses capacités. La ferveur autour des IA génératives atteint réellement un paroxysme, stimulée par les innombrables autres annonces de la part de géants numériques (Microsoft, SalesForce, Adobe…) et de startups s’engouffrant dans la brèche.
Tout ceci nous donne l’impression que nous avons enfin atteint le point d’inflexion, celui à partir duquel les progrès vont être exponentiels (L’innovation est la nouvelle religion moderne) et vont nous permettre de trouver des solutions à tous nos problèmes sans avoir à trop se creuser la tête (Le solutionnisme technologique, cette foi en l’innovation qui évite de penser le changement).
Si effectivement les avancées de ces derniers mois en matière d’intelligence artificielle sont spectaculaires, elles masquent des décennies de R&D. Certains éditeurs nous présentent ainsi les IA génératives comme des outils magiques à l’image de Canva qui vient de présenter sa nouvelle gamme d’outils pour faire du “Magic Design” : Visualize your desing ideas.

Je peux vous garantir que ces solutions ne sont pas magiques, mais purement informatiques. La question est maintenant de savoir si nous saurons dompter ces nouveaux outils. C’est là où les choses se compliquent, car l’intelligence artificielle est un vaste sujet, avec énormément de notions techniques à assimiler et des subtilités à saisir, de cette complexité, naissent de la confusion, des à priori et des peurs. Il est donc essentiel de bien comprendre ce qu’est une intelligence artificielle, ainsi que ce qu’elle peut ou ne peut pas faire.
Les IA génératives sont des IA (presque) comme les autres
Ces dernières semaines, je me suis efforcé d’apporter un point de vue éclairé sur les IA génératives, mais visiblement j’ai échoué, car il en ressort l’impression que je ne crois pas en la révolution de l’IA. Un comble, car j’avais été l’un des premiers il y a quelques années à évangéliser les avantages de l’IA et son impact sur les pratiques marketing : Panorama des solutions d’intelligence artificielle pour le marketing (publié il y 6 ans).
Cet article est donc l’occasion pour moi de ré-expliquer ma posture et de confirmer que oui, l’intelligence artificielle représente une avancée majeure pour l’outil informatique et pour la société en général, une révolution qui a débuté il y a plusieurs années et qui risque de monopoliser le débat politico-sociétal tant sa portée est profonde. Le problème est que sans un minimum de compréhension sur le sujet, ces débats sont creux.
J’ai déjà eu l’occasion de vulgariser le concept d’intelligence artificielle et ses pratiques sous-jacentes, mais ça reste du charabia pour les non-initiés. Avec cet article, je me lance dans une nouvelle tentative d’expliquer et de fournir des éléments de compréhension simples.
Si vous ne devez retenir que 5 choses, alors ça sera celles-ci :
- L’intelligence artificielle n’est pas une technologie, c’est un concept ;
- Les IA que vous utilisez aujourd’hui sont le fruit de 80 ans de travaux et d’évolutions ;
- Les IA “traditionnelles”, dites discriminatives, s’apparentent à des logiciels, elles servent à analyser des données et à effectuer des tâches en autonomie ;
- La “nouvelle génération” d’IA comme GPT, dites génératives, s’apparente à des bases de données, elles servent à générer des contenus en fonction de ce qu’elles ont ingurgité ;
- Les possibilités offertes par les IA sont gigantesques, tellement gigantesques qu’elles nécessitent un cadrage rigoureux pour éviter les dérives.
Ayez bien conscience qu’en écrivant ça, j’ai recours à des raccourcis très grossiers, car encore une fois, l’intelligence artificielle, et plus particulièrement l’apprentissage machine est un domaine extrêmement vaste et complexe.
Dans ce domaine, les IA génératives comme GPT qui reposent sur le principe des transformeurs ne représentent qu’une infime partie des multiples façons de faire de l’intelligence artificielle, c’est littéralement la partie visible de l’iceberg.

La ferveur médiatique autour de ChatGPT est tellement forte en ce moment que l’on en oublie que le déploiement à grande échelle d’intelligences artificielles a commencé en 2016 (The Great A.I. Awakening) et s’est intensifié dès l’année suivante (AI is Eating The World). La meilleure façon de résumer ce phénomène d’accélération pour un domaine de recherche initié dans les années 40 est de dire qu’il y a eu à cette période un alignement des planètes (progrès technologiques rapides, baisse des prix des ressources informatiques dans le cloud, prise de conscience du potentiel…) qui a servi de tremplin aussi bien pour les grands acteurs numériques que pour de nombreuses startups.
Ce que nous pouvons observer aujourd’hui est un nouvel alignement des planètes.
Un second âge d’or pour l’IA
Six ans après cette accélération de l’adoption de pratiques et outils reposant sur du machine learning, les planètes sont à nouveau alignées pour un nouvelle âge d’or de l’intelligence artificielle. Ça a commencé avec l’ouverture au grand public d’outils de génération d’images comme DALL-E, Stable Diffusion ou Midjourney, puis les choses se sont emballées avec le lancement de ChatGPT. La principale différence avec le premier âge d’or est que toutes les avancées réalisées en matière de machine learning jusqu’en 2016-2017 n’étaient disponibles que pour une petite partie de la population à travers des outils professionnels. Avec la nouvelle vague d’IA génératives, cette puissance est étendue, décuplée et mise entre les mains de tout un chacun (grand public, TPE / PME, ETI…).

Bon OK, pas tout à fait entre les mains de tout le monde, car l’accès à ces IA génératives va nécessairement se faire à travers des sites web à accès restreint (payants) ou d’autres outils. Mais à terme, les modèles génératifs seront intégrés à tous les outils de notre quotidien : Les IA génératives sont les nouveaux correcteurs orthographiques.
Mais pas que, car si ces fameuses IA génératives facilitent la manipulation et la création de contenus dans les outils que nous utilisons déjà, elles vont aussi permettre l’essor de nombreux nouveaux outils autorisant de nouvelles façons de travailler.

En ce sens, les IA génératives sont en quelque sorte l’accomplissement et la nouvelle étape de maturation du machine learning, elles vont bénéficier des progrès et vont certainement bénéficier à toutes les autres méthodes et pratiques d’apprentissage machine. Nous n’en sommes qu’au tout début d’une nouvelle phase de croissance.
La question est maintenant de savoir de quelle croissance nous parlons…
La (certainement lente et douloureuse) révolution des cols blancs
Si les travailleurs manuels ont déjà connu leur révolution, notamment avec le taylorisme à la fin du XIXe siècle, la parcellisation des tâches chez les travailleurs du savoir n’a été que partiellement implémentée. Comprenez par là que la distinction entre ceux qui conçoivent et ceux qui exécutent n’est effective que dans les grands groupes, là où les processus de travail sont modélisés et orchestrés par des ERP. Dans les petites et moyennes entreprises, les séquences de travail et flux d’informations sont encore très spontanées, car on exige des travailleurs du savoir qu’ils soient souples et polyvalents pour pouvoir s’adapter à toutes les situations. Ceci explique la prédominance des emails et fichiers bureautiques (Word, Excel…), véritables couteaux suisses des cols blancs.
Mais dans la plupart des cas, ce qui est vu comme un avantage (la polyvalence) est en fait une malédiction, car ces fameux travailleurs du savoir se retrouvent bien trop souvent noyés sous un déluge d’emails et de fichiers. À partir de ce constat, nous sommes légitimement en droit de nous demander si les modèles génératifs vont vraiment nous aider à nous extraire de cette impasse : Intelligence artificielle : Nous n’avons pas besoin de plus de contenus, mais de meilleures analyses.
La finalité d’une IA générative est de générer des contenus, tandis que la finalité des autres IA, reposant sur l’apprentissage profond et les réseaux de neurones, est de trier et de classer des données, on parle alors d’IA discriminatives. Nous sommes ici en train de faire l’apologie d’IA servant à générer des contenus qui seront certainement synthétisés et traités par d’autres IA ! […] Nous sommes dans une période d’incertitude où plus de contenus synthétiques n’améliorera pas la situation et risque au contraire de l’empirer (désinformation).

Ceci nous amène au coeur de la réflexion sur le rôle que vont jouer les IA génératives dans l’évolution de nos modes de travail : doivent-elles nous aider à faire plus ou à faire mieux ? Une question en apparence simple, mais dont la réponse est conditionnée par de nombreux facteurs.
Le début d’une nouvelle ère (mais juste le début alors)
Si je suis convaincu du potentiel de l’intelligence artificielle, et ce depuis de nombreuses années, je reste persuadé qu’il faut prendre un minimum de recul par rapport à cette ferveur médiatique et rester prudent face à des innovations technologiques dont nous ne connaissons littéralement pas grand chose : The brief history of artificial intelligence: The world has changed fast, what might be next?.
Il semble y avoir un consensus autour de l’ampleur de changements que vont apporter les intelligences artificielles. Soit, personne ne vous dira le contraire, surtout pas Bill Gates : The Age of AI has begun. Mais il y a une grande différence entre annoncer une révolution prochaine et décrire de façon précise pour qui, quand et comment cette révolution va s’opérer (Will AIs Take All Our Jobs and End Human History or Not? Well, It’s Complicated…).
De même, la communauté scientifique s’accorde à dire qu’avec les modèles génératifs nous n’avons jamais été aussi proche du concept d’IA généraliste : Sparks of Artificial General Intelligence: Early experiments with GPT-4. OK très bien, mais ça nous nous en doutions. Ce qui me préoccupe maintenant est de savoir comment nous allons initier et mettre en oeuvre le potentiel de ces IA pseudo-généralistes à court terme, pas en 2030. D’autant plus que les modèles sont de moins en moins coûteux à améliorer (Why are AI models getting cheaper as they improve?) et que leur affinage prend une nouvelle tournure avec le principe de plugin proposé par OpenAI qui permet de faire lien entre l’approche statistique et l’approche symbolique (ici une longue démonstration de l’intégration de Wolfram|Alpha : ChatGPT Gets Its “Wolfram Superpowers”!).
Le problème est que l’adoption à grande échelle de ces nouveaux outils risque de se heurter à des barrières psychologiques qui perturbaient déjà la transformation digitale des entreprises. Dire que les IA génératives vont changer la donne et nous faire basculer dans une nouvelle ère de productivité, c’est faire preuve de beaucoup (trop) d’optimisme. Nous constatons aujourd’hui les dégâts causés par la généralisation de l’email et de la bureautique sans avoir préalablement formé les collaborateurs. Imaginez ce que ça pourrait donner avec les IA génératives que Microsoft, Google, Adobe et consorts commencent déjà à intégrer à leurs outils…
Je ne doute pas une seule seconde de l’imminence de grands changements dans notre quotidien professionnels, mais je m’interroge sur qui seront les premiers à en subir les conséquences. À ce sujet, Accenture vient de sortir un rapport intéressant : A new era of generative AI for everyone. Il est notamment précisé dans ce rapport quels sont les secteurs d’activité qui seront les plus impactés par les IA génératives. Sans surprise, ce sont ceux où la communication écrite est prédominante : banque, assurance, médias, communication…

De même, les métiers pour lesquels les IA génératives vont avoir le plus d’impact sont ceux qui manipulent le plus de documents écrits ou d’informations : fonctions administratives, forces de vente, finances…

Ces fonctions sont précisément celles qui étaient les plus exposées aux outils d’automation et s’accrochaient à leurs anciennes façons de travailler (reposant sur les emails et fichiers bureautiques) par peur d’être rendues obsolètes. Pensez-vous que ces collaborateurs/trices vont accueillir avec joie la révolution des IA génératives ? J’ai un grand doute, pourtant leur adhésion est essentielle, aussi bien dans le cadre de l’adoption de nouveaux outils reposant sur les IA génératives que dans le cadre plus général de la transformation digitale.
Plus que jamais, ce dont les entreprises ont besoin est de procéder à une acculturation de leurs équipes pour les aider à comprendre la nature et l’ampleur des changements qui sont en train de s’opérer, ainsi que du rôle que chacun(e) compte jouer.
Une révolution à deux vitesses ?
Comme expliqué en début d’article, Les cols blancs (travailleurs du savoir) n’ont pas encore réellement connu de big bang comme l’ont vécu les cols bleus (travailleurs manuels). En fonction de la sensibilité et de la peur du changement des uns et des autres, les dernières avancées en matière d’IA générative peuvent être vues comme un progrès (gain de temps) ou comme une menace (remplacement). Comme l’explique fort justement cet article de la MIT Technology Review, nous sommes à la croisée de deux chemins : celui de l’émancipation des collaborateurs ou celui de la substitution (ChatGPT is about to revolutionize the economy. We need to decide what that looks like).
We can decide how we choose to use ChatGPT and other large language models. As countless apps based on the technology are rushed to market, businesses and individual users will have a chance to choose how they want to exploit it; companies can decide to use ChatGPT to give workers more abilities, or to simply cut jobs and trim costs.
Maintenant que ces nouveaux outils sont à portée de mains (de clics), le choix est donné aux entreprises de déléguer aux IA toujours plus de tâches pour permettre aux collaborateurs de travailler mieux (améliorer la qualité de la production pour augmenter la satisfaction) ou de travailler plus vite (augmenter la productivité pour baisser les coûts).
Je me doute qu’en lisant ces lignes la première réponse qui vous vient à l’esprit est “un peu des deux”, mais ça ne se fera pas tout seul, surtout dans un contexte économique aussi tendu (prix élevé des matières premières, allongement des délais d’approvisionnement, difficultés à trouver des ressources qualifiées…), dans un climat social aussi explosif (grèves, démissions, désimplication…) et avec des enjeux environnementaux aussi élevés (raréfaction des matières premières et de l’eau douce, phénomènes climatiques extrêmes…).
J’adorerai pouvoir vous dire que tout va bien se passer et que les IA génératives sont justement l’innovation technologique dont nous avions besoin pour relancer la croissance, mais je ne suis pas certain que toutes les conditions soient réunies, car il y a de nombreuses considérations à prendre en compte : technologiques, mais aussi économiques, environnementales, éthiques, sociales, sociétales… Un ensemble de paramètres que je m’efforçais déjà de mettre en perspective il y a quelques années en parlant de l’accélération numérique : De la nécessité d’un nouveau contrat social pour homo numericus.

Nous étions déjà dans le flou avec la permacrise, mais l’avènement des IA génératives va nécessairement complexifier la donne en ajoutant une dimension technologique à une équation déjà très complexe à résoudre (trouver le bon équilibre entre les aspects économiques, sociaux et environnementaux). Tous les ingrédients sont réunis pour un authentique choc des civilisations. Je refuse néanmoins d’adopter une vision pessimiste et reste persuadé que nous sous-estimons la capacité d’adaptation des humains et de notre société. La clé étant de ne pas précipiter les choses et de bien expliquer les tenants et aboutissants de sujets techniquement et fonctionnellement pointus (ex : IA génératives, métavers, Web3…).
Dans les tous les cas de figure, je reste motivé pour contribuer à ma petite échelle à un basculement en douceur vers cette nouvelle civilisation numérique en vous aidant à mieux comprendre ces sujets et à prendre du recul.