Facebook, WhatsApp ou TikTok sont les applications mobiles les plus populaires de l’année, de par leur nombre d’utilisateurs ou de téléchargements. Si elles affichent des statistiques records, elles ne tiennent néanmoins pas la comparaison face aux super apps, des applications donnant accès à d’autres applications, qui sont les reines de l’écosystème mobile des pays de l’hémisphère sud. WeChat est l’exemple le plus connu, mais il existe de nombreuses autres super apps dans divers pays qui font saliver les GAFA et cie.

À une époque, j’étais très investi dans le débat sur la pertinence des applications mobiles natives (Les applications mobiles sont-elles obsolètes ?). Ce débat est maintenant derrière nous puisque nous avons tous pris conscience de l’ampleur du phénomène de “app fatigue”. N’en déplaise aux agences mobiles ou aux sociétés d’études spécialisées qui persistent à essayer de nous persuader que “Non-non, tout va bien, pas de problème“. Pour se convaincre du contraire, il suffit de regarder quels éditeurs sont les bénéficiaires de tous ces téléchargements : 31 milliards de téléchargements d’applis au 3eme trimestre 2019 – The top 1% of app store publishers drive 80% of new downloads.
Le débat se pose, ou du moins se posait, car le marché des applications mobiles dans les pays occidentaux est un écosystème parfaitement structuré où tout le monde gagne correctement sa croûte, principalement les développeurs, éditeurs et distributeurs qui s’engraissent au détriment des annonceurs. Mais la situation est très différente dans les autres zones de la planète où le marché est atomisé et où les super apps parviennent à court-circuiter les app stores : The Rise of the ‘Super App’.

Le modèle de super app est tellement populaire en Asie qu’il commence à s’imposer en Amérique du Sud et en Afrique. Largement de quoi susciter l’intérêt des grands éditeurs occidentaux qui aimeraient bien reproduire le modèle, mais sont confrontés à des difficultés juridico-sociétales. Pour bien comprendre la situation, il faut commencer par s’intéresser à la Chine, là où tout a commencé.
La Chine, terre promise des super apps
Pour résumer une longue explication, sachez que l’écosystème mobile chinois est à l’opposé de ce que nous connaissons (cf. Compte-rendu Chine #1 : usages mobiles). D’une part, car l’iPhone n’y est commercialisé de façon officielle que depuis peu ; d’autre part, car le Play Store de Google n’y est tout simplement pas accessible (oups !). Il en résulte un marché complètement atomisé où se côtoient des dizaines d’app stores indépendantes. Cette situation a permis aux géants numériques locaux de s’imposer, et notamment Tencent avec WeChat, qui en fait s’appelle Weixin (微信) et n’a pas grand-chose à voir avec la version allégée à laquelle nous avons accès en occident.
En Chine, WeChat est une institution, c’est une meta-application qui permet aux Chinois de faire tout et n’importe quoi depuis leur smartphone : discuter, faire des achats, commander un taxi ou à manger… de façon native ou grâce à des mini-sites web que l’on peut consulter directement dans l’application : What is WeChat? The super-app you can’t live without in China.

La puissance de WeChat repose à la fois sur son système de messagerie, utilisé par des centaines de millions de chinois, mais aussi sur son système de paiement intégré (WeChat Pay) qui offre une panoplie complète de services bancaires et financiers :

Et pour compléter ça, WeChat a lancé il y a quelques années la possibilité de consulter des mini-sites web (les mini-programs) pour éviter aux utilisateurs d’avoir à télécharger d’autres applications, devoir se créer un compte, retenir un autre mot de passe… Ci-dessous, le mini-programme de Mobike, un service de vélos partagés :

Même s’il existait un équivalent des mini-programmes avant leur officialisation, ce principe a rencontré un très vif succès pour les fournisseurs de contenus et services en ligne, ainsi que les distributeurs : WeChat Mini Programs: The Complete Guide for Business – WeChat Mini Programs, all you need to know – What is a WeChat Shop?. Très clairement dans cette configuration, la messagerie est le produit d’appel (celui pour lequel vous installer l’application) tandis que le paiement est le levier de fidélisation / rétention (celui qui vous fait rester).
Nous sommes ici en présence d’un écosystème intégré de contenus et services, l’équivalent des portails du siècle dernier ou de l’i-mode japonais du début des années 2000. Un principe qui plait beaucoup et qui a été répliqué par d’autres, notamment Alibaba avec son système de paiement Alipay qui revendique un milliard d’utilisateurs.

Il faut également mentionner Meituan, initialement un service de ventes groupées qui a racheté son concurrent Dianping (Meituan-Dianping’s Expasion), puis Mobike, avant de se transformer en un agrégateur de services mobiles (Meituan rolls out mini programs).

Le succès de ces trois meta-applications est un authentique cas d’école : The Chinese Super-App Changing the Face of Tech – China Leads Rise Of Mobile Super Apps. Un succès qui fait des émules, puisque de nombreux autres éditeurs s’efforcent de reproduire le modèle. Il est important de préciser à ce stade des explications que le principe des super apps est particulièrement apprécié du gouvernement chinois. D’une part, car les contenus et services proposés dans WeChat (Weixin) ne sont pas visibles en dehors de la Chine ; et d’autre part, car ils ont à disposition une poignée de meta-applications qui leur permettent de surveiller tous les déplacements, communications et achats de plus d’un milliard de leurs citoyens. Puisque c’était dans son intérêt, le gouvernement a notamment beaucoup oeuvré pour que WePay et Alipay s’imposent auprès des utilisateurs.
Dans l’absolu, la France proposait déjà au début de ce siècle un système de paiement numérique (Moneo) et dispose aujourd’hui de services mobiles de paiement numérique très performants (Paylib, Lydia…), mais qui ne bénéficient pas du soutien inconditionnel du gouvernement Français ou de l’Autorité Bancaire. Idem dans les autres marchés occidentaux où les gouvernements sont soucieux d’éviter les abus de position dominante, ce qui explique en grande partie les écarts en matière de taux d’adoption. Toujours est-il que les super apps sont une tendance majeure dans les pays de l’hémisphère sud : What Are “Super Apps,” and Which Companies Are Building Them?.

Les super apps dans le reste de l’Asie
Sur le même modèle que WeChat, la messagerie mobile Line s’efforce de reproduire le modèle de super app au Japon (Messaging app Line to introduce mini apps later this year) et fusionne pour celà avec le portail de référence pour pouvoir augmenter son empreinte sur les utilisateurs : Yahoo Japan and Line are reportedly going to merge. Anecdote intéressante : c’est le conglomérat SoftBank qui est à la manoeuvre de cette fusion (SoftBank to Create Japan Internet Giant to Battle Global Rivals) pour pouvoir imposer son système de paiement mobile PayPay, issu d’une participation croisée avec l’indien Paytm.

Parlons de l’Inde justement : le marché du paiement mobile y est éclaté entre Google Pay qui occupe une position de leader (The Indian government can thank Google for the popularity of its digital payment system), PhonePe qui est une ancienne filiale de Flipkart (PhonePe claims to be largest player for UPI payments) qui tente de se diversifier (PhonePe’s in-app strategy is not just about transactions, but local discovery and credit), mais se retrouve en concurrence frontale avec Paytm, le leader incontesté de la catégorie : Paytm, la Fintech indienne qui vaut 16 milliards de dollars.

Situation très similaire en Indonésie où GoJek affiche d’énormes ambitions : Gojek to improve user experience, seeks new opportunities for expansion et Super apps: WeChat, Go-Jek and rivals battle to do it all in Asia.

Ils sont tellement à fond sur le sujet, qu’ils ont même créé un site web dédié et une vidéo pour expliquer le principe :
Les super apps dans le reste du monde
N’allez pas croire que le succès des super apps ne touche que l’Asie, car il s’étend au reste des pays de l’hémisphère sud :

Nous retrouvons ainsi un certain nombre de prétendants en Amérique du Sud : The emergence of super apps in Latin America. Pour le moment, il n’existe aucun acteur qui émerge à l’échelle du continent sud américain, mais la bataille fait rage au sein des différents pays, notamment au Brésil avec une convergence entre les applications de livraison (iFood) et les néobanques comme Nubank ou Banco Inter (From Food Delivery To Fintech, The New App Convergence In Brazil et Banco Inter plans super app to boost borrowing).

En Colombie, c’est le service de livraison de repas Rappi qui s’est rapidement imposé (Understanding Rappi, the Colombian Unicorn) et cherche maintenant à s’exporter dans le reste de l’Amérique du Sud : Rappi 101 – A quick review of how the last-minute delivery app got to where it is et Super Apps: How to Create a Mass Market of One. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que les japonais de Softbank sont derrière la récente levée de fond de Rappi servant à financer son expansion internationale : Japan’s SoftBank invests $1 billion in delivery app Rappi.

Nous disposons ici de suffisamment d’exemples pour identifier les points communs de ces meta-applications : la praticité. Ces différentes super apps ont toutes comme origine un service de transport, de livraison de repas ou de paiement qui falicite la vie des utilisateurs (Why Delivery Apps From UberEats To Rappi Are Taking Over Latin America).
Un schéma qui se reproduit en Afrique où plusieurs meta-applications essayent de s’imposer, à commencer par OPay, le système de paiement lancé par Opera, l’éditeur norvégien du navigateur éponyme (In Africa, OPay and WeChat have more in common than just being super apps). Comme l’article le sous-entend, l’éditeur est norvégien, mais ne vous y trompez pas, les capitaux sont chinois, aussi bien pour la maison-mère que pour la dernière levée de fonds : Opera’s Africa fintech startup OPay gains $120M from Chinese investors.

En Afrique de l’Ouest, ils devront faire face à la concurrence de Pesapal (Africa’s Pesapal finally goes mobile with new payments app) et de Tingg qui revendique la plus large couverture fonctionnelle : The Emergence and Future of Super Apps in a mobile-first Africa.

Comme vous pouvez le constater, c’est une véritable course de vitesse pour séduire rapidement le plus d’utilisateurs possible et pouvoir ainsi bénéficier de l’effet réseau (la valeur d’un réseau est proportionnelle au nombre d’utilisateurs qui l’utilisent). Tout ceci nous amène logiquement à nous questionner sur l’absence de meta-applications en Amérique du Nord ou en Europe.
La ruée vers la “everyday app” pour les pays de l’hémisphère nord
Le succès phénoménal de WeChat en Chine ou de GoJerk en Indonésie aiguise forcément l’appétit de géants numériques en recherche d’une emprise toujours plus forte sur le quotidien des utilisateurs : Who Will Be The Consumer’s Everyday App?.

Le premier candidat auquel on pense immédiatement est Facebook : Facebook wants to be WeChat. Effectivement, Facebook dispose de la plus large audience, ainsi que d’une galaxie d’applications mobiles pour couvrir un très large spectre de besoins : Une refonte globale de Facebook pour renforcer sa domination et préparer son expansion.

Ceci étant dit, ce n’est pas parce qu’ils peuvent le faire d’un point de vue fonctionnel qu’ils ont le droit de le faire d’un point de vue légal. La loi Anti-Trust américaine semble se dresser de façon évidente en travers de ce chemin d’intégration : Why Facebook will have a hard time becoming the next WeChat. Mais outre le législateur, il faut aussi compter avec les utilisateurs qui commencent à être particulièrement bien sensibilisés à l’exploitation de données personnelles à grande échelle. De plus, ils sont en ce moment focalisés sur le lancement de leur monnaie numérique qui est fortement contestée (Doit-on empêcher Facebook de bousculer le système bancaire ?).
Autre candidat évident : Google et son immense écosystème de services en lige et applications. Dans l’absolu, vous pourriez me dire qu’ils jouent à domicile avec Android, le système d’exploitation mobile qui équipe 80% des smartphones de la planète, mais tous les mobinautes n’ont pas installé l’ensemble des applications mobiles proposées par Google, loin de là.

L’idée de proposer un accès immédiat à un ensemble de contenus et services sans avoir à télécharger de nouvelles applications est en théorie assurée par les Android Instant Apps lancée en 2017 (le Play Store permet désormais d’essayer des apps avant de les installer). Mais dans les faits, ce principe est loin de faire l’unanimité. En revanche, Google a énormément oeuvré pour réduire la dépendance aux applications natives et proposer une expérience mobile plus fluide, notamment grâce aux Progressive Web Apps et aux Accelerated Mobile Pages.
La réalité est qu’entre Chrome, Android, Play et toutes les solutions technologiques alternatives citées au-dessus, Google n’a pas réellement besoin d’une super app, d’autant plus que les applications utilisent toutes le même identifiant utilisateur (Google ID), ainsi que des CGU unifiées. Et en prime, ils ont l’Assistant qui occupe déjà ce rôle d’agrégateur de services : Google’s ‘Duplex on the web’ enables the Assistant to buy movie tickets for you. Illustration ci-dessous avec la réservation d’une chambre d’hôtel :

Apple se retrouve dans une situation similaire dans la mesure où ils éditent déjà le système d’exploitation, le navigateur, les applications, la place de marché… et qu’ils proposent en plus un ensemble de services (Pay, Card, News+…).

Là encore, une éventuelle super-app semble superflue tant la maitrise d’Apple sur son écosystème est forte et tant ses clients sont dociles.
Pour en finir avec les GAFA, Amazon est le dernier candidat logique à cette intégration verticale, mais ils ont la menace d’un démantèlement qui leur plane au-dessus de la tête. De plus, on voit difficilement comment ils pourraient intensifier leur présence dans le quotidien des clients, surtout aux US : Prime Mover – How Amazon Wove Itself Into the Life of an American City.

Et là, nous ne parlons que des services grand public, car si l’on commence à s’intéresser aux services financiers, la stratégie d’encerclement d’Amazon est particulièrement impressionnante :

L’idée reste pertinente (Amazon jumping on Super App bandwagon: Why are e-comm and payments apps hung up on it?), d’ailleurs Amazon a bien essayé de s’imposer en Asie en rachetant une super app en Inde (To boost Amazon Pay in India, Amazon reportedly acquired Tapzo, an ‘all-in-one’ aggregator app), mais elle a depuis fermé ses portes.
WeWork avait l’ambition de devenir l’opérateur du quotidien des millennials (ils communiquaient sur l’idée d’une WeLife), mais c’était avant la dégringolade de leur valorisation : WeWork begins laying off 2,400 employees.

Au final, le dernier candidat sérieux est Uber qui intègre toujours plus de services : trajets en voiture / vélo / hélicoptère, livraison de repas, livraisons professionnelles et fret, livraison de médicaments, prestations à la tâche…

Une stratégie de diversification logique, mais qui trouve un écho particulier avec le rachat l’année dernière de Careem une super app pour les pays du Golf : Uber is paying $3.1BN to pick up Middle East rival Careem.

Sous ses faux-airs de copycat, Careem propose en fait une couverture fonctionnelle bien plus large que Uber (paiement, micro-crédit, messagerie…), et revendique également une mission “sociale” pour libérer les usages dans le Moyen-Orient : 70 things that Careem did in 2018. Cette ambition de libéraliser les usages, notamment pour les femmes, est particulièrement intéressante pour une société qui a subi les foudres des critiques avec ses pratiques managériales sexistes. Un excellent moyen pour Uber de se racheter une réputation en se positionnant comme le nouveau facilitateur du quotidien de ses utilisateurs (celui qui fait gagner du temps et améliore le pouvoir d’achat).
Pour finir, signalons le lancement d’une meta-application par Tinkoff en Russie qui revendique 10 M d’utilisateurs avec un ensemble de services, une app store interne et même un assistant vocal (Oleg) : Tinkoff super-app boosts digital leadership in European fintech space.

—
Voici pour ce tour du monde des super apps et des raisons de leur (quasi) absence dans les pays de l’hémisphère Nord. Au-delà du secteur privé, il me faut mentionner l’entière légitimité des acteurs du secteur public, notamment l’Administration ou les municipalités qui auraient énormément à gagner à regrouper leurs contenus et services au sein d’une application unique.
Pour toutes les autres entreprises ou organisations, je reste persuadé que la bonne solution consiste en une disponibilité immédiate des contenus, services et offres en situation de mobilité, que ça soit à travers un site web mobile (de préférence une Progressive Web App) ou à travers une super app. Ça vaut toujours mieux que de devoir imposer le téléchargement d’une application native aux mobinautes, ainsi que la concurrence de millions d’autres applications dans les app stores.
Article passionnant. Merci.
Très intéressant et complet ! J’ai beaucoup appris, cela fait toujours plaisir 🙂 Merci Fred
Merci pour cet article passionnant et éclairant.
On observe les mêmes questionnements à l’intérieur des entreprises ou chaque service (IT, RH, Com, Finance …) a une fâcheuse tendance à proposer une « app » sur le mobile de leurs employés sans prendre conscience de l’intérêt de réguler cette explosion qui se fait au côté des applications proposées par Microsoft, Oracle, Slack, … une super App, remplaçant le bon vieux Intranet, sera surement la solution.
Effectivement, les app stores internes sont à la mode dans les grands groupes, avec toutes les difficultés qui y sont associées (coût de développement, déploiement, mises à jour…). Une super app interne pourrait compléter ou se substituer à l’intranet.
Félicitations c’est une excellente analyse mondiale qui pour une fois ne se limite pas au prisme de l’occident – merci pour cette consolidation et la vision associée.