Le week-end dernier est sorti le deuxième volet de Red Dead Redemption, le produit culturel le plus cher de l’histoire avec un coût de production supérieur à 600 M$, mais qui est censé dépasser la barre des 10 MM$ de revenus. Des montants qui peuvent surprendre ceux qui ne sont pas familiers du secteur des jeux vidéo. Cette sortie, et l’année exceptionnelle qu’a connu le secteur, est l’occasion de lier l’évolution des pratiques vidéoludiques avec la transformation numérique.
Celles et ceux qui me lisent régulièrement savent que je soutiens la thèse de l’accélération digitale : une accélération dans l’évolution des technologies et usages, alors que la transformation digitale des entreprises s’essouffle (Sur les MOOC qui font pschitt… et sur l’innovation de rupture en général). Comment faire dans ce contexte pour donner un second souffle aux programmes de transformation numérique ? En adoptant de nouvelles pratiques pédagogiques pour mobiliser les récalcitrants tout en stimulant les participants. Et pour ce faire, rien de tel que les jeux vidéo, car tout le monde joue (Le XXIème siècle sera vidéo-ludique).
Un secteur d’activité florissant
Avant de se lancer dans le coeur du sujet, il est important de réparer une injustice : l’industrie du jeu vidéo est la moins bien considérée des industries culturelles (les jeux sont jugés violents et immoraux), pourtant c’est celle qui créé le plus d’emplois et de richesses, et celle qui fait preuve de la plus grande créativité dans la variété des réalisations. Il y a donc un énorme paradoxe qui revient sur le devant de la scène avec l’édition 2018 de la Paris Games Week : l’inexorable essor du jeu vidéo en France.
Dans les faits, l’opinion publique n’est pas si récalcitrante dans la mesure où plus de la moitié des Français sont des joueurs. D’après une étude menée par GfK pour le SELL (le Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs), 62% des sondés considèrent le jeu vidéo comme une activité positive. Cette statistique est plutôt rassurante, car elle est en phase avec les pratiques. Les clichés négatifs sur les jeux vidéo sont donc plus véhiculés par d’irréductibles grincheux que par le marché en lui-même (après tout, il y a également énormément de violence au cinéma et à la TV, notamment au JT de 20h). Heureusement, certains sociologues apportent un regard neuf sur les usages : Un monde vidéoludique et Fortnite isn’t addicting your kids, it’s just giving them what society won’t.
Comme précisé plus haut, l’industrie du jeu vidéo est florissante, elle bénéficie d’une forte croissance et créé de nombreux emplois (cf. 4e édition du baromètre annuel du Jeu Vidéo en France). Chose rare dans l’IT : le secteur du jeu vidéo en France est tiré par deux très gros acteurs (Ubisoft et Gameloft) qui emploient des milliers de personnes, même si nous sommes encore loin des mastodontes chinois ou américains (Tencent, Nexon, Activision, EA…).
Au fil des années, le jeu vidéo est devenu la première industrie culturelle, devant l’édition et loin devant la TV, la musique ou le cinéma. À titre de comparaison, la licence la plus lucrative (Grand Thief Auto) a généré plus de 8 MM$ à son éditeur, tandis que le film le plus rémunérateur (Avatar) en a rapporté moins de la moitié (2,8 MM$). De même, certaines licences affichent des volumes de ventes impressionnants : EA Sports’ FIFA franchise surpasses 260 million copies sold. D’après les estimations de Newzoo, l’industrie du jeu vidéo devrait représenter près de 140 MM$ en 2018 (cf. Key Numbers).
Toujours selon le SELL, le marché du jeu vidéo a progressé de 18% en France avec un chiffre d’affaires 2017 de 4,3 MM€. C’est une industrie entièrement dédiée au divertissement, mais elle cache d’énormes enjeux économiques et culturels avec d’authentiques phénomènes de société comme Fortnite dont on parle beaucoup ces derniers mois, mais avant cela, il y a eu Pokemon Go, Candy Crush, Minecraft…
L’industrie des jeux vidéo cache aussi des enjeux sociétaux avec l’éternel polémique du temps passé devant les écrans (en moyenne presque 6h par semaine d’après Limelight : The State of Online Gaming 2018), de la misogynie latente (Inside The Culture Of Sexism At Riot Games) ou encore du harcèlement (Drawing the Line: When Skill-Shaming Goes Too Far).
Bref, tout ça pour dire que le jeu vidéo est une industrie culturelle parfaitement mûre, avec ses nombreux succès (Tencent), ses échecs (Zynga) et ses dérapages. La bonne nouvelle est que contrairement aux autres industries culturelles (ex : le Festival de Cannes qui boude les productions Netflix), le jeu vidéo est un secteur en très forte évolution.
Des pratiques vidéoludiques qui ont beaucoup évolué
Si les productions des jeux sur consoles tournaient toujours plus ou moins autour des mêmes genres, l’avènement des smartphones a profondément bouleversé le secteur et largement contribué à sa diversification, tant au niveau du profil des joueurs (nous sommes maintenant quasiment à la parité homme/femme), que des genres, du modèle économique (Try & Buy, Free to Play…), de la distribution (Apple et son App Store, Steam…) ou encore des supports (ex : développement des casques de réalité virtuelle).
Le changement le plus notable de ces dernières années est très certainement celui de la variété. Les jeux vidéos se consomment ainsi de façons beaucoup plus diversifiées : décontractée (casual games), immersive (réalité virtuelle), contemplative (jeux narratifs), compétitives (eSport), nostalgiques (rétro-gaming)… Lire à ce sujet : The Many Different Types of Video Games & Their Subgenres. Nous retrouvons ainsi des pratiques liées aux jeux dans des endroits très surprenants : The video games of Ecuadorean fishing village Santa Marianita et The CIA made a Magic: The Gathering-style card game for training agents, and we played it.
Les jeux vidéo sont aussi beaucoup plus inclusifs, surtout après le lancement de la Wii ( dont les manettes étaient particulièrement adaptées aux novices et aux séniors) ou plus récemment le lancement d’une manette dédiée aux personnes à mobilité réduite : Microsoft unveils its clever new Xbox Adaptive Controller for gamers with disabilities.
Cette grande diversité des usages et des genres a permis aux jeux vidéo de prouver leur intérêt en dehors du divertissement, notamment dans des domaines comme la collaboration (Minecraft, World of Warcraft), la motivation (gamification), l’éducation (serious games), les traitements thérapeutiques (réalité virtuelle, méditation), la publicité (advergames)…
Plus concrètement, les jeux traditionnels permettent surtout de développer un certain nombre de qualités dont la dextérité fine, les réflexes, la mémorisation, l’esprit de compétition, la capacité d’analyse tactique, l’acceptation de l’échec, la pugnacité… Sont-ils réellement des outils pédagogiques de premier plan ? Cette question ne date pas d’hier (The Case for Videogames as Powerful Tools for Learning) et est encore régulièrement abordée (Video Games As Learning Tools, Fact or Fiction?). Toujours est-il que les plus grandes universités s’en servent dans leur arsenal pédagogique : 18 Ways Universities Are Using Video Games To Learn.
Les jeux vidéo comme facilitateurs de la transformation numérique
Nous en venons enfin au coeur du sujet et à l’utilisation des jeux dans le cadre de la transformation digitale des entreprises. Si tous les arguments en faveur de la transformation numérique sont valables (vous ne trouverez quasiment personne pour affirmer que non, l’internet ou les smartphones n’ont rien changé), il y a encore énormément de résistance dans les petites comme dans les grandes structures (“nous ne sommes pas concernés, nous avons toujours travaillé comme ça” vs “ce n’est pas de mon ressort, c’est un autre service qui gère ça“). De plus, j’ai pu personnellement constater que sans une immixtion très forte de la hiérarchie, les collaborateurs sont généralement livrés à eux-mêmes (“ça serait bien si tu pouvais y consacrer un peu de temps“) face à des dispositifs pédagogiques génériques qui peuvent être déceptifs (ex : newsletter, MOOCs…).
C’est dans ce cadre-là que j’ai eu l’occasion de discuter longuement avec Joiakim Tuil et Caroline Jeanteur de Ubisoft sur l’utilisation du jeu vidéo dans le cadre d’un programme de transformation numérique. Tout l’intérêt d’une telle démarche serait d’aborder la transformation numérique sous un autre angle :
- faire évoluer les mentalités (avec des éléments chiffrés prouvant que les usages changent) ;
- faciliter la prise de conscience (motiver les collaborateurs à s’intéresser à la culture numérique) ;
- faire passer des messages (convaincre de l’obsolescence d’un modèle économique ou de méthodes de travail) ;
- évaluer la résistance au numérique (“les jeux vidéos, c’est pour les gamins“) ;
- …
La ludification des parcours d’apprentissage est bien évidemment le premier cas d’utilisation concret, mais tous les outils (learning management system) la proposent déjà, donc rien de très différenciant. Nous parlons bien ici d’une utilisation directe des mécaniques de jeu dans l’approche pédagogique. Non seulement cela permet de fluidifier l’apprentissage, mais cela répond aussi à une logique émotionnelle, car d’une part, le jeu est une activité naturelle chez l’être humain (cf. A Theory of Fun de Ralph Koster), mais c’est également un moyen de dédramatiser la prise de conscience. L’objectif ultime étant de redonner l’envie aux collaborateurs de se former, de modifier leurs habitudes et surtout de réapprendre à apprendre (et non pas baisser les bras et attendre la retraite).

J’ai ainsi à plusieurs reprises pu constater l’efficacité de méthodes d’animation comme Lego4SCRUM pour mettre en évidence l’incapacité des membres d’une équipe à s’organiser entre eux sans les offusquer. Le jeu se révèle être un moyen très efficace pour aider les participants à se projeter, à sortir de leur cadre de référence et à accepter de se remettre en question. Le faire dans le cadre d’un atelier comme ce que préconise l’approche LEgo4SCRUM est de loin la meilleure façon de le faire, mais cela réclame du temps et de la ressource. Si vous souhaitez le faire à plus grande échelle, selon une approche industrielle, le jeu vidéo est quasiment la seule option qui s’offre à vous. Minecraft est ainsi utilisé dans l’enseignement traditionnel (How Minecraft Is Becoming A Teaching Tool In Schools), mais rien ne vous empêche de l’utiliser en entreprise pour inciter les collaborateurs à mieux collaborer.
De même, le jeu vidéo est un excellent moyen pour faciliter la découverte et la prise en main de nouvelles technologies comme la réalité augmentée ou la réalité virtuelle. J’ai ainsi déjà eu l’occasion de vanter les mérites de Job Simulator pour faire comprendre l’intérêt des environnements virtuels immersifs.
Outre la prise en main, des jeux vidéo plus sophistiqués permettent d’améliorer des compétences-clés comme le leadership partagé (ex : gestion d’une guilde dans World of Warcraft), la planification ou la gestion des ressources (ex : Sim City, Civilization)… mais ils demandent une implication forte des participants, ce qui n’est pas compatible avec le contexte décrit dans cet article (convertir des récalcitrants).
À ce sujet, il est intéressant de constater que certains jeux vidéo qui peuvent être perçus comme de purs produits de divertissement (les fameuses grosses productions commercialisées en fin d’année) peuvent être à l’origine de changements de comportement inattendus. Une amie enseignante en histoire-géographie me faisait ainsi remarquer que les jeux de la série Assassin’s Creed lui permettaient de capter l’attention de ses élèves lycéens (The new Discovery mode turns Assassin’s Creed Origins into an interactive history lesson). De même, les épisodes récents de jeux comme Call of Duty ou Battlefield permettent de mieux faire prendre conscience des horreurs des Grandes Guerres (villes entièrement détruites par les bombardements, affrontements au corps-à-corps dans les tranchées…).
Pour en revenir au sujet de cet article, encore une fois, j’insiste sur le contexte particulier de la transformation numérique, car le jeu vidéo est un dispositif pédagogique qui a déjà fait ses preuves (The videogame that teaches business strategy better than professors), mais dans un cadre où les apprenants étaient volontaires. Dans le contexte d’une entreprise en transformation, le réflexe instinctif des collaborateurs est de ne surtout pas prendre de risque et de rester dans leur zone de confort. Il y a alors un important travail pédagogique / émotionnel pour leur expliquer qu’apprendre n’est pas un aveu d’ignorance : on ne se forme pas parce qu’on est nul, mais parce que l’on cherche à être meilleur, plus performant. Ce dernier point est particulièrement critique dans des domaines d’activité ou des entreprises où il y a un très faible renouvellement (Un serious game au service de la conduite du changement à la SNCF).
Enfin, les jeux vidéos sont un moyen de représenter le futur de façon très réaliste et immersive (ex : Detroit : Become Human, Cyperpunk 2077…) ou de mettre en scène des dérives potentielles (ex : Watchdogs). Ceci est particulièrement intéressant dans la cadre d’une campagne de sensibilisation, par exemple à la sécurité informatique ou au développement durable.
Nous vivons dans un quotidien où la technologie et le numérique sont de plus au plus présents, aussi bien sur le plan personnel que professionnel. Et là encore, les jeux vidéos représentent une belle opportunité pour aider les utilisateurs à mieux appréhender la technologie dans toute sa complexité. Les jeux vidéo ont ainsi toujours tiré l’innovation, ils concentrent tous les attributs du numérique (social, mobile, simulation virtuelle…) et sont donc logiquement à l’avant garde des dernières innovations : Ubisoft explores how blockchain games can help players.
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Pour résumer mon propos : les jeux vidéo sont une alternative très crédible aux formation traditionnelles. Ils se sont révélés être des outils pédagogiques très puissants dans le monde de l’enseignement et pourraient être potentiellement d’excellents leviers pour accélérer la transformation numérique des entreprises. Dans certains contextes, ils pourraient devenir une nécessité, notamment dans des cas où les arguments rationnels ne suffisent plus et où la résistance au changement fait obstacle à l’adoption / l’utilisation de dispositifs traditionnels (MOOCs, newsletter…).