En 10 ans, le web a énormément changé, notamment sous l’impulsion des smartphones et des médias sociaux, mais ces deux tendances ne sont que les arbres qui cachent la forêt. Ne vous y trompez pas :les plateformes de contenus et services sont les principaux facteurs de changement. En fluidifiant les échanges et en abaissant les coûts de transaction, les plateformes sont plus généralement le principal moteur de la transformation digitale. Si Uber a été érigé comme le porte-étendard de la platform economy, toutes les plateformes ne détruisent pas forcément de la valeur, loin de là !
Le web est une meta-platforme
Dans sa définition la plus simple, une plateforme en ligne est un service où se rencontrent l’offre et la demande. Ça vous fait penser à Ebay ? C’est normal, nous pouvons considérer l’ancêtre du web comme une des premières plateformes. En ce sens, les places de marché sont également des plateformes, mais à vocation uniquement commerciale. Car sur une plateforme, il n’y a pas que des acheteurs et des vendeurs. Prenons l’exemple d’un marché : on y trouve des vendeurs, des acheteurs, mais également des touristes et badauds (qui sont là pour voir du monde ou pour l’ambiance), des élus locaux (qui descendent “sur le terrain”), des crieurs de rue (si si, ça existe encore !)…
Le point commun de toutes ces personnes, c’est qu’ils profitent de l’affluence. Les plateformes reposent sur la même motivation : plus on y croise de monde et plus elles sont intéressantes. Certains ramènent les plateformes à des considérations technologiques (API Economy as a competitive factor: iPaaS in the Age of the Internet of Things and Multi-Cloud Environments), mais une plateforme est avant tout un carrefour d’audience sur lequel on pose un modèle économique, généralement une commission sur les transactions. Plus l’audience est forte sur une plateforme, plus il y a de probabilité que des ventes se fassent, plus les coûts de transactions sont bas (malgré la commission payée à la plateforme en elle-même).
Au siècle dernier, nous ne parlions pas de plateformes, mais de portails. Le principe est cependant le même : profiter d’une forte audience pour abaisser les coûts de distribution du contenu. C’est ce qui a fait la fortune de Yahoo, AOL, MSN & cie, sauf qu’ils gagnaient de l’argent en vendant des publicités. Ces portails ont cédé la place aux plateformes numériques qui proposent encore plus de contenus / services et gagnent encore plus d’argent en vendant des publicités (Un meta-média pour les dominer tous).
Si l’on inclut dans la définition les portails et places de marché CtoC (Ebay, PriceMinister, Craigslist…), les plateformes ont toujours existé, au même titre que les intelligences artificielles, mais ce n’est que récemment que l’on a commencé parler de l’économie des plateformes (The Rise of the Platform Economy, Mythbusting the Platform Economy) et de leur impact sur l’économie mondiale (The Platform Economy has arrived, here’s what you need to know about it, The Online Platform Economy, Has Growth Peaked?).
Les GAFABAT en force, les NATUS en embuscade
Si l’on parle autant des plateformes ces derniers temps, c’est à cause des géants du web qui n’ont jamais été aussi puissants. Google, Apple, Facebook et Amazon sont les plateformes les plus emblématiques (lire à ce sujet le très complet GAFAnomics). Tout a commencé avec la markerplace d’Amazon (distribution de produits), puis avec iTunes (distribution de contenus numériques), puis la Facebook Platform (RIP) et plus récemment les systèmes de syndication de contenus (L’avènement des plateformes de contenu et la revanche de la syndication).
Aujourd’hui, les GAFA sont surpuissants et surtout très riches, car ils ont su industrialiser l’exploitation de leur audience : ils cumulent autant de richesses que des pays de taille moyenne comme la Thaïlande (Des barbares numériques aux nouveaux maîtres du monde).
L’emprise des GAFA dans le quotidien des consommateurs est proportionnelle au temps qu’ils passent en ligne. Avec l’avènement des smartphones et médias sociaux, ça représente près de 4 h par jour.
Nous, occidentaux, faisons une fixation sur les GAFA. Mais en Chine, les plateformes numériques “locales” (Baidu, Alibaba, Tencent) ont une emprise encore plus forte sur les consommateurs. La célèbre application de messagerie Weixin (WeChat pour nous) est à ce sujet un autre exemple emblématique de plateforme : on peut y communiquer (c’est sa fonction première), mais on y trouve également un ensemble de contenus et de services à consulter / exploiter en toute simplicité. C’est sa formidable audience (850 M d’utilisateurs) qui fait sa force. Et avec les changements de la semaine dernière, l’application fluidifie encore plus la rencontre entre offre et demande (WeChat rolls out ‘mini programs’ in a bid to kill off apps et WeChat’s ‘mini app’ system could revolutionize the way we interact with apps).
Vous noterez au passage que les Chinois de Tencent n’ont rien inventé, ils ont simplement reproduit le concept de portail mobile popularisé dans les années 90 par NTT DoCoMo au Japon avec son service iMode. Lui-même fortement inspiré de notre Minitel, mais bon… ne refaisons pas l’histoire.
Des plateformes par centaines
Si les GAFA sont les plateformes les plus visibles, il existe des centaines de plateformes que vous utilisez au quotidien sans vous en rendre compte :
- des plateformes de contenus (Facebook, YouTube, Twitter, Medium, TripAdvisor…) ;
- des plateformes d’applications (iTunes App Store, Google Play…) ;
- des plateformes d’applications professionnelles (SalesForce, Google Suite…) ;
- des plateformes de services de transport (Uber, BlaBlaCar, Google Maps…) ;
- des plateformes de prestations d’hébergement et/ou touristiques (AirBnB, Booking, Expedia…) ;
- des plateformes de financement (KickStarter, IndieGogo…) ;
- des plateformes d’innovation (Innocentive, NineSigma…) ;
- des plateformes de compétences (LinkedIn, Freelance…) ;
- des plateformes de formation (Edx, Cousera, Udacity…) ;
- des plateformes de main d’oeuvre (TaskRabbit, FancyHands, mTurk…) ;
- des plateformes de producteurs (Alibaba…) ;
- des plateformes de livraison de repas (Delivroo…)…
C’est bien simple : vous pouvez considérer qu’il existe une plateforme pour quasiment tout et n’importe quoi. Le marché suivant naturellement le chemin de moindre résistance, les plateformes en ligne pullulent et grignotent une part de marché toujours plus importante.
Les plateformes sont là pour durer, autant faire avec !
Disons-le tout de suite : toutes les plateformes ne sont pas rentables. Le modèle de plateforme n’est rendu possible qu’à partir d’un certain niveau d’audience. Généralement, les plateformes qui se lancent proposent des coûts de transaction bas pour stimuler les échanges et attirer plus de monde, puis elles les augmentent pour rentabiliser des investissements. C’est ce qu’est en train de faire Uber, au détriment des chauffeurs qui voient leurs revenus baisser progressivement. Doit-on pour autant fermer Uber et revenir à la situation initiale avec un oligopole des opérateurs de taxis ? Non, il est toujours préférable de laisser le marché s’autoréguler. Si Uber est trop gourmand, ou si le service se dégrade, les chauffeurs et utilisateurs migreront vers une autre plateforme.
Ceci nous amène à parler de la viabilité des plateformes : toute l’ingéniosité du modèle repose sur le fait que plus les participants gagnent de l’argent et plus l’opérateur de la plateforme en gagne également. L’App Store d’Apple est à ce jour la plus belle réussite : elle a gagné des dizaines de milliards de dollars, mais en a généré (ou à faciliter la génération) de centaines de milliards. En synthèse : l’écosystème autour de l’App Store a permis de créer une richesse phénoménale qui a été répartie entre les différents participants. En règle générale, on estime qu’une plateforme est un succès quand l’écosystème qui vit dessus gagne plus que l’opérateur de la plateforme.
Les plateformes reposent donc sur un modèle économique viable. Si elles sont là pour durer, et si on en trouve pour tous les contenus, produits et services, votre société est forcément menacée de façon directe ou indirecte par une ou plusieurs plateformes. Nous sommes tous d’accord pour dire qu’il ne sert à rien de se cacher derrière la loi ou un éventuel projet de loi, au final se sont les consommateurs qui décident. Puisque les plateformes font maintenant partie du paysage concurrentiel, il faut faire avec.
Plusieurs options s’offrent à vous pour faire face aux plateformes numériques :
- Faire l’autruche et attendre votre départ en retraite (une “stratégie” très populaire) ;
- Profiter des plateformes existantes pour optimiser votre marketing et vos actions de communication (Comment les plateformes de contenus et services transforment le marketing) ;
- Profiter des plateformes pour optimiser vos coûts de fonctionnement en abandonnant les activités non stratégiques (celles qui contribuent le moins à la création de richesse) et vous concentrer sur votre véritable savoir-faire ;
- Repenser votre modèle économique et/ou votre organisation pour créer votre propre plateforme (Instead of Optimizing Processes, Reimagine Them as Platforms).
Ne vous laissez par leurrer ce que vous pouvez lire à droite et à gauche : transformer une activité auparavant intégrée en une plateforme ouverte est un chantier titanesque et représente un saut culturel gigantesque. Sous la pression de nouveaux entrants, Accor Hotels est en train de le faire, mais c’est un chantier à 225 M€. Traduction : oui, c’est possible, mais cela exige un engagement total de la Direction Générale. Donc non, toutes les entreprises ne sont pas éligibles, certaines (la plupart ?) étant engluées dans des carcans culturels et des batailles de chapelles (ex : EDF qui essaye depuis de nombreuses années de faire monter en puissance sa plateforme de travaux de rénovation pour les particuliers).
Au final, dans un monde “post-ownership”, la question est maintenant de savoir sur quelle activité il faut concentrer les efforts et sur quelles plateformes il faut s’appuyer pour maintenir la qualité de service / de production. Sommes-nous en train de parler d’outsourcing ? Oui… mais je préfère parler de Lean Organization ou d’extraprise : laisser des acteurs extérieurs créer de la valeur là où l’entreprise ne le peut pas, et optimiser ainsi les ressources. Traduction : non, les plateformes ne sont pas une fatalité, tout dépend de la résistance au changement de votre entreprise ou organisation.
Tout ceci peut vous sembler un peu vague, certes, mais le potentiel disruptif de ces plateformes est bien réel. Pour y voir plus clair, je vous recommande fortement la lecture des livres Exponential Organizations et The Rise of the Platform Marketer.
À la recherche du prochain modèle de plateforme
AirBnB, Uber & cie sont des modèles qui font rêver tout le monde. D’ailleurs, la plupart des startups se définissent en fonction de ces nouveaux “standards” (ex : “nous sommes le Uber de ceci ou le AirBnb de cela“). Mais ça n’empêche pas le marché de s’interroger sur l’évolution des plateformes et de celles qui vont émerger après les GAFA, BAT ou NATUS.
Force est de constater que pour le moment, nous avons le plus grand mal à nous projeter tant la domination de Google et Facebook est spectaculaire. Certains nous prédisent l’avènement des chatbots par l’intermédiaire des applications de messagerie. Weixin est un cas d’école très intéressant, mais le marché chinois possède des caractéristiques très différentes de l’Europe ou des États-Unis. Donc non, ça ne sera pas Facebook Messenger.
Quand on y réfléchit bien, encore une fois, les applications de messagerie sont l’arbre qui cache la forêt (les assistants personnels). Je me suis d’ailleurs longuement impliqué sur ce sujet : Chatbots et assistants personnels façonnent le web de demain, Les chatbots ne sont qu’une étape intermédiaire vers les interfaces naturelles, À quoi va ressembler l’ère post-smartphone ? et Du SoLoMo au VoCloAI. Et au cas où vous vous poseriez la question : non, les intelligences artificielles ne sont pas les prochaines plateformes non-plus (cf. AI is the new UI ? Non, je ne pense pas !).
Non seulement les assistants personnels sont disponibles à travers de nombreux terminaux (ordinateurs, smartphones, smartwatch, enceintes connectées, tableaux de bord connectés…), ils progressent à une vitesse grand V (Amazon’s smart assistant Alexa now tops 7,000 skills, a 7X increase in 7 months), mais sont également ce que nous avons de mieux pour servir de pont avec la pléthore d’objets connectés. Sous cet angle et avec le recul, on comprend mieux pourquoi Google a payé aussi cher pour acheter Nest.
Moralité : avec la perspective de la montée en puissance des assistants personnels d’Amazon (Alexa), Google (Assistant), Apple (Siri), Facebook (M) ou Microsoft (Cortana), notre dépendance aux GAFA ne risque pas de diminuer, bien au contraire !
Merci Fred pour cette analyse. Super riche, très smart. A garder.
Bravo ! C’est fort bien analysé fort bien documenté fort bien synthétisé et très lisible . Si tous les articles pouvaient être comme celui ci on gagnerait tous du temps ! Merci :-)