Voilà maintenant près de 5 ans que nous parlons de transformation digitale, ou plutôt que le terme est utilisé. Aujourd’hui, tout le monde est à peu près d’accord pour reconnaitre qu’il se passe quelque chose et qu’il y a urgence, mais force est de constater que chacun y va à son propre rythme. Le problème est que la phénomène de transition numérique est inexorable, il se poursuit quels que soient les secteurs d’activité et ne semble pas ralentir. Si jusqu’à présent la plupart des entreprises et marques ont plutôt bien tenu le choc du numérique en bricolant des projets à droite et à gauche (boutique en ligne, pages Facebook, hackathons…), elles ont surtout profité de l’inertie du marché pour pouvoir retarder l’échéance.
Jusqu’ici tout va bien…
Nous sommes maintenant officiellement en 2018 (j’ai vérifié) et le numérique occupe une place toujours plus importante dans notre quotidien, dans l’économie et dans la société (j’ai déjà publié de nombreux articles sur la question : Transformation digitale : pourquoi maintenant ?). S’il y a donc un consensus sur le rôle prépondérant que joue le numérique dans cette transformation, le web est toujours un sujet gênant dont les entreprises essayent de se débarrasser pour pouvoir rester concentré sur le core business (elles sous-traitent à des prestataires). Le problème est que ce fameux core business se déplace. Comme le dit Jean-Paul AGON, PDG de L’Oréal : “l’e-commerce n’est plus la cerise sur le gâteau, mais le nouveau gâteau”.
À mesure que leur rente de situation s’amenuise, ces entreprises accumulent petit à petit un retard, un peu comme quelqu’un qui s’endette tous les mois sans trop y faire attention, jusqu’à ce qu’il se retrouve en situation d’insolvabilité. Et c’est bien ce qui guette toutes ces entreprises et marques qui s’accrochent à leur activité historique et tardent à remettre en question leur offre, positionnement ou modèle économique : se retrouver avec un passif numérique tellement important qu’elles ne parviennent plus à rattraper leur retard et finissent par mourir asphyxiées, comme ça a été le cas pour Kodak, Blockbuster, l’encyclopédie Universalis…
Réduire la dette numérique reviendrait à combler le retard accumulé sur le numérique. Un retard qui s’accumule à différents niveaux : les connaissances et compétences, l’équipement, le système d’information, les canaux de communication / vente / fidélisation… mais également les mentalités et façons de travailler.
Jusqu’à présent, la plupart des entreprises parvenaient à limiter la casse, car la pression des concurrents numériques n’était pas si forte, mais la situation a changé avec la domination des GAFA, l’avènement des plateformes, les pratiques de marketing automation et d’achat programmatique, et bien sûr la montée en puissance des intelligences artificielles. Même la plus petite TPE est maintenant potentiellement menacée par une forme plus ou moins directe de concurrence numérique. L’objectif prioritaire sera donc de résorber la dette numérique des équipes en mettant à niveau les collaborateurs afin de ne laisser personne à la traine.
Vous n’avez pas les bases
En décembre 2016, un rapport de l’OCDE s’interrogeait sur les compétences des adultes en traitement de l’information. Croyez-le ou non, mais les résultats de cette étude menée dans plus d’une trentaine de pays sont tout simplement catastrophiques :
- 1/4 des personnes testées sont incapables de se servir d’un ordinateur ;
- 2/3 ne parviennent pas à compléter une tâche de difficulté moyenne (ex : une recherche à deux critères ou la complétion d’un nouveau formulaire ;
- seuls 5% des personnes sont considérées comme ayant un niveau de compétence supérieur.
Ces chiffres sont très surprenants, mais sont corroborés par l’analyse qu’en a faite les équipes de Jakob Nielsen : The Distribution of Users’ Computer Skills: Worse Than You Think.
Je n’ai pas réussi à mettre la main sur des chiffres récents qui concernent la France, en revanche, je constate de manière empirique que la moitié des personnes dans mon quotidien professionnel ont des connaissances très superficielles en informatique : elles sont incapables de gérer de façon structurée leurs fichiers ou emails, de manier un masque dans Powerpoint ou de manipuler une grille Excel sans écraser des formules. Pire : je croise régulièrement des personnes à très haut niveau de responsabilité qui ne savent pas se servir de leur ordinateur, car personne ne leur a appris.
Je ne juge, ni n’incrimine personne, je constate simplement la conséquence d’une gestion désastreuse de l’informatisation des entreprises : les travailleurs du savoir (cadres et assimilés) sont maintenant tous très bien équipés en terminaux numériques (ordinateur, smartphone…), ont accès à de nombreux services en ligne et bases de données, mais ne savent pas réellement s’en servir (et sont très loin de savoir comment ça marche réellement). Ce manque de compétence a un impact économique direct : Le coût de l’incompétence informatique en France est de 8500 € par an/salarié (fourchette basse). Plus grave : ces lacunes informatiques ont également un impact sur la capacité d’une entreprise à prendre le virage du numérique. Comment voulez-vous que des salariés soient moteurs de la transformation digitale de leur entreprise (qu’ils participent activement à la refonte des processus, des offres…) alors qu’ils galèrent au quotidien dans des tâches aussi basiques que la gestion des fichiers ou la manipulation d’outils bureautique ?
Peut-être ne percevez-vous pas réellement ces lacunes informatiques, car vous baignez dans le numérique et les startups, mais je peux vous garantir que la fracture numérique est une réalité dans l’ensemble des entreprises. Pas étonnant que moins d’1/3 d’entre elles aient une vision et une feuille de route précise pour leur transformation digitale !
Le changement c’est maintenant !
Plutôt que de nommer un Chief Digital Officer ou d’annoncer en grande pompe des partenariats avec telle ou telle startup, les entreprises devraient plutôt prendre le sujet à bras le corps et procéder à une grande remise à niveau de leurs collaborateurs. Un ré-apprentissage de l’outil informatique et du numérique qui passerait par différents stades : l’acculturation, la prise en main et la sensibilisation.
Pour bien appréhender les enjeux de la transformation digitale, il est ainsi essentiel de transmettre aux collaborateurs des éléments de culture numérique :
- les principaux usages liés aux terminaux numériques (notamment le fait que le smartphone soit maintenant le premier écran, devant la TV) ;
- l’importance prise par les GAFA dans notre quotidien et dans l’économie, ainsi que l’étendue de leur empire (leurs nombreuses diversifications) ;
- les avancés en matière d’automatisation et de robotisation ainsi que les problèmes sur lesquels les industriels et chercheurs butent encore ;
- les domaines d’applications de l’intelligence artificielle ainsi que les limitations du machine learning
- les enjeux et limites de la blockchain…
Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle illustre bien l’objectif poursuivit : faire prendre conscience aux collaborateurs de l’impact du numérique et faire sauter d’éventuels verrous psychologiques ou préjugés (ex : “le commerce en ligne, c’est des ventes virtuelles”).
La deuxième étape consistera à s’assurer que les collaborateurs ont une bonne prise en main des supports et services numériques et qu’ils en font un usage convenable :
- ordinateurs et smartphones (paramétrage et manipulations basiques) ;
- moteurs de recherche (utilisation d’équation de recherche à plusieurs termes, utilisation des filtres et tris, définition d’alertes) ;
- médias sociaux (création et gestion des comptes) ;
- commerce en ligne (éviter les arnaques, commander en confiance) ;
- applications en ligne (identifier les plus pertinentes pour chaque tâche, connaitre les raccourcis au clavier…)
- recherche et commandes vocales (sur le smartphone comme sur l’ordinateur) ;
- réalité augmentée / virtuelle (découverte et familiarisation avec les différents usages).
Là encore, la liste n’est pas complète, mais le plus important selon moi est de revenir sur des fondamentaux que l’on considère (à tort) comme acquis : organisation des fichiers (classement, nommage, versionnage), gestion des mots de passe et des paramètres de confidentialité. De même, il me semble essentiel de ressortir la nétiquette du siècle dernier et de leur enseigner les règles de conduite et de politesse sur les médias sociaux ou les outils de communication (emails, SMS, messagerie mobile…). Nous pourrions envisager ici de dédramatiser avec un cours sur le bon usage des emojis 😁
La troisième étape consisterait à sensibiliser les collaborateurs à l’esprit entrepreneurial :
- le principe d’innovation ouverte (en comprendre les règles et son intérêt) ;
- l’approche lean (que l’on peut traduire par “maigre” ou “frugale”) et ses subtilités ;
- les méthodes agiles (notamment pour responsabiliser et donner un maximum d’autonomie).
Une fois l’ensemble des collaborateurs remis à niveau, alors seulement il serait opportun de faire monter en compétences sur des sujets plus “pointus” les personnes ou équipes directement impliquées dans la transformation digitale :
- la donnée, ses vertus et les outils / pratiques qui vont avec (la fameuse data literacy) ;
- les APIs, leur intérêt et limites (surtout au niveau des directions métiers) ;
- l’algorithmie et le machine / deep learning (non pas pour concevoir une IA, mais pour repenser un processus ou une activité avec l’aide d’une IA).
Mettre la charrue avant les boeufs
Vous l’avez compris, mon propos est ici de dire que la réduction de la dette numérique est une étape obligatoire pour mener à bien une transformation digitale. Nommer un CDO, créer un incubateur, organiser un hackathon ou nouer un partenariat avec Google ou IBM ne vous aidera pas à vous transformer, au contraire, cela ne fera que reporter l’échéance. Il est donc essentiel de réduire la distance au numérique pour chaque collaborateur, et pas seulement les plus jeunes ou ceux qui sont directement impliqués dans un projet.
Résorber la dette numérique passera par cette acculturation des collaborateurs, cela permettra de mieux leur faire comprendre les enjeux, de les (ré)impliquer et surtout de lever des appréhensions vis-à-vis de ce grand méchant internet qui fait que détruire des emplois et de la valeur.
Une fois cette remise à niveau effectuée, une entreprise pourra sereinement envisager les étapes suivantes : rénovation du S.I., digitalisation des canaux de communication / vente / fidélisation, mise en oeuvre des dernières innovations, refonte des offres, étude de modèles économiques alternatifs… Mais c’est une autre histoire et j’aurai l’occasion d’y revenir.
Bonjour,
C’est le deuxième article de vous que je lis, grâce à l’Université SNCF. Merci !
Je n’y connais pas grand chose en numérique et je suis en train de faire ma culture :) Franchement, j’ai trouvé les deux articles que j’ai lus top : intéressants, construits, bien écrits, simples à lire et comprendre pour un public non initié, argumentés sur le fond et enrichis d’une vraie analyse !
Encore merci pour votre partage et sa qualité :)
Merci pour vos encouragements. N’hésitez pas à remonter d’un ou deux ans dans les archives, il y a d’autres articles de qualité !