Nous sommes en 2020, quarante ans après l’introduction des contenus et services en ligne (20 ans de Minitel + 20 ans d’internet) et je continue de lutter pour persuader des membres de COMEX que non, il ne suffit pas de pomper plus vite, de mettre la pression sur les équipes commerciales ou de faire des promotions pour pérenniser l’activité d’une entreprise. Les changements auxquels doivent faire face les acteurs historiques sont bien plus profonds qu’ils ne le pensent, surtout dans un contexte d’accélération numérique, et requièrent des transformations bien plus lourdes que la nomination d’un CDO ou l’organisation d’un hackathon. Des transformations qui ne sont pas que technologiques (API, cloud, data, IA…), mais concernent aussi les compétences et l’organisation.

En ce moment je suis obsédé par l’idée de devoir faire table rase du passée pour mieux se projeter dans cette nouvelle décennie qui commence. Ce qui motive ma réflexion n’est pas l’éventuelle sortie prochaine d’un nouvel iPhone 5G, mais plutôt le constat navrant que la majorité des entreprises fait le choix d’investir toutes leurs ressources dans la préservation d’un statu quo : se mettre en position défensive et serrer les dents pour tenter de préserver ses parts de marché. Une stratégie qui semble perdue d’avance tant les bouleversements induits par le numérique sont profonds et tant l’offre et l’organisation des entreprises historiques semblent en décalage avec la réalité du marché (La notion d’entreprise est-elle obsolète ?).
Et pourtant… ces entreprises s’accrochent et sont persuadées qu’il suffit d’intensifier l’effort commercial pour… pour quoi déjà ? On se sait plus trop tant on a la tête dans le guidon, c’est l’effet shadok (“il suffit de pomper plus vite“). Pas étonnant que les cas de désimplication et de présentéisme soient si nombreux en entreprise : car c’est un combat d’arrière garde porté par des dirigeants qui sortent tous du même moule, des hommes blancs de plus de 60 ans, qui restent bloqués dans des modèles de management du siècle dernier et sont incapables de se remettre en cause (“notre offre est la bonne, la preuve : on a vend depuis de nombreuses années“).

Non, leur ancienneté ou leur réseau de distribution historique ne les sauvera pas, car ces critères ne rentrent plus en ligne de compte dans un contexte d’accélération numérique avec un environnement ultra-concurrentiel qui récompense la rapidité d’évolution et sanctionne très sévèrement l’immobilisme. Comme le disait fort justement Darwin : dans un monde en perpétuelle évolution, ce ne sont pas les plus forts ou les plus rapides qui survivent le mieux, mais ceux qui s’adaptent le plus vite. Ce principe est transposable au monde professionnel : la capacité d’une entreprise à apprendre et à s’adapter à son environnement est essentielle à sa survie.
Développer sa capacité d’apprentissage ne se résume pas à envoyer par email le catalogue de formations à l’ensemble des employés, mais plutôt à considérer la montée en compétences (numériques) comme une priorité, comme un axe de développement stratégique pour l’entreprise. De même, s’adapter à son environnement ne se résume pas à changer sa ligne éditoriale sur Facebook, mais à revoir l’offre et le fonctionnement de l’entreprise (en plus des compétences).
L’entreprise apprenante pour résister à un environnement VUCA
Je ne vous apprendrai rien en écrivant que les entreprises sont aujourd’hui confrontées à un environnement complexe et incertain qu’elles ont du mal à comprendre, ainsi qu’à des consommateurs volatiles et aux comportements ambigus (Quels outils et pratiques marketing dans un monde VUCA ?). À partir de ce constat, les entreprises doivent impérativement se mettre dans de bonnes conditions pour mieux appréhender les challenges à relever et surtout développer de nouvelles capacités dans les domaines du numérique et de la data afin d’être en phase avec le marché et de se protéger d’une concurrence féroce.
Vous pourriez me dire que la reforme de la formation professionnelle et les initiatives de transformation digitale sont justement là pour aider les entreprises à “franchir le cap”. Certes, mais développer de nouvelles capacités ne se limite pas à rajouter des formations à son catalogue ou à organiser un concours de startups, le genre d’initiatives dont se contente la majorité des entreprises.

La notion d’entreprise apprenante n’est pas neuve dans la mesure où elle remonte aux années 90. La société était alors en pleine informatisation et les praticiens de l’époque ont posé les bases de ce que devait être une organisation apprenante : un ensemble de pratiques permettant à une entreprise de rester en phase avec son écosystème en développant sa capacité à renouveler et créer de nouvelles compétences.
Comme expliqué plus haut, nous sommes en 2020 et l’essentiel des nouvelles compétences dont ont besoin les entreprises sont concentrées dans deux domaines :
- le numérique, pour pouvoir mieux comprendre et prendre en compte les nouvelles habitudes et exigences des consommateurs, s’armer pour pouvoir faire face à une nouvelle forme de concurrence (les fameuses DNVB dont le modèle repose sur une relation directe avec les consommateurs), ainsi qu’optimiser le fonctionnement et les processus (faire des gains de productivité) ;
- la gestion et l’exploitation systématique de la donnée, pour pouvoir affiner la connaissance du marché, modéliser et anticiper les comportements des consommateurs, ainsi que mesurer de façon plus précise l’efficacité des opérations et identifier des leviers d’amélioration.
Numérique et data sont donc les deux domaines de compétences les plus critiques pour les entreprises qui souhaitent se projeter dans le 21e siècle. J’insiste sur l’importance de comprendre la dangerosité des nouveaux entrants issus du numérique, les micro-marques (DNVB pour Digital Native Vertical Brands). La grande majorité des entreprises se considère comme BtoC, tournées vers les clients, alors qu’elles sont en réalité dans une configuration BtoBtoC, car elles ne sont jamais en contact direct avec les clients : la compréhension des besoins des consommateurs se fait grâce à des instituts d’étude, les actions de communication passent nécessairement par des agences créa / média, la vente des produits se fait par l’intermédiaire de distributeurs et le SAV est sous-traité à des prestataires spécialisés.
La seule exception notoire qui me vient à l’esprit est Nespresso, la première marque à avoir mis en place un modèle intégré à l’échelle mondiale reposant sur une relation directe avec les consommateurs, avec les succès que nous lui connaissons, mais qui aura tout de même demandé 25 ans de dur labeur.
L’essentiel du travail d’une entreprise BtoBtoC est donc de briefer des sous-traitants, elles n’ont aucun échange direct avec les consommateurs, contrairement aux micro-marques issues du numérique qui ont la capacité de développer des échanges de proximité, grâce notamment aux médias sociaux sur lesquels elles sont très actives.

Un des grands enjeux des entreprises historiques sera donc d’apprendre à parler et à interagir en direct avec les consommateurs, un exercice particulièrement périlleux dans un environnement VUCA, mais néanmoins grandement facilité par la prolifération des terminaux et canaux numériques. D’où la nécessité de définir un programme ambitieux de montée en compétences numériques, le genre de programme qui nécessite un changement de format (impossible de mettre à niveau des collaborateurs avec une formation d’une journée : Ne confondez pas formation au digital et transformation digitale) et de rehausser les ambitions (L’apprentissage continu comme levier indispensable de transformation digitale) et de mobiliser des ressources spécifiques pour y parvenir (De l’importance d’un Chief Learning Officer pour réduire la dette numérique).
Développer la datalphabétisation pour être en phase avec son marché
Comme nous venons de le voir, la première étape pour qu’une entreprise sorte de sa léthargie est de passer d’une logique de formation passive (rendre disponibles des sessions de formation sans liens entre elles à travers un catalogue) à une dynamique d’apprentissage continue (avec des parcours individuels de montée en compétences). Un premier changement essentiel pour pouvoir résorber une partie du retard accumulé (La dette numérique de votre entreprise se creuse tous les jours).
La seconde étape consistera à prendre conscience de l’évolution du marché et du rôle que le numérique y a joué (Votre capacité d’adaptation à l’accélération digitale est liée à votre maitrise des enjeux du numérique). Pour y parvenir, les entreprises doivent profiter de cette dynamique d’apprentissage continu pour diffuser une culture numérique auprès des collaborateurs : relever le niveau de conscience sur l’existant (la concurrence, les usages…) et les solutions (les grands acteurs, les pratiques et outils) : La culture numérique est le principal facteur de fracture numérique.

Ces deux premières étapes relèvent d’une forme de sensibilisation au numérique. Le développement de nouvelles capacités ne pourra réellement commencer qu’avec une montée en compétences et surtout une montée en puissance. Formulé autrement : reconnaitre que l’on a des lacunes, les combler, puis acquérir de nouvelles capacités. Comme précisé plus haut, ces nouvelles capacités concernent surtout deux domaines : le numérique et la gestion de la donnée. Je ne vous ferai pas l’affront de vous expliquer l’importance du numérique, aussi nous allons nous concentrer sur l’importance de la donnée.
À une époque pas si lointaine, les choix des consommateurs étaient encadrés par tout un tas de contraintes liées à l’espace et au temps (horaires d’ouverture, mobilité, disponibilité des produits…). Le parcours d’achat des consommateurs du 20e siècle consistait essentiellement à se rendre au supermarché le plus proche et choisir l’un des produits en rayon ou céder à la facilité et prendre celui qui était en promotion en tête de gondole. Nous sommes en 2020 et ces contraintes n’existent plus : en deux décennies, nous sommes passés d’une économie reposant sur la rareté (les producteurs et distributeurs décidaient de ce qui était accessible aux consommateurs et à quel prix) à une économie de l’abondance (les consommateurs ont accès à une infinité de produits / services / informations et ne subissent plus aucune contrainte). À partir du moment où les 4/5 des adultes sont connectés 24*7*365 avec leur smartphone et qu’ils peuvent se faire livrer gratuitement chez eux le lendemain (ex : Amazon Prime / Fresh), vous conviendrez que les conditions ne sont plus réellement les mêmes, n’est-ce pas ?

Face à ces bouleversements, les entreprises ne peuvent pas espérer s’en sortir avec les pratiques du siècle dernier, notamment la business intelligence qui permet surtout d’analyser les performances des ventes ou de l’activité passée. Pour pouvoir faire face aux nouvelles formes de concurrence et à un environnement de marché incertain et complexe, les entreprises doivent se doter de capacités supérieures d’analyse du marché et des comportements des consommateurs, de même que des outils d’aide à la décision. Oui, c’est bien de pratiques de data science et de data management auxquelles je fais référence.
Ne vous y tromper pas : recruter un data analyst ou acheter une licence Dataiku DSS ne vous aidera en rien à relever les défis mentionnés plus haut. Nous parlons bien ici d’un projet d’entreprise, dont l’objectif sera de :
- faire évoluer les mentalités en développant une culture de la donnée (passer d’une culture de l’intuition à une culture de l’expérimentation / validation) ;
- procéder à une montée en compétences des collaborateurs (améliorer la littératie des données de l’ensemble des collaborateurs plutôt que de concentrer la connaissance sur une équipe réduite : La donnée est un enjeu majeur de l’accélération digitale) ;
- implémenter de nouvelles pratiques et des outils adaptés pour pouvoir comprendre l’évolution du marché, détecter les signaux faibles et s’adapter rapidement.

La datalphabétisation des collaborateurs est un chantier complexe, mais c’est une étape obligatoire pour permettre à une entreprise d’être en phase avec son marché, de s’aligner sur le rythme d’évolution et de pouvoir développer de nouvelles capacités afin d’identifier des axes d’amélioration et de définir un nouveau modèle d’entreprise, libéré de toutes contraintes physiques, à l’image de ce qu’on vécu les consommateurs.
Un modèle d’entreprise en rupture pour accompagner l’accélération numérique
Je réitère le point de départ de ma réflexion : l’incapacité des entreprises historiques à performer dans un environnement VUCA est liée à leur obstination d’investir toutes leurs ressources dans la préservation du statu quo : tenter de faire perdurer un modèle d’entreprise et des pratiques conçues au siècle dernier, dans un contexte de marché qui était radicalement différent. Albert Einstein disait fort justement que “la folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent“. Les patrons de toutes ces entreprises historiques sont-ils fous ? Je ne pense pas, mais ils sont manifestement complètement sourds et aveugles aux changements qui se produisent devant eux.
Nous sommes en 2020 et nous avons maintenant le recul et les preuves qui nous permettent d’affirmer que les entreprises qui performent le mieux sont celles qui font un usage intensif du numérique, de la data, de l’IA et qui exploitent le modèle de plateforme : 7 Examples Of How Digital Transformation Impacted Business Performance, Competing in the age of artificial intelligence et What is the Platformization? Learn how to Compete in the Age of Digital Platforms.

J’ai déjà eu l’occasion de vous expliquer que la transformation digitale d’une entreprise ne commence réellement que quand elle s’attaque au coeur du réacteur : faire évoluer l’offre, repenser les processus, modifier les méthodes et habitudes de travail… Dans le contexte de cette nouvelle décennie, il apparait comme évident que les actifs qui génèrent le plus de revenus ne sont plus les chaines de production, les immobilisations (points de vente…), ou les savoirs-faire (brevets), mais plutôt les capacités d’automatisation, de dématérialisation et de ré-intermédiation. Je vous invite à ce sujet à relire le très instructif rapport Philippe Lemoine publié il y a quelques années, mais qui est toujours parfaitement d’actualité : Rapport Lemoine sur la Transformation numérique de l’économie.
Non, la transformation digitale ne se limite pas à numériser les traitements reposant sur du papier ou à lancer une boutique en ligne, c’est un chantier de transformations beaucoup plus profondes qui vise à repenser l’offre et l’organisation pour exploiter au mieux et de façon systématique les opportunités offertes par le numérique et la data. Ceci implique de passer d’un modèle de production / distribution linéaire (donc limité par la capacité de production interne et les contraintes du réseau de distribution physique) à un modèle ouvert, modulaire et non-contraint pour favoriser l’hyper-croissance : Des entreprises augmentées aux entreprises exponentielles.

Oui je sais, ça fait beaucoup de mots savants et de belles promesses, mais rien de très concret. Pour vous aider à vous projeter dans votre transformation digitale, je vous propose les trois articles suivants qui décrivent trois modèles d’entreprise novateurs, des modèles en rupture avec l’organisation linéaire décrite plus haut :
- l’entreprise agile, celle qui maximise sa capacité d’adaptation (How to succeed in uncertain times) ;
- l’entreprise exponentielle, celle qui se plateformise pour augmenter son potentiel de croissance (Forget startups, Exponential Organizations are the new way to innovate) ;
- l’entreprise bionique, celle qui repense son fonctionnement autour de l’utilisation conjointe de ressources biologiques (les collaborateurs) et numériques (robot, IA…) afin de générer des gains de performance (The bionic company, winning the 20s).
Lequel de ces trois modèles est le plus intéressant ? Je serais bien incapable de vous le dire, mais ils proposent tous les trois des approches radicalement différentes des entreprises historiques, parfaitement en phase avec le contexte de la nouvelle décennie. Peut-être que le modèle gagnant est une combinaison des trois…

Tout ceci est très tentant, mais ne rêvez pas : les modèles décrits plus haut correspondent à une transformation radicale par rapport au modèle d’entreprises traditionnelles (organisation pyramidale, processus lourds et figés, arbitrages reposants sur la réitération et l’intuition, communication descendante…). Adopter l’un ou l’autre de ces modèles exige au préalable de réduire la dette numérique (en s’appuyant pour cela sur des pratiques d’apprentissage continu) ainsi que de développer de nouvelles capacités de traitement de la donnée et d’adaptation au changement.
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Conclusion : non, la meilleure façon de se projeter dans cette nouvelle décennie n’est pas d’incuber une nouvelle fournée de startups ou de recruter un data scientist, mais de capitaliser sur l’existant (les ressources, les points forts…) et de se mettre dans une dynamique d’évolution permanente.