La réalité virtuelle sera le média du XXIe siècle. Oui, mais quand ?

Le salon CES ferme ses portes avec son lot de gadgets et ses deux tendances fortes : les intelligences artificielles et la réalité virtuelle. Le moins que l’on puisse dire est que les constructeurs et éditeurs ne ménagent pas leurs efforts pour accélérer l’innovation et lancer des produits  de réalité virtuelle toujours plus performants. Un peu comme s’ils avaient peur de rater la vague (comme ça a été le cas pour les smartphones où l’avance prise par Apple leur permet de capter l’essentiel de la valeur). Si la taille réelle de l’audience est pour le moment faible, le potentiel est bien là, nous ne cherchons simplement pas au bon endroit.

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Une audience faible, mais de gros investissements

J’ai déjà eu l’occasion de parler de la VR a plusieurs reprises. Si tout le monde est d’accord pour dire que c’est l’avenir (2017 sera l’année 1 de la réalité virtuelle), passés les premiers projets / produits, le marché est très clairement en train de se chercher un second souffle.

Autant ne pas se voiler la face : l’audience de la réalité virtuelle reste encore très faible : une dizaine de millions de cardboards écoulés, mais à peine 2 M d’unités pour les casques indépendants (Casques de réalité virtuelle : Sony mène le marché devant HTC et Oculus VR). Si les masques en carton sont un excellent moyen de familiariser le public avec la vidéo 360° ou les environnements virtuels, ils sont très loin de reproduire la claque que l’on peut se prendre avec un dispositif complet (casque indépendant + capteurs externes + manettes pour la captation des mains). En ce sens, la démocratisation de la “vraie” VR n’en est qu’à ses tout débuts, car le matériel et l’installation requis sont conséquents.

Pourtant, les choses avancent dans le bon sens. La preuve avec l’édition 2017 du CES qui a été un véritable festival d’annonces pour les fabricants de puces (Intel demos untethered Project Alloy virtual reality multiplayer experience, AMD unwraps its Vega graphics architecture with promise of rich, lavish virtual worlds, Qualcomm Snapdragon 835 processor brings VR to your mobile devices…) et pour ceux d’accessoires (This surreal VR simulator lets you fly and float in spaceLet me tell you what it’s like to wear VR shoes, Pocket Strafe has a different solution to moving around in VR…). Le nombre de produits et innovations présentés était visiblement conséquent (CES 2017: Best of Virtual Reality), mais l’enthousiasme des constructeurs se heurte à la réalité du marché, et laisse les observateurs sceptiques (CES 2017: Can Virtual Reality Finally Go Mainstream?). Pour une analyse plus détaillée, c’est ici : The reality of VR/AR growth.

Ce scepticisme latent n’empêchera pas les investisseurs de poursuivre leurs efforts (VR funding and innovation look strong for 2017), car contrairement à d’autres innovations qui ont fait long-feu (ex : TV 3D), la réalité virtuelle est une authentique rupture technologique, comme nous n’en avions pas connu depuis… depuis quand déjà ? C’est simple : pour trouver des exemples de réactions extatiques comme celle que peuvent avoir les personnes qui la testent pour la première fois, il faut remonter aux premières projections cinématographiques !

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Si l’audience est faible, le terreau de la réalité virtuelle est en revanche très fertile, car elle se positionne en rupture par rapport à la vidéo.

Un marché de la vidéo tiré vers le bas par un phénomène de banalisation

Je pense ne rien vous apprendre en vous disant que la vidéo est incontestablement LE format de référence grâce à la combinaison magique social + mobile.

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Entre YouTube, Facebook, Snapchat… les contenus vidéo sont devenus en commodité : ils sont disponibles gratuitement, accessibles sur de nombreux terminaux et en quantité (quasi)infinie. Ce phénomène de banalisation de la vidéo est largement dû à la démocratisation des outils de production / montage / publication / diffusion (même mon petit garçon de 11 ans a sa chaine YouTube). Il en résulte nécessairement une baisse de la valeur perçue. Nous parlons ici de vidéos courtes, mais cette baisse de la valeur perçue peut également être constatée sur des formats plus longs (films, séries TV) avec la généralisation des offres OTT comme celle de Netflix (consultation illimitée pour 8€/mois). Si les salles de cinéma ne subissent pas trop la concurrence de ces offres, il est évident que leur fréquentation va immanquablement se tasser si elles ne sont pas capables de proposer une plus forte valeur ajoutée.

Et c’est là où la réalité virtuelle rentre en scène : proposer une expérience différenciante, capable de réenchanter les spectateurs. Quoique là, ils ne sont plus spectateurs, mais acteurs, en quelque sorte… ça dépend… faut voir… Cette confusion illustre l’immaturité du secteur, mais également sa force, car tout reste à faire (la feuille est quasi blanche).

Un nouveau média à inventer

Comme précisé plus haut, j’ai déjà publié de nombreux articles sur le sujet. Aussi, pour vous fournir une analyse plus poussée, je me suis tourné vers des professionnels de la création pour déceler le vrai potentiel de la réalité virtuelle : Nonny de la Peña (The Godmother of Virtual Reality) et Cédric Gamelin, un jeune producteur croisé par hasard sur le web (La réalité virtuelle, le nouvel âge de l’image) avec qui j’ai pu m’entretenir.

Selon Cédric, l’industrie du cinéma (et des contenus) est en danger, car elle se banalise, c’était le point de départ de notre discussion. La conséquence de cette banalisation des contenus vidéo est que les utilisateurs boudent les canaux traditionnels (TV, cinéma) et passent de plus en plus de temps sur leur smartphone ou tablette (YouTube, Facebook Instagram, Snapchat…). Certes, la qualité des contenus n’est pas la même (quoi que je suis un grand fan des productions de Vice ou Red Bull Media House), mais l’abondance et la proximité avec les créateurs sont des arguments très séduisants. De là à dire qu’ils se sont lassés des productions traditionnelles et sont en recherche de nouvelles expériences… il n’y a qu’un pas !

La promesse de la réalité virtuelle est donc de reconquérir les spectateurs en leur proposant une expérience plus riche et plus immersive. Le problème est que la réalité virtuelle est un domaine assez vaste qui englobe plusieurs catégories de produits et contenus. Concernant les produits, nous avons une large gamme de casques qui vont du masque en carton à 15 € jusqu’au casque semi-pro à quasiment 1.000 € (si on y ajoute les manettes et le boitier sans fils). Pour ce qui est des contenus, là aussi il faut distinguer plusieurs formats de réalité virtuelle :

  • Les photos et vidéos à 360° que l’on se contente de regarder ;
  • Les scènes 3D scriptées avec lesquelles ont ne peut pas interagir (ex : les Spotlights Stories de Google) ;
  • Les scènes volumétriques dans lesquelles on peut se déplacer et éventuellement interagir avec certains éléments du décor ;
  • Les environnements virtuels qui proposent le plus haut degré d’interactivité (ex : jeux ou univers virtuels).

Les vidéos à 360° que l’on trouve sur YouTube, Facebook ou Twitter sont des vecteurs de vulgarisation très intéressants, mais ils sont loin de délivrer l’expérience disruptive promise. Dommage, car c’est le produit d’appel le plus répandu. Dans ce contexte, effectivement, la réalité virtuelle n’est clairement pas la révolution annoncée et ne risque pas de générer les revenus nécessaires pour couvrir les investissements. Mais juger le potentiel de la réalité virtuelle simplement sur les vidéos à 360° serait une grave erreur, car elles ne sont que le cas d’usage le plus basique, très loin de ce que l’on peut ressentir avec des réalisations plus sophistiquées :

  • Des jeux particulièrement spectaculaires ou innovants comme Star Wars Battlefront VR ou Superhot VR (cf. les palmarès de GameSpot ou Wareable) ;
  • Des environnements de Social VR comme Sports Bar VR ou vTime ;
  • Des simulations ou environnements ludo-éducatifs comme le très addictif Job Simulator (il faut vraiment l’essayer pour en comprendre la puissance) ;
  • Des environnements pédagogiques comme le projet du American Museum of Women’s History qui met en scène la vie de Mary Katherine Goddard (Finally: A Museum That Brings Virtual Reality to Women’s History), projet produit par Emblematic, la société de production pour laquelle travaille Cédric.

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C’est très clairement dans ce domaine qu’il y a les expériences les plus intéressantes à vivre. D’autres contenus de journalisme immersif ont également été produits par Emblematic : One Dark Night et Kiya, deux reconstitutions de drames, ainsi que Project Syria, la reproduction d’un camp de réfugiés destiné à sensibiliser le grand public.

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Ces trois exemples sont particulièrement intéressants, car ils illustrent parfaitement le principal avantage de la réalité virtuelle : retranscrire une réalité, une expérience ou un événement de façon très fidèle, sans la distance induite par la caméra ou l’interprétation du réalisateur.

Dans la même idée, je vous recommande chaudement le documentaire 6×9 qui décrit avec perfection l’expérience d’isolement carcérale : A virtual experience of solitary confinement (cf. la genèse du projet : Could you survive solitary? Behind the scenes of the Guardian’s ‘6×9’ VR experience).

Autre projet sur le même thème ici : After Solitary Trailer. L’objectif de ce type de réalisation est de marquer les esprits, de faire passer des messages avec beaucoup plus de force. C’est donc là que réside le réel potentiel de la réalité virtuelle, pas dans les simples vidéos à 360°. Nous nous situons ici à l’opposé des micro-vidéos et listicles, qui remplissent parfaitement leur rôle de divertissement / abrutissement, mais qui finiront immanquablement par lasser les internautes (qui se souvient de l’époque où il n’y avait quasiment plus de musique sur les ondes FM, que des témoignages d’auditeurs ?).

En termes de coûts de production, là aussi il y a des fausses idées qui circulent : selon l’expérience de Cédric, produire un contenu vidéo de qualité professionnelle requiert énormément de matériel et de compétences. Dans certains cas, il n’est tout simplement pas possible de venir filmer avec toute l’équipe et le matériel, car les contraintes sont trop fortes, ou car les autorisations sont impossibles à obtenir (ex : dans un camp de réfugiés à l’autre bout du monde ou dans une cellule de 9 m2). Il devient alors plus simple de recréer la scène en 3D volumétrique (avec des techniques comme la photogrammétrie) et y placer en incrustation des acteurs filmés en studio ou des avatars. Ce que je retiens de mon entretien avec Cédric est que les contraintes de production de la réalité virtuelle poussent à une nouvelle forme de créativité et d’écriture.

Moralité : la réalité virtuelle n’est pas une évolution de la vidéo, c’est un nouveau média que l’on expérimente. Il a fallu de nombreuses années à la radio, la télévision ou l’ordinateur pour se démocratiser et être présent dans (quasiment) tous les foyers. Il en sera de même pour la réalité virtuelle, car la marge de progression est gigantesque : miniaturisation des masques, normalisation des formats, enrichissement des contenus, structuration de la “pensée VR” (la façon de raconter une histoire ou de retranscrire un évènement ou un lieu)… Non, la réalité virtuelle n’arrivera pas à maturité dans 6 mois, mais l’attente sera à la ahuteur des espérances, notamment dans des lieux comme les salles de classe qui n’ont pas évolué depuis 3 générations. Tous les matins, je vois mes garçons partir à l’école avec des sacs de près de 10 kg sur le dos. Je ne remets pas en cause l’intérêt des manuels scolaires, mais peut-être pourrions-nous commencer à réfléchir à l’évolution de ce format papier qui commence réellement à dater.

Au-delà de ce problème du poids des cartables, c’est tout le système éducatif qui serait à revoir. Dans le monde des médias, c’est la même chose : c’est toute la chaîne de production / diffusion qui serait à revoir, de même que les leviers de financement / monétisation et les formats publicitaires proposés aux annonceurs. La route sera longue, mais nous avons déjà fait les premiers pas sans trébucher.