En fin d’année dernière, Maurice Levy, le patron de Publicis, avait défrayé la chronique en évoquant l’uberisation de l’économie française. Uber et AirBnB sont en effet des exemples criants d’acteurs du numérique qui bouleversent l’équilibre d’un secteur. En cherchant bien, on trouve différentes définitions, dont celle-ci : “toute transformation majeure, rapide et inattendue de secteurs, avec déclin des anciens acteurs et émergence de nouveaux” (cf. Quel est exactement le sens d’Uberisation ?). En quelques années, ces deux startups sont devenues les figures emblématiques de la transformation digitale, cette période transitoire que nous sommes en train de traverser où le monde analogique cède petit à petit la place au monde numérique. Dans le cas de Uber, “petit à petit” est un euphémisme, car l’impact de cette startup a été particulièrement violent sur le secteur. Du coup, je vous propose plutôt cette définition : “une déstructuration de la chaine de valeur où de nouveaux intermédiaires viennent capter la valeur sans proposer eux-mêmes des produits ou services, créant des conditions de marché asymétriques au détriment des acteurs traditionnels“. Ce qu’il y a de particulièrement fascinant avec Uber et AirBnB, c’est que ces deux sociétés sont parvenues à instaurer de nouvelles règles, à imposer un nouvel équilibre économique dans le secteur des transports et de l’hébergement sans posséder une seule voiture ou une seule chambre. Une authentique prouesse pour des “startups” qui sont maintenant valorisées à plus de 10 MM $.
Là où ça devient intéressant, c’est que le phénomène d’Uberisation ne touche pas que les secteurs d’activité traditionnels, car Facebook est en train de l’opérer à l’échelle du web.
Facebook et la balkanisation du web
J’ai déjà eu l’occasion de vous expliquer que Facebook est un portail, un portail moderne, un portail complexe à appréhender, car il est fragmenté en de nombreux supports : Facebook.com, Facebook Messenger, Instagram, WhatsApp… Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il ne se passe pas un jour sans que l’on visite l’une ou l’autre des “propriétés” de l’empire Facebook. Ceci étant dit, est-ce réellement inquiétant dans la mesure où il ne se passe pas non plus une journée sans que l’on utilise Google ou un des services de la galaxie Google ?
Ce qui m’inquiète, c’est qu’au cours des derniers mois, Facebook s’est approprié la première place sur un certain nombre de domaines :
- sur la vidéo (Facebook Video is Now Bigger Than YouTube for Brands et The State Of Video Advertising: Facebook’s Rise To Dominance) ;
- sur la publicité en ligne (Facebook Accounted For 75% Of Social Ad Spending Globally In 2014) ;
- sur l’authentification (Facebook Extends Social Login Lead Over Google In Janrain’s Q1 Report) ;
- sur les outils de communication (Facebook officially unveils Messenger as a platform et Facebook Launches Dedicated Web Interface For Messenger)…
En synthèse : plus nous avançons dans le temps, et plus Facebook est présent dans le quotidien des internautes et des annonceurs (cf. Leaving Facebook for a couple months made me realize how you can’t escape it). Certes, ils ne font “que” récolter le fruit de nombreux efforts et d’une stratégie d’anticipation / diversification parfaitement bien exécutée, mais la position dominante que Facebook a acquise n’est pas sans soulever quelques inquiétudes. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le bras de fer que Facebook impose aux fournisseurs de contenus pour qu’ils “acceptent” que leurs articles et vidéos soient lus directement sur la plateforme (Facebook Wants to Be the News Site of the Future, and That’s Awful).
L’ai de rien, Facebook est en train de transformer un média ouvert (le web) en une meta-plateforme propriétaire où les règles de libre concurrence ne s’appliquent plus. En d’autres termes, Facebook a bâti un écosystème fermé (“walled garden” en anglais) où il règne en maitre et est le seul à dicter ses conditions et fixer ses tarifs. Ça ne vous rappelle personne ? C’est exactement ce qu’ont essayé de faire Yahoo! ou AOL au siècle dernier : devenir une gigantesque interface entre le web et les internautes, une sorte d’hypermarché pour les contenus et services. Nous assistons donc à un phénomène de balkanisation du web (ce dernier étant morcelé en sous-ensembles plus faciles à contrôler), mais dans une variante plus subtile dans la mesure où on laisse un semblant de choix aux internautes : “vous préférez Facebook Messenger, Instagram ou WhatsApp ?” Imaginez ce que ça pourrait donner si en plus Facebook était fournisseur d’accès comme AOL.
(oups !)
Facebook est le Microsoft du XXIe siècle
La comparaison entre Uber et Facebook vient du fait que le premier ne possède aucune voiture, tandis que le second n’a produit aucun contenu. Là où la comparaison s’arrête, c’est que Uber a innové en proposant une expérience beaucoup plus plaisante pour les utilisateurs, alors que Facebook se contente d’absorber les contenus et de les restituer s’il les jugent suffisamment intéressants. C’est la position ultra-dominante de Facebook qui lui confère autant de pouvoir, celui de vie ou de mort sur des producteurs de contenus déjà à l’agonie du fait d’un effondrement des revenus publicitaires. Un contexte de marché qui doit en faire grincer des dents plus d’un dans la mesure où ceux qui ont largement contribué au succès de la plateforme (les producteurs de contenus) se retrouvent maintenant dans une position très inconfortable. Les éditeurs avaient déjà beaucoup de mal à rentabiliser la production de leurs contenus, ils ne risquent plus d’y arriver si Facebook ne leur laisse plus que des miettes. La (fragile) chaine de valeur du web avait-elle besoin d’être bouleversée à ce point ? Peut-être, mais pas de façon aussi subite et violente. Encore une fois, Facebook n’a jamais volé de contenus, simplement ils ont mis en place un système qui affaiblit les producteurs et privilégie les contenus de moindre qualité (les seuls gagnants dans cette histoire semblent être les usines à clics comme BuzzFeed ou ViralNova).
Certes, on ne peut pas reprocher à Facebook d’appliquer une formule qui fonctionne très bien pour Apple avec iTunes ou Tencent avec WeChat en Chine (la fameuse balkanisation). Le problème est que ce modèle commence à faire des émules, notamment avec Snapchat qui a réussi à encapsuler un certain nombre de grands médias (CNN, Cosmopolitan, MTV, ESPN…) dans son application mobile, et est en train de bâtir un écosystème parfaitement cloisonné sur le segment des ados et pré-ados.
Nous en venons à une comparaison pas très flatteuse entre Facebook et le Microsoft des années 80-90 qui avait réussi à bâtir un incroyable monopole et s’en servait pour verrouiller le marché et son évolution (les acteurs innovants étaient rachetés, puis dissolus pour ne pas faire de l’ombre à Windows / Office). Dans cette optique, je ne peux que m’inquiéter d’un contexte de marché où Facebook verrouille à la fois l’amont (les producteurs de contenus) et l’aval (les internautes) pour mieux valoriser son inventaire publicitaire. Ma plus grande crainte étant que nous soyons victimes du “syndrome de la crème Nivea” : un produit qui se vend très bien, parce qu’il est omniprésent, bien que plus personne ne se souvient l’avoir réellement apprécié un jour.
La question que je pose est la suivante : les internautes y gagnent-ils au change à troquer de la liberté (celle de choisir sa source d’information) contre du confort (tout trouver au même endroit) ?
Ce n’est pas la première fois que je lance un cri d’alarme (cf. Le web est mort, vive le web), je trouve néanmoins que les signes envoyés par le marché en ce moment ne sont pas rassurants…
Absolument passionnant! Cette analyse est lucide et vous brossez un tableau troublant mais lumineux.
J’aimerais ajouter une dimension “historique” pour soutenir les points mentionnés. Ce “réflexe” ou cette tendance à vouloir “contrôler” le contenant et/ou, ultimement, le contenu, n’est pas une nouveauté amenée par le web. Elle est certes spectaculaire de par l’étendue mondiale de la présence du web dans la vie de presque tout le monde, tant personnelle que professionnelle; touche les entreprises de toutes grandeurs, les États, mais elle ne demeure que le même phénomène qui a poussé l’être humain à toujours vouloircontrôler et monopoliser depuis la nuit des temps.
Que ce soit pour contrôler des accès à un plan d’eau, une route commerciale lucrative (la Route des épices), le monopole d’un produit (sucre, pétrole, soie, coton, etc.), l’Homme veut avoir le jackpot! Facebook vs la Compagnie des Cent Associés ou Microsoft vs la Standard Oil, on est devant le même phénomène!
Et pour répondre à votre question: celui qui accepte de sacrifier une partie de sa liberté pour plus de commodité aura toujours l’impression de gagner à court terme mais sera toujours perdant à long terme, car le “brimeur” d’aujourd’hui risque beaucoup de devenir l’oppresseur de demain… et ça aussi, c’est historique!
Très intéressante analyse du positionnement de ces acteurs du web.
Ceci me fait penser à un organisme comme la SACEM qui se propose de protéger les droits d’auteurs et les artistes. Mais dont le fonctionnement aide finalement très mal les artistes qui sont en bas, correctement les artistes reconnus et très bien la SACEM elle même.
Quoi de nouveau dans cet article ?
Facebook a toujours cherché à vérouiller ses utilisateurs et dès son commencement n’a à aucun moment cherché l’ouverture !
Il en va de même pour Apple qui n’intègre ses services que dans son ecosystème ou dans une moindre de mesure Google avec sa galaxie de services intégrés les uns aux autres.
Quant à l’uberisation, encore une fois, quels contenus détient Google, Snapchat ou plus proche de nous, des sociétés comme Dailymotion ou Deezer ?
Ce que vous décrivez ici est surtout l’évolution d’un modèle Publisher vers un modèle plate-formiste où ce qui importe plus est la capacité à organiser de manière pertinente les contenus plutôt qu’à produire les contenus eux-mêmes…
Ce qu’effectivement Facebook réalise avec un certain succès !
@ Serge > Certes, mais il y a une grande différence entre organiser de manière pertinente les contenus, et se les approprier. Snapchat ne se content pas d’organiser les contenus pour en faciliter l’accès, ils exigent de CNN, MTV… de produire des contenus exclusifs qui seront lus directement dans l’application. De même, Facebook est en train de nouer des partenariats avec le NY Times ou Buzzfeed pour qu’ils publient leurs contenus directement dans Facebook, donc pas sur leur site. Là nous parlons de deux logiques différentes : celle de Yahoo ou Google (organiser pour faciliter l’accès) est bien moins dangereuse que celle de Facebook et Snapchat (faire pression pour s’approprier le contenu des autres et en avoir l’exclusivité pour le monétiser selon leurs propres règles).
“[…] Un contexte de marché qui doit en faire grincer des dents plus d’un dans la mesure où ceux qui ont largement contribué au succès de la plateforme (les producteurs de contenus) se retrouvent maintenant dans une position très inconfortable.”
Je profite de ce constat pour rebondir.
Il y a 3 ans à la conférence Sud Web, j’ai posé que nous avions, nous tous, professionnels du Web, une responsabilité dans la manière de participer à la formation d’entités comme Facebook (ou autre) en implémentant tous leurs produits sans réfléchir, par pur phénomène de mode, plus que par utilité réelle pour nos clients.
On m’a opposé, qu’à notre échelle, nous ne pouvions lutter contre des mastodontes.
Au final, je n’avais pas vraiment tort face à cette réponse fataliste. On récolte ce que l’on sème.
Mais au-delà de çà, Facebook n’est qu’un exemple de l’application digitale du procès de globalisation. Après tout, Internet n’étant que la transposition du physique au digital, il répond à la même idéologie.
Enfin, je remarque que les discours de Zuckerberg vantant un monde ouvert, fabuleux et “cool” sans frontière privé/public est un monde qu’il est lui-même en train de refermer… Tout cela a un goût amer de logique pré-totalitaire (Je pousse le trait volontairement).
Et il y a en effet de quoi s’inquiéter. Partant, ta conclusion dit tout.
“confort contre liberté”: c’est une décision qui appartient aux utilisateurs (malheureusement pas toujours conscients de l’incidence à long terme de leurs choix).
ouais, ouais, mais est-il possible d’avoir ce type de service sans qu’un leader apparaisse?
Je n’ai aucun exemple en tête d’un secteur ou n’existe aucun leader.
Par contre les leaders tournent.
Imaginons un concurrent à Facebook qui ajoute une pointe d’IA et propose des articles qui devancent notre pensée : et bien il prendrait le tête en moins d’un an, c’est certain !
Malgrés tout ce que l’on peut dire à propos de Facebook, il n’en reste pas moins un acteur et surtout un outils fondamental pour nous webmarketeurs… Et je suis personnellement pour le développement toujours plus grand de Facebook car c’est le seul qui pourra dans un futur proche rivaliser avec Google.
Alors Facebook, à quand un moteur de recherche aussi performant que Google? Je suis persuadé que la création d’un moteur de recherche par Facebook permettrai de donner à Google une assez grande claque pour rompre le monopole abusif qu’il nous fait subit…
@ Rémi > Malheureusement, Facebook a prit une telle longueur d’avance, et est incrusté tellement profondément dans le quotidien des internautes qu’un nouvel entrant aurait bien du mal à s’imposer (le dernier en date à avoir essayé est Google+)
@ Local Company > Je doute que Facebook parvienne un jour à concurrencer Google sur le search (Yahoo et Microsoft s’y sont cassé les dents), de toute façon il n’y a pas débat puisqu’ils n’essayent même pas (FB est positionné plus en amont dans le tunnel de commande).
Excellente analyse Frédéric , je remarque de plus en plus l’impact de facebook (et surtout les pages facebook) sur le comportement des consommateurs , …