Quels scénarios d’adoption pour les IA génératives ?

Les intelligences artificielles et plus particulièrement les modèles génératifs sont censées bouleverser notre quotidien, comme l’ont fait avant eux les ordinateurs, l’ADSL et les smartphones. OK très bien, mais après 6 mois de battage médiatique, cette assertion commence à s’essouffler, car les changements concrets sont longs à se manifester. Les raisons de ce retard ne sont pas technologiques, mais économiques, environnementales, juridiques, sociales, voire sociétales. Le bienfondé du déploiement à grande échelle des IA génératives est un débat complexe dont peu maitrisent les tenants et aboutissants, mais qui préoccupe tout le monde. La pédagogie, le dialogue et le consensus semblent être les seuls leviers réellement efficaces pour faire progresser ce débat qui traine depuis de trop nombreuses années.

Voilà presque 6 mois que l’accès à ChatGPT a été ouvert au public et l’engouement est toujours aussi fort pour les IA génératives. Un engouement avant tout médiatique, avec des prévisions de croissance toujours aussi élevées, mais une adoption réelle qui reste encore à confirmer. Comprenez par là qu’outre les prophéties des experts en IA de Twitter et les innombrables expérimentations des technophiles, la disruption que l’on nous avait promise tarde à se manifester.

La capacité des larges modèles de langage à ingurgiter et analyser de grands volumes de contenus est certes très impressionnante (par exemple avec les textes sacrés comme BibleGPT ou QuoranGPT), en évolution permanente (Anthropic’s latest model can take ‘The Great Gatsby’ as input), mais leur appropriation par les salariés lambda semble encore lointaine… ou pas, tout dépend des points de vue. Car oui, tout est question de point de vue.

Les IA génératives sont une réussite, ou un échec, probablement les deux

Si vous suivez de près le sujet des IA génératives, alors vous avez forcément dû constater que c’est littéralement l’ascenseur émotionnel , car d’un mois sur l’autre on passe de l’excitation à la déception. Ces dernières semaines, nous avons ainsi assister à l’exposition fulgurante d’AutoGPT qui nous était présenté comme un assistant numérique de nouvelle génération, mais qui après quelques tests s’avère être un simple script très limité (La vérité déprimante sur les IA autonomes). De même, on nous promet un rythme d’innovation sans précédent dans l’histoire de l’informatique, mais on oublie que les NTIC sont un secteur régulé (ChatGPT : pourquoi le Web est encore loin d’être envahi de contenus produits par l’IA générative).

La vérité crue que personne n’ose mentionner par peur de passer pour un techno-réfractaire est que la quatrième révolution industrielle ne va pas s’accomplir en quelques mois. C’est un processus macro-économique qui va s’étaler sur plusieurs décennies, et ce malgré l’irruption sur le marché de nouvelles technologies “révolutionnaires” qui ne touchent dans un premier temps que le secteur des NTIC. Ce phénomène nous est confirmé par une très récente étude du bureau d’analyse économique américain (ChatGPT will create winners and losers in the corporate world. Economists tried to rank them) qui liste les sociétés les plus exposées aux IA génératives (IBM, Intuit, Qualcomm, Nvidia…) et celles pour lesquelles l’impact sera plus faible (Starbucks, McDonald’s, Target, Walmart, Costco, UPS…).

Heureusement, il n’y a pas que des déceptions, car l’ascenseur émotionnel fonctionne aussi dans l’autre sens avec la formidable remontada de Google qui avait énormément déçu il y a 2 mois, mais qui vient de présenter un ensemble de nouvelles fonctionnalités particulièrement cohérentes et convaincantes :

Est-ce la conclusion de cette course de vitesse entre les nouveaux entrants (OpenAI, Anthropic…) et les géants numériques (Microsoft, Google, Amazon…) ? Non pas réellement, car il est impossible de juger de la pertinence d’une nouvelle technologie en si peu de temps, d’autant plus que son déploiement à grande échelle commence déjà à rencontrer des difficultés : Google Bard hits over 180 countries and territories, none are in the EU. Formulé autrement : nous manquons clairement de recul pour bien évaluer la pertinence et tous les impacts des IA génératives.

L’histoire se répète

J’ai déjà eu l’occasion de vous l’expliquer dans un précédent article (La révolution des IA génératives n’aura pas lieu, ou pas comme on essaye de nous la vendre) et je réitère mon point de vue : nous avons déjà été témoins de l’arrivée sur le marché de nouvelles technologies très prometteuses, pour lesquelles il y a eu de nombreuses promesses et prévisions ultra-optimistes qui ne se sont pas réalisées :

J’insiste sur le fait que ces technologies étaient très impressionnantes à leur lancement et le sont encore plus maintenant, car elles ont été largement améliorées depuis. Et pourtant, cela n’a visiblement pas suffit pour transformer les usages à grande échelle et bouleverser le marché.

Un dernier exemple pour la route : l’iPhone qui était plutôt limité a sa sortie et n’a connu un réel décollage qu’avec la version 4S sortie 4 ans après le lancement initial (Unit sales of the Apple iPhone worldwide from 2007 to 2018).

Le facteur limitant n’est ici pas la technologie, mais la capacité d’absorption du marché.

Une adoption plus lente et compliquée que prévu, comme toujours

Le Forum Économique Mondial vient de publier la dernière édition de son rapport annuel sur l’évolution du monde du travail (The future of jobs in the age of AI, sustainability and deglobalization) qui nous livre plusieurs enseignements intéressants :

  • Les métiers à plus forte progression ou régression sont tous liés aux outils numériques et à l’automatisation (au cas où vous en doutiez encore, cela confirme le fait que le numérique est le principal facteur de changement) ;
  • Les secteurs qui vont le plus croitre sont l’éducation, l’agriculture et le commerce (des activités où l’humain est indispensable) ;
  • Les secteurs qui seront en déclin sont les médias, l’administration, la sécurité, l’industrie et la distribution (des activités où beaucoup de processus et traitements peuvent être automatisés) ;
  • 44% des compétences seront bouleversées d’ici à 5 ans, et pour y faire face, 60% des salariés devront être formés mais la moitié n’a pas accès à la formation.

Rien de très surprenant donc, mais la confirmation que l’intelligence artificielle, qu’elle soit discriminative ou générative s’inscrit dans un schéma d’évolution déjà initié par la généralisation des ordinateurs puis des smartphones. Il n’y a et n’y aura pas de révolution provoquée par les IA, mais plutôt une évolution constante des façons de travailler, consommer, communiquer... Celles et ceux qui essayent de vous faire croire le contraire ont forcément une solution miracle reposant sur l’IA à vous vendre.

Ceci étant dit, cela n’empêchera pas l’intelligence artificielle d’être omniprésente dans notre quotidien à court terme par le biais de trois leviers d’adoption :

  • L’intégration d’IA génératives dans les outils du quotidien par Microsoft, Google, Adobe, SalesForce…
  • L’intégration de modèles génératifs plus spécifiques dans des domaines où les contenus sont formatés (ex : développement informatique avec des solutions comme Github Copilot ou dans le domaine juridique qui s’appuie énormément sur la jurisprudence) ;
  • L’intégration de l’IA dans des outils de recherche et d’analyse documentaire (ex : Cody) ou dans des portfolios numériques (ex : Tailwind de Google).

Tout ceci est très conventionnel, un schéma de diffusion d’une nouvelle technologie tel qu’on en a connu par le passé (cf. Les IA génératives sont les nouveaux correcteurs orthographiques). Rien de révolutionnaire, puisque nous parlons d’enrichissement d’outils qui sont déjà présents dans notre quotidien professionnel ; et rien de risqué puisque les utilisateurs seront libres de les utiliser de façon intensive, modérée ou pas du tout (exemples ici : Introducing Duet AI for Google Workspace).

Toutes ces innovations vont-elles nous rendre plus productifs ? La question est légitime, car ces nouvelles fonctionnalités ressemblent plus à une fuite en avant qu’un réel progrès pour lutter contre l’infobésité (Intelligence artificielle : Nous n’avons pas besoin de plus de contenus, mais de meilleures analyses). Cette réflexion est d’autant plus essentielle que le débat sur la productivité et l’autonomie des collaborateurs a été relancé avec le télétravail. Heureusement, nous commençons à avoir un minimum de recul sur la question et nous pouvons maintenant nous rendre compte que la productivité est plus une question de management que d’outillage, fournir un accès à ChatGPT pour vos collaborateurs ne changera rien : Les derniers secrets de la productivité.

Les lecteurs les plus assidus de ce blog auront notés que cet enseignement n’est pas neuf, car déjà à l’époque des l’Entreprise 2.0 nous avions constatés que les principaux changements n’étaient pas liés aux outils, mais plutôt à l’organisation (faire évoluer les circuits de décision et processus de travail) et à la place que l’on veut laisser à l’humain dans l’entreprise (cf. cet article publié il y a plus de 10 ans : L’Entreprise 2.0 implique avant tout des transformations psychologiques et émotionnelles).

Certes, nous parlons maintenant d’outils beaucoup plus puissants que de “simples” logiciels en ligne, mais la question est toujours la même : de nouveaux outils peuvent-ils faire la différence ? Avec les IA génératives, la question est plus complexe que jamais, car leurs capacités à créer des contenus sont réellement redoutables, suffisamment pour remettre en cause certains emplois (‘I’ve Never Hired A Writer Better Than ChatGPT’: How AI Is Upending The Freelance World, How one publisher is using generative AI to publish thousands of evergreen posts et Mailchimp’s new GPT-powered AI tool can write marketing emails). Nous pouvons nous rassurer en nous disant que les emplois menacés ne concernent que des activités de production de contenus à faible valeur ajoutée (là où il faut beaucoup de volume avec des coûts de production très faibles) et que la créativité reste un domaine hors de portée des machines (« Aucune intelligence artificielle n’inventera un style comme a pu le faire Van Gogh »), mais la promesse reste très alléchante pour un patron étranglé par les charges salariales.

Une façon très intéressante d’aborder cette épineuse question est de comparer les modèles génératifs aux cabinets de consulting : à la fois un avis et une aide externe pour booster la productivité et la rentabilité sans état d’âme (Will A.I. Become the New McKinsey?). Est-ce une bonne chose dans la mesure où nous mesurons maintenant le danger pour une entreprise de sous-traiter à des prestataires (perte de savoir-faire, dépendance accrue…) ?

Qu’attendons-nous au juste des modèles génératifs ? Deviendrons-nous les victimes de nos propres outils ? Pour mémoire, la généralisation des ordinateurs ou smartphones n’a pas relevé le salaire moyen, il a amélioré la productivité, mais pour le bénéfice d’un petit nombre d’acteurs (les Big Tech). Ceci explique certainement le sentiment très mitigé de l’opinion publique vis-à-vis de l’intelligence artificielle et plus particulièrement en France : Visualizing Global Attitudes Towards AI.

Nous assistons ici à un retour de l’éternel débat entre l’homme et la machine qui doit impérativement passer par une prise de conscience et une acceptation, deux étapes complexes à opérer, surtout en cette période de grandes tensions sociales.

L’IA générative, levier de transformation ou de destruction ?

Comme nous venons de le voir dans la section précédent, nous savons prédire à court terme le déploiement à grande échelle des IA génératives dans le monde professionnel. Pour autant, nous ne savons pas ce que ça va donner à moyen ou long terme dans tous les aspects de notre quotidien.

si l’on prend un peu de recul, le problème est le suivant : notre société, et plus largement la civilisation occidentale est construite et évolue selon l’actualité, les connaissances, les religions, les lois… Ainsi, tout notre système culturel / politique / économique repose sur des contenus qui font naitre et vivre des récits / croyances partagées. Par exemple, l’économie française repose sur l’Euro, un système monétaire commun à la zone Euro dont la stabilité est assurée par les gigantesques réserves d’or des pays adhérents (plus de 10 tonnes). Nous savons que ces réserves d’or existent sans les avoir vues car nous faisons confiance à nos institutions (gouvernements et banque centrale européenne). La confiance est ainsi l’un des piliers de notre société. S’il n’y a plus de confiance parce que vous altérez les récits communs, toutes les constructions sociales s’effondrent. Or, l’utilisation combinée des IA génératives (production) et des médias sociaux (diffusion) par des acteurs mal intentionnés peut participer à l’érosion de la confiance dans les médias, les institutions, l’éducation, la science… donc à un effondrement du système.

Autant je ne crois pas à un scénario où les machines prennent le contrôle pour asservir les humains, autant je suis persuadé que nous sommes à la veille d’une accélération de la fracturation de l’unité sociale via la propagation de contenus synthétiques malveillants (Intelligences Artificielles génératives et désinformation : bienvenue en post-vérité ? et AI presents political peril for 2024 with threat to mislead voters).

Allons-nous consciemment laisser faire ça ? Le problème est que l’encadrement des IA génératives s’inscrit dans une démarche de régulation qui vient à peine de commencer (à l’échelle de temps des institutions européennes) et qui s’annonce comme étant la plus complexe et de loin. Il y a bien un projet de texte fondateur pour définir les responsabilités et encadrer le fonctionnement des modèles génératifs, une sorte de Constitution dérivée de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (Anthropic releases AI constitution to promote ethical behavior and development), mais peut-être faudrait-il dans un premier temps dépoussiérer justement cette notion de droits de l’homme et sa place dans la société moderne du XXIe siècle. La principale difficulté en cette période de graves troubles sociaux étant que l’opinion publique se déchire sur tout et n’importe quoi (la reforme des retraites, la politique écologique, les règles économiques, les vrais gagnants de l’Eurovision…).

Comme vous pouvez le constater, la dimension politique s’invite immanquablement dans un débat qui va bien au-delà de considérations informatiques, car ce que nous sommes en train de remettre en question est notre modèle de société, c’est-à-dire ses fondamentaux économiques, sociaux et sociétaux : How AI Can Change the World, Not End It et Yuval Noah Harari argues that AI has hacked the operating system of human civilisation.

Je ne m’étendrais pas sur des considérations sociales ou sociétales, car je sors largement de mon domaine de compétences, mais vous noterez que sur le volet économique, dès que l’on parle d’IA et d’automation, le sujet dérive sur la taxation du travail des IA / robots et sur le revenu universel. Pour vous la faire courte : cette histoire d’IA générative nous amène à questionner le modèle capitaliste, du moins sa forme la plus extrême : la recherche du profit maximal en substituant du travail (les salariés) par du capital (les machines qui font tourner les modèles génératifs).

Encore une fois : est-ce de ça dont nous avons envie ou besoin ? Je ne sais pas. Est-il possible de le faire de façon raisonnable ou éthique ? Je ne sais pas non plus. Ce qui est certain, c’est que l’intelligence artificielle est censée augmenter le potentiel de l’humain, pas le remplacer. Mais pour cela, encore faut-il qu’il soit prêt à accepter cette idée…

De l’urgence de former les collaborateurs et citoyens aux IA

Au vu des progrès réalisés et des moyens impliqués, je pense ne pas me tromper en disant qu’à court terme, les IA proposeront des capacités analytiques (analyse de données) et génératives (production de contenus) largement supérieures aux humains. À partir de ce constat, le besoin le plus pressant pour les salariés n’est pas d’essayer d’être meilleurs que les machines, mais d’être meilleurs grâce aux machines. Un objectif qui semble bien loin quand on constate les peurs latentes vis-à-vis des intelligences artificielles et surtout le niveau de méconnaissance du sujet.

Le problème est qu’avant de pouvoir former les individus aux IA, il faudrait déjà les former aux outils et pratiques numériques, des compétences pour lesquelles il y a un retard considérable (Illectronisme : « Un Français sur 3 reste éloigné du numérique », selon le ministre), un retard qui ne touche pas que la France d’ailleurs (Securing Europe’s competitiveness: Addressing its technology gap).

Pour pouvoir combler ce retard, il faut adopter une autre approche pédagogique, un enseignement individualisé qui reposerait sur le micro-apprentissage (mémorisation profonde), la contextualisation (connaissances liées à des flux de travail) et l’accompagnement (assistants personnels). Exactement ce que prône le fondateur de la Khan Academy : The Amazing AI Super Tutor for Students and Teachers.

Ce type de dispositif pédagogique est-il viable à grande échelle ? Oui, car il a déjà été testé avec succès en Chine (China has started a grand experiment in AI education, it could reshape how the world learns) avec des applications mobiles de tutorat qui touchent des centaines de millions de collégiens, lycéens et étudiants (ex : Chinese live tutoring app Yuanfudao is now worth $15.5 billion).

Si l’on résume : l’IA pour nous aider à mieux travailler avec l’IA ? Je suis désolé, mais je n’ai rien de mieux à vous proposer… Nous en sommes malheureusement rendus là, car le temps presse et les ressources sont très limitées, aussi bien du côté des entreprises que des collectivités.

À moins que le Gouvernement ne se décide à prendre le taureau par les cornes avec une vision holistique de l’intelligence artificielle qui prenne en compte les territoires, les secteurs prioritaires, la confiance… (France 2030 : De nouveaux dispositifs pour la Stratégie Nationale IA ), voire qu’il englobe tout ça dans une réflexion plus large sur la société numérique de demain (France Numérique Ensemble, une proposition de feuille de route partagée jusqu’en 2027).

Oui, tous ces projets existent, ils manquent simplement de moyens pour être mis en oeuvre rapidement et à grande échelle, car le débat public est sclérosé par la fracture sociale, cette dernière étant alimentée par les vérités alternatives et contenus synthétiques diffusés via les médias sociaux. Croyez-le ou non, mais nous sommes réellement dans une spirale infernale dont les seuls bénéficiaires sont les Big Tech.

Pour sortir de cette spirale, il faudrait un grand élan national, voire européen, mais qui ne pourra se concrétiser que si l’on parvient à sensibiliser les collaborateurs et citoyens. Comme quoi, nous en revenons à cette histoire de récits communs : faire adhérer la population à un nouveau projet de société qui puisse trouver le juste équilibre entre viabilité économique, bien-être des populations, respect de l’environnement, progrès technique… En, somme trouver la formule magique du développement numérique durable : Une transformation digitale vertueuse à travers la responsabilité numérique des entreprises.