La bataille du cloud se gagnera bureau par bureau

Saviez-vous que la première version d’Excel avait été lancé en 1985 sur Macintosh ? Cela fait donc 35 ans que le quotidien des employés de bureau tourne autour des lignes et colonnes du célèbre tableur de Microsoft. Aujourd’hui, ce fait historique semble anachronique dans le contexte de travail hybride imposé par la pandémie. Si le cloud semble être une évidence pour faciliter la collaboration et le travail à distance, la transition vers les outils en ligne n’est pas si simple. La réalité opérationnelle et les résistances au changement imposent un accompagnement des utilisateurs dans leur prise en main de nouveaux outils et leur acceptation de nouvelles façons de travailler.

Saviez-vous qu’il existe un championnat du monde d’Excel sponsorisé par Microsoft (la Financial Modeling World Cup) ? Des équipes du monde entier se sont affrontées en décembre dernier pour l’édition 2021 avec une prime de 10.000$ empochée par l’Australien Andrew Ngai, le nouveau champion du monde en titre qui coiffe au poteau les compétiteurs américains et indiens (Top Excel experts will battle it out in an esports-like competition this weekend).

Cette anecdote peut vous faire sourire, mais le tableur de Microsoft est devenu en quelques décennies un véritable phénomène de société : Excel est un des piliers de notre monde professionnel, au même titre que la machine à café ou le photocopieur. Ce logiciel est tellement ancré dans notre quotidien qu’il bénéficie d’une communauté très active sur les médias sociaux ainsi que de ses influenceurs comme Miss Excel : Excel Influencer Teaching The TikTok Masses.

On estime à plus d’1 milliard le nombre d’utilisateurs d’Excel, et à 2 milliards le nombre d’utilisateurs de tableurs ou équivalents (Number of Google Sheets and Excel Users Worldwide). Deux milliards de personnes qui ont dû apprendre sur le tas et ont nécessairement développé de mauvaises habitudes. Le discours actuel des grands acteurs de l’informatique est de nous faire croire que le cloud est la solution à tout, mais le stockage distant ne fait que reproduire et amplifier les problèmes sans pour autant réellement faciliter la collaboration.

Nous avons donc un problème, un GROS problème…

Excel est l’ERP des pauvres (entreprises)

Cela fait plus de 15 ans que l’on parle de collaboration en ligne dans le monde professionnel (cf. Qu’est-ce que l’Entreprise 2.0 ? publié en 2007). 15 ans que l’on essaye de remédier aux mauvaises pratiques issues de la prolifération anarchique des outils bureautiques au siècle dernier (emails, fichiers Office…). Mais les habitudes ont la vie dure, d’autant plus que des outils comme Excel permettent de faire tant de choses… En ce sens, Excel est devenu le standard de facto pour tout ce qui touche à la gestion des entreprises, quelle que soit leur taille, une sorte d’ERP universel, mais en kit.

Le problème est que la force d’Excel est également sa principale faiblesse : le fait qu’il permette à n’importe qui de créer ses propres fichiers de travail génère d’innombrables erreurs de calcul et impose le schéma mental du créateur de la grille comme modèle de référence pour piloter telle ou telle activité : The Road to Excel Hell is Paved with Good Intentions. Il en résulte d’importantes pertes de productivité ou pire encore : An Excel error may have led England to under-report COVID-19 cases.

Si tout le monde est d’accord pour dire qu’Excel, du moins les dérives liées Excel sont devenues un véritable fléau, personne ne veut endosser cette responsabilité (ce sont toujours les autres qui posent problème). Certains en ont même fait un métier : Meet the Excel warriors saving the world from spreadsheet disaster.

Il existe aujourd’hui d’innombrables applications en ligne qui ambitionnent de remplacer Excel pour des usages spécifiques, mais malgré la pertinence de ces solutions, le tableur de Microsoft reste la référence pour des milliards d’utilisateurs qui n’ont pas envie de changer leurs habitudes ou de se remettre en question : Excel Never Dies.

Plus nous avançons dans le temps, et plus ces alternatives gagnent en sophistication (ex : Airtable, Smartsheet…) ou en simplicité de prise en main (ex : Trello, Pigment, Scoro..). Ces solutions sont réellement très bien pensées, bien mieux qu’une grille Excel, et tendent toutes vers le modèle de “Work OS” (environnement numérique de travail en français).

Mais si sur le papier, c’est un réel progrès, dans la réalité, les utilisateurs ne sont pas prêts à abandonner Excel, ou plutôt LEURS fichiers Excel, car ils en ont le contrôle. D’autant plus que les géants du numérique ratissent le marché avec leurs offres cloud qui nous sont présentées comme LA solution ultime : “basculez dans le cloud et vous gagnerez en efficacité / agilité“. Croyez-le ou non, mais rien n’est plus faux que cette assertion.

Le cloud n’est pas une solution, mais une façon de consommer de la ressource informatique

Après deux décennies d’investissements colossaux et de lobbying, je pense ne pas me tromper en disant que le marché du cloud a atteint son apogée. Non pas que nous ayons atteint un plafond de C.A., mais que le rythme d’adoption est au plus haut avec des budgets toujours plus importants consacrés par les entreprises : The Cloud in 2021: Adoption Continues.

En effet, il semble y avoir un consensus généralisé autour des bienfaits du cloud. Certains nous le présentent ainsi comme le socle indispensable de nombreux avantages compétitifs comme les “just-in-time infrastructures“, les “AI-powered management systems” ou les “data-driven complex decisions” (cf. Gartner unveils vision for the infrastructure and operations revolution). Autant je ne suis pas compétent pour les aspects techniques du cloud, autant je pense que là on frise le ridicule avec toutes ces promesses génériques.

Le fait est que nous bénéficions maintenant d’un minimum de recul pour savoir que basculer des applicatifs informatiques telles quelles sur le cloud ne résout pas les problèmes, cela ne fait que littéralement les déplacer : Stratégie infonuagique ou évolution tactique ?

Le coeur du problème est que ces migrations impactent à la fois les ressources informatiques (logiciels, matériels…), mais également les utilisateurs qui sont de loin les plus complexes à appréhender. Le basculement d’applications dans le cloud doit ainsi s’aborder de façon plus globale et prendre en compte tous les aspects, car les projets de migration sont en réalité beaucoup plus longs et coûteux qu’on ne le pense.

Une étude récente de McKinsey nous apprend ainsi que les 3/4 des projets de migration sont plus coûteux que prévus et que dans 45% des cas le sur-coût est engendré par des facteurs humains liés à la conduite du changement : Cloud-migration opportunity: Business value grows, but missteps abound.

La source de ces évaluations erronées est de penser que le cloud est une solution, alors que c’est en fait une autre façon d’exploiter des ressources informatiques. Comprenez par là que si vos applications sont mal conçues à la base, les basculer sur le cloud ne résoudra en aucun cas le problème.

À ce stade de mon explication, j’imagine que vous avez déjà deviné là où je voulais en venir…

Dans le cloud ou pas, une grille de calcul ne sert qu’à effectuer des calculs, pas à gérer une activité

Si l’on met de côté les TPE qui n’ont pas les moyens de se payer un ERP, Excel est l’outil universel pour la gestion et la comptabilité. Parfaitement adapté à tout ce qui tourne autour du calcul d’un budget, de la gestion d’un petit inventaire ou pour faire des tableaux de bord simplifiés, les grilles de calculs trouvent très vite leurs limites quand il est question de planifier des tâches ou coordonner différents intervenants sur un projet, assurer le suivi d’une activité récurrente ou servir de base de données / connaissances.

Certains arrivent à faire des merveilles avec les fonctions avancées (Tatsuo Horiuchi, the 73-year old Excel spreadsheet artist) et VBA, mais il faut un sacré savoir-faire et beaucoup d’expériences, ce dont 99,99% des utilisateurs manquent cruellement. Récemment, Microsoft a annoncé l’intégration de PowerFx, un langage de programmation textuel “low code” qui semble très prometteur, car il permet de faire le lien avec les Power Apps, mais n’est très clairement pas destiné aux utilisateurs lambda comme vous et moi.

Bref, tout ça pour dire que les grilles Excel sont de piètres supports de collaboration de proximité (organiser localement le travail au sein d’une petite équipe), mais comme il est installé par défaut et que tout le monde sait plus ou moins s’en servir, ça fait l’affaire. Du moins ça faisait l’affaire jusqu’aux récents confinements…

La solution immédiate pour continuer à travailler à distance et éviter de s’envoyer des fichiers par emails a été de partager ces fameuses grilles dans le cloud pour que chacun puisse y accéder facilement. Une rustine dont nous mesurons aujourd’hui les limites, même si certains s’émerveillent encore de l’édition à plusieurs…

Au final, chacun à la tête coincée dans sa grille, avec une logique métier que l’on essaye de faire rentrer tant bien que mal dans des lignes et colonnes. Vous pouvez toujours essayer de publier cette grille sur le cloud, ça ne changera rien au fait que c’est une façon très étriquée de collaborer autour d’une activité ou d’un projet. Pour faire une analogie, c’est un peu comme si vous essayiez d’animer une réunion à distance avec un nombre limité de mots (ex : dans une langue étrangère que vous ne maitrisez pas).

La bonne nouvelle est que si nous n’avons fait qu’importer les problèmes et limitations des fichiers bureautiques dans Office365, Teams et cie, au moins les collaborateurs se retrouvent tous dans un espace collaboratif.

Une transition par étapes vers des solutions de collaboration de proximité

Cela fait plus de 20 ans que j’essaye d’évangéliser les bienfaits des intranets et logiciels en ligne auprès de mes clients, et s’il y a bien une chose dont je suis certain, c’est que le bon environnement de travail numérique est celui que les collaborateurs adoptent et utilisent tous les jours. La priorité pour les entreprises n’est ainsi pas de faire la course aux fonctionnalités (motiver les collaborateurs en leur vantant la richesse d’une solution), mais de concentrer les efforts sur l’adoption.

Encore une fois, je parle d’expérience : il y a une réelle nécessité de faire de l’accompagnement de proximité pour aider les collaborateurs à faire évoluer leurs habitudes. Ceci passe par une véritable rééducation : désapprendre les mauvaises habitudes prises sur les outils informatiques et apprendre à se servir efficacement des outils numériques pour faciliter la coordination / collaboration et maximiser la productivité (ne plus perdre son temps avec des fichiers et des réunions inutiles).

Dans la cadre de la collaboration de proximité, le quotidien des salariés, l’essentiel de cette rééducation vise à extraire les informations et données des fichiers et les importer dans une base structurée. C’est le point de départ de toute initiative d’optimisation.

Mais comme expliqué plus haut, ce n’est pas simple de tourner la page sur plusieurs décennies de pratiques, il faut donc procéder par étapes et opérer une transition en douceur entre la culture du fichier du XXe siècle et celle des logiciels en ligne du XXIe siècle.

Le schéma ci-dessus illustre cette transition progressive qui s’appuie sur quatre stades de maturité des pratiques de collaboration en ligne :

  • Stade 1 = des fichiers bureautiques stockés dans les ordinateurs et édités avec des logiciels installés sur le disque dur (ex : Excel en version 2013 ou 2016) ;
  • Stade 2 = des fichiers bureautiques partagés dans le cloud et édités avec des logiciels en ligne (ex : Office 365 pour desktops ou smartphones) ;
  • Stade 3 = des données collectées et manipulées dans un environnement intégré (ex : Microsoft Lists + Teams) ;
  • Stade 4 = des processus de travail associés à des applications gérées par les utilisateurs eux-mêmes (ex : Microsoft Power Apps ou équivalents).

Selon cette logique, nous avons une transition qui s’opère en trois temps :

  1. Exportation des fichiers dans le cloud (partage sur OneDrive ou dans une équipe Teams) ;
  2. Importation des données dans une base structurée (Lists est par exemple plutôt bien conçu et parfaitement intégré à Teams) ;
  3. Ré-appropriation des processus de travail à travers des mini-applications (nous parlons bien ici de solutions no-code comme Power Apps qui, certes peuvent paraitre intimidantes, mais se révèlent intuitives).

Au cas où vous vous poseriez la question, je ne sors pas cet exemple de mon chapeau magique, c’est un cas concret que je suis en train d’appliquer pour les équipes internes d’un de mes clients qui officie dans le secteur industriel. Le principal enseignement que je tire de cette mission est que cette fameuse transition ne s’opère qu’à travers un accompagnement de proximité : il faut aller voir les équipes une à une pour étudier leurs problématiques (qui sont généralement très similaires) et les aider à mettre en oeuvre le changement par étapes (à leur rythme).

Oui, il faut nécessairement un schéma directeur informatique pour tout projet de Go-to-Cloud ainsi que l’aval de la Direction Générale pour débloquer les budgets nécessaires, mais le véritable chantier d’évolution des façons de travailler en s’appuyant sur les outils numériques (en gros : la transformation digitale) doit se faire en proximité avec un accompagnement quotidien. Pour résumer : la bataille du cloud se gagnera bureau par bureau. CQFD.