Quels scénarios d’adoption pour la réalité étendue ?

Quasiment 40 ans après le Macintosh, Apple ambitionne de révolutionner à nouveau l’outil informatique avec son masque de réalité étendue. Si l’informatique spatiale reste un concept flou pour le grand public, ses applications sont pourtant nombreuses, notamment avec la réalité virtuelle et augmentée. Si l’on met de côté le discours messianique du patron d’Apple, force est de constater que les planètes ne sont pas encore alignées pour permettre une explosion des usages comme ça a été le cas avec l’iPhone. Mais que les plus enthousiastes se rassurent : tout vient à point à qui sait attendre. Il ne fait ainsi aucun doute que l’informatique spatiale va prendre son envol, la question est plutôt de savoir quand et grâce à qui.

Il y a quelques années, le marché s’emballait pour le deep learning, une approche très prometteuse de l’intelligence artificielle qui était censée être la « Next Big Thing ». Puis, il y a eu l’Internet des objets, l’informatique quantique, les cryptomonnaies et la blockchain, les outils no-code, le Web3, le métavers, et depuis quelques mois les modèles génératifs. Des innovations que l’on nous présente à tort comme disruptives et séquentielles. Je n’ai eu de cesse d’expliquer que chacune de ces pratiques ou technologies est la résultante d’années de R&D et qu’elles ne sont pas exclusives, sauf visiblement dans les médias où les fenêtres d’attention sont tellement restreintes qu’il faut focaliser l’attention sur une et une seule innovation magique à la fois.

Nous venons à peine de nous remettre du raz-de-marée provoqué par ChatGPT que la nouvelle innovation disruptive du moment pointe déjà le bout de son nez (virtuel). Croyez-le ou non, mais la réalité étendue est assurément le nouvel eldorado des contenus et services numériques, le prochain cheval de bataille des big techs (Beyond the screen: A glimpse into the future of UX). Est-ce réaliste de s’emballer pour une technologie qui n’est pas encore arrivée à maturation ? Tout dépend de ce que l’on entend par « maturation », au même titre que pour le métavers ou le deep learning, vous pouvez constater des niveaux de maturité très disparates des produits ou services en fonction de là où vous regardez et de vos attentes (La réalité mixte bientôt accessible au grand public, mais pas grâce à Apple).

Pour le moment, nous pouvons considérer que les big techs sont encore en phase d’exploration pour essayer de trouver la bonne offre, celle qui va proposer le rapport qualité / prix qui correspond le mieux aux attentes des futurs utilisateurs (l’équivalent des années précédant la sortie de l’iPhone pour les smartphones).

N’allez pas croire que les dés sont jetés depuis qu’Apple a officiellement présenté son Visio Pro, car la partie ne fait que commencer. Je pense ainsi ne pas me tromper en écrivant que le Vision Pro est l’équivalent de la Mission X de Porsche : un concept technologique servant à officialiser l’arrivée d’une marque sur un nouveau marché afin de démontrer son savoir-faire technologique et d’élever les barrières à l’entrée pour les concurrents potentiels. En gros, ils cherchent à préempter le segment des masques haut de gamme de réalité étendue.

Force est de constater que cette opération est menée de mains de maitre, car leur vision produit est indéniablement bien réfléchie : Principles of spatial design et Controlling the Vision Pro AR/VR Headset: 6 Hand Gestures for Navigating visionOS.

La question est plus de savoir si ce Vision Pro va réellement rencontrer son public…

Le Vision Pro est un concept, pas un produit grand public

Si vous vous intéressez au sujet, vous avez très certainement dû vous rendre compte que les premiers tests approfondis du Vision Pro sont sortis, et que les avis sont unanimes : ce masque est très impressionnant et propose une qualité digne des meilleurs produits de chez Apple (réalisation, intégration hardware + software…). La seule chose sur laquelle personne ne semble d’accord est de savoir si c’est de la réalité virtuelle ou augmentée (Hands-on with Apple Vision Pro: This is not a VR headset). Une question pas simple à trancher, car c’est comme de vouloir classer une tablette dans la catégorie des ordinateurs ou des smartphones : ce n’est ni l‘un ni l’autre, mais les deux (plus ou moins).

Je pense que le plus simple pour éviter de s’enliser dans un débat d’experts est de dire que ce masque fait les deux et qu’il se positionne comme un équipement d’informatique spatiale. Problème : l’informatique spatiale est un concept flou et surtout une énorme marche à franchir pour des utilisateurs qui sont maintenant très TRÈS attachés à leur smartphone, il va falloir dégainer de sacrés arguments pour les convaincre d’investir dans un nouvel équipement et de changer leurs habitudes.

Il y a ici une comparaison pertinente à faire avec le marché des véhicules électriques et la stratégie de conquête de Tesla : quand ils se sont lancés il y a une vingtaine d’années, ils ont échafaudé un plan en trois étapes pour réussir à convaincre les acheteurs potentiels que les voitures électriques peuvent être performantes (en lançant le Roadster), confortables (en lançant le modèle Y) et fiables (en lançant le modèle 3). En procédant de la sorte, grâce à des lancements successifs, ils ont réussi à se bâtir une très sérieuse réputation et à pouvoir marger convenablement sur le modèle d’entrée de gamme qui ne propose pas des caractéristiques très différentes des récentes voitures électriques chinoises.

L’objectif pour Apple n’est donc pas d’inonder le marché, mais de s’approprier par anticipation le segment supérieur, quitte à lancer par la suite un modèle plus abordable, l’équivalent du Vision SE. Certes, je ne suis pas devin, et je ne connais personne chez Apple qui puisse me renseigner, mais je me doute qu’ils vont éviter la concurrence frontale avec la gamme de masques de Meta, car le marché est pour le moment trop restreint pour tous les prétendants.

Vous noterez à ce sujet que Qualcomm essaye depuis de nombreuses années de stimuler le marché avec ses Reference Design et son récent Wireless AR Smart Viewer. C’est très certainement l’acteur le plus prolifique, celui qui aura le plus à gagner du décollage du marché (cf. How Qualcomm sees the next generation of XR headsets et How Qualcomm wants to arm the movement for open XR), ou du moins du futur marché alternatif, car le Vision Pro embarque les puces « maison » de Apple.

Nous nous retrouvons donc avec deux approches distinctes de la réalité mixte :

  • Meta avec son Quest que l’on peut qualifier de Minimum Marketable Product ;
  • Apple avec son Vision Pro qui se définit plus comme un Maximum Lovable Product.

Ceci nous amène à réfléchir aux promoteurs de la réalité étendue.

À qui profite le masque ? Certainement pas aux utilisateurs !

Le premier vrai bénéficiaire de l’annonce d’Apple est Unity, la plateforme de développement de contenus 3D officielle sur VisionOS qui avait bien besoin d’un rebond, car fortement chahuté par son grand concurrent Unreal (Unity stock jumps 17% on Apple Vision Pro partnership). Mais nous savons tous ce que pense Apple des développeurs tiers, et surtout de ceux qui osent remettre en cause la taxe de 30% imposée sur toutes les ventes (notamment Epic, l’éditeur de Fortnite et du… Unreal Engine).

Cela faisait plus de 8 ans qu’Apple n’avait pas sorti de produit nouveau, depuis l’Apple Watch en 2015. La pression du marché et des investisseurs était donc très forte, trop forte pour La Direction d’Apple qui ne pouvait plus attendre et devait montrer quelque chose : Apple CEO Tim Cook Ordered Headset Launch Despite Designers Wanting to Wait for AR Glasses.

Je ne qualifierai pas le lancement du Vision Pro de prématuré, mais ce qui est certain, c’est que les équipes d’Apple se sont heurtées à une équation que personne ne sait résoudre pour le moment. Jusqu’à preuve du contraire, ce Vision Pro est un produit-test avec :

  • des caractéristiques techniques très impressionnantes (largement supérieures à la concurrence), mais un prix de vente complètement irréel (largement supérieur à la concurrence) ;
  • des usages pas réellement différenciants (affichage de fenêtres 2D, manipulation par gestes), mais une grande liberté laissée à la communauté des développeurs pour explorer les capacités matérielles et innover ;
  • une dimension statutaire inexistante, car personne ne va sortir dans la rue ou en soirée avec ce masque sur le nez.

Il en résulte un produit qui fait rêver, tout le monde est d’accord sur ce point, mais qui est réservé à une élite, tout le monde est également d’accord sur ce point. Certes, on se souvient que la valeur d’usage des premiers iPhone, iPad et Apple Watch était largement inférieure à ce qu’elle est maintenant, mais leur prix de vente était très raisonnable.

Il y a dans l’histoire de l’informatique et des produits technologies des exemples flagrants d’équipements vendus à prix d’or à leur sortie, mais parfaitement démocratisés maintenant comme les téléphones portables, mais c’était il y a 40 ans ! Qui va aujourd’hui payer 4.000 € pour un équipement qui sera remplacé dans 2 ans et n’arrivera à maturité que dans 5 à 6 ans, au minimum ? Lire à ce sujet : The Vision Pro will have to do until Apple’s ‘real’ spatial computing device shows up.

Apple annonce un objectif de vente de 900.000 unités pour la première année, un objectif difficilement crédible tant l’inflation est forte et surtout tant la tension sur la production des puces de dernière génération est forte (toute la capacité de production est mobilisée pour produire les puces qui équipent les serveurs servant à entrainer les modèles génératifs).

Bref, tout ça pour dire que c’est surtout le marché qui exige de la nouveauté (fabricants, éditeurs, distributeurs…), pas forcément les utilisateurs qui ont déjà bien du mal à se payer tous les équipements qui nous sont présentés comme essentiels (à minima : smartphone, oreillettes et montre connectée) et qui vont avoir bien du mal à valoriser leur nouvelle acquisition : Do People Actually Want to Wear a Headset All the Time?

Maintenant que toutes ces précisions sont apportées, il nous reste à trancher sur le fait de savoir si le Vision Pro est un bon produit, ou pas !

Il n’y a pas de bon ou mauvais produit, uniquement des compromis pertinents

Autant le dire tout de suite : je ne me risquerais certainement pas à donner mon avis sur le Vision Pro. D’une part, car je ne l’ai pas testé ; et d’autre part, car son domaine d’applications est encore trop imprécis. L’informatique spatiale est ainsi un domaine quasiment aussi vaste que l’informatique et surtout balbutiant, il n’est donc pas question d’opposer les approches de Meta et d’Apple, mais plutôt de se demander qui d’autre va bien pouvoir se positionner sur le spectre des usages pour pouvoir évangéliser le marché.

Et puisqu’on aborde le sujet de l’évangélisation, je vous propose les deux définitions suivantes :

Spatial computing was defined in 2003 by Simon Greenwold, as « human interaction with a machine in which the machine retains and manipulates referents to real objects and spaces ».

Wikipedia

Un paradigme informatique qui combine les mondes physique et numérique pour permettre aux utilisateurs de percevoir et d’interagir avec des contenus de manière plus naturelle et intuitive en les intégrant de manière transparente à leur environnement physique. L’informatique spatiale autorise la superposition d’informations et objets numériques sur le monde réel, créant ainsi une réalité mixte où les objets virtuels et les informations numériques coexistent avec le monde physique.

Adapté de ChatGPT

Donc quoi qu’il arrive, il faut nécessairement du matériel et des applications spécifiques. Si Meta et Apple se chargent de concevoir et commercialiser le matériel, la partie logicielle est plus complexe, car il faut mettre au point un système d’exploitation et une interface graphique qui prennent en compte une troisième dimension, mais qui soient suffisamment familiers pour ne pas faire fuir les développeurs tiers. Ceci explique le choix d’un OS dérivé d’Android pour le Quest (afin d’adoucir la courbe d’apprentissage) et d’un lancement quasiment un an après sa présentation officielle pour le Vision Pro (afin de laisser le temps aux équipes de développeurs de prendre en main la logique du VisionOS).

Pour mémoire, sachez également que nous ne partons pas de rien, puisqu’il existe déjà de nombreux projets cherchant à intégrer une troisième dimension aux espaces de travail informatiques comme BumpTop lancé en 2009 et racheté par Google l’année suivante (BumpTop : le bureau Windows passe à la 3D).

Dans la vidéo ci-dessus, la principale nouveauté vient de la possibilité d’épingler des fichiers, dossiers ou widgets sur les côtés de l’espace de travail, mais dans ce que proposent Meta ou Apple, nous avons quelque chose de plus immersif (le loft n’est pas livré avec).

Dans la mesure où ces deux masques proposent des composants logiciels et matériels distincts, il va être compliqué de les comparer, et encore plus avec le reste des masques / casques disponibles : Mixed reality is exploring new horizons.

Comme vous pouvez le constater, il y a une large palette de capteurs et fonctionnalités qu’il est possible d’intégrer ou non, et comme pour les smartphones, ce n’est pas celui qui dispose des composants les plus performants qui est le plus intéressant, car l’important est de trouver le bon équilibre entre les fonctionnalités, les performances, le prix et les applications disponibles. Le marché des montres connectées nous a ainsi appris que l’Apple Watch n’a commencé à être viable que quand Apple l’a positionné sur un domaine de prédilection (santé ou sport).

Pour le moment, en termes de positionnement, nous avons :

  • Les jeux pour le Quest de Meta ;
  • Le divertissement pour le Vision Pro d’Apple ;
  • Les applications industrielles pour les Glass de Google ou l’Hololens de Microsoft.

Nous pourrions également mentionner les usages professionnels qui tournent autour de la collaboration, mais dans la mesure où les utilisateurs souffrent déjà du phénomène de Zoom fatigue, je me demande ce que ça va donner avec un masque sur la tête toute la journée… N’en déplaise aux fan boys d’Apple, je reste persuadé que le positionnement du Quest de Meta sur les jeux virtuels est tout à fait pertinent, même si la concurrence indirecte est rude (Playstation, Xbox, Switch, Steam…).

Dans la mesure où les produits de Google et Microsoft sont maintenant sous le radar, il ne reste que deux concurrents d’envergure qui vont se partager le marché de la réalité étendue l’année prochaine avec deux stratégies : un équipement et des contenus premium pour Apple avec une consommation solitaire, du fun abordable pour Meta avec une utilisation plus sociale (The Best Thing About Apple Vision Pro? Meta Finally Has Big Competition). Le futur masque de réalité étendu d’Apple sera-t-il un gros caprice de sociopathes fortunés ? Ce n’est pas moi qui le dis : Apple’s view of the future is a lonely one.

À ce sujet, le patron de Meta n’a pas tardé à réagir à l’annonce d’Apple : Here’s What Zuckerberg Told Meta Staff He Thinks Of Apple Vision Pro.

“Their announcement really showcases the difference in the values and the vision that our companies bring to this in a way that I think is really important. We innovate to make sure that our products are as accessible and affordable to everyone as possible. More importantly, our vision for the metaverse and presence is fundamentally social. It’s about people interacting in new ways and feeling closer in new ways. Our device is also about being active and doing things. By contrast, every demo that they showed was a person sitting on a couch by themself. I mean, that could be the vision of the future of computing, but like, it’s not the one that I want.”

Mark Zuckerberg

Encore une fois, toutes ces annonces sont très récentes, le marché vient à peine d’être relancé et d’autres concurrents ne vont pas tarder à abattre leurs cartes, à commencer par Samsung et de nombreux fabricants chinois : Samsung making XR device powered by Android and Qualcomm chip et Apple’s Vision Pro reignites excitement in China’s XR world.

Segmenter pour mieux marger

Comme nous venons de le voir, il n’y a que très peu de chances pour que le Vision Pro s’impose sur le marché naissant de l’informatique spatiale. D’ailleurs, ce n’est pas l’objectif, mais plutôt d’étirer le marché vers le haut afin de créer un segment haut de gamme pour verrouiller les clients les plus fortunés dans un écosystème Apple / Disney (produits + services + contenus).

Cette proposition de valeur sera-t-elle suffisamment forte pour attirer 900.000 acheteurs dès la première année ? Difficile à dire pour le moment, car la grosse inconnue est de pouvoir anticiper les applications qui vont sortir d’ici le lancement effectif du Vision Pro (normalement l’année prochaine).

Y aura-t-il assez de développeurs de qualité pour étoffer l’offre des applications virtuelles ? Là encore, c’est une inconnue. Certes, l’écosystème de développeurs pour iPhone est très actif (il y a près de 2 M d’applications disponibles sur l’App Store), mais ce sont des applications mobiles (en deux dimensions avec une interface gestuelle) qui s’adressent à plus d’1 milliard d’utilisateurs potentiels. À côté de ça, la boutique d’applications du Quest dispose de centaines de jeux et applications spécifiquement conçus et développés pour la réalité virtuelle. Apple met en avant un partenariat de choix avec Disney, la plus grosse société de divertissement du monde, mais Meta peut se targuer d’avoir également des partenariats intéressants (Meta expands its partnership with the NBA to offer 52 games in VR) et de posséder plusieurs studios de développement de jeux de réalité virtuelle (Oculus Studios: These 9 VR studios are now owned by Meta).

Pour le moment, nous n’avons connaissance que d’un seul cas d’usage exclusif et probant : le sport en visualisation immersive. OK très bien, mais seriez-vous prêt à changer de TV et payer un supplément à votre abonnement pour regarder les matchs de foot en 8K ? C’est pourtant l’effort qu’Apple va demander à ses clients.

Tout ceci nous amène à la conclusion suivante : il est pour le moment impossible de prédire le succès ou l’échec du Vision Pro, ou de façon générale de l’informatique spatiale. Si nous étions dans une configuration de marché favorable, je partagerais l’optimiste des fans d’Apple. Malheureusement, l’inflation galopante, la permacrise et la rarefaction des ressources naturelles nous ramènent dans une réalité où le Vision Pro n’a pas sa place, du moins à court terme (La “Next Big Thing” se heurte à l’impératif d’un numérique plus responsable).

Je pourrais être tenté de faire des prédictions à plus long terme, mais souvenez-vous des prédictions formulées il y a quelques années sur l’Internet des objets, l’informatique quantique, les cryptomonnaies, les outils no-code… Je pense qu’il est plus sage de ne pas s’emballer et d’essayer de briser ce cycle infernal d’emballement médiatique pour les innovations technologiques.