Le combat asymétrique entre marques traditionnelles et DNVB

L’espoir d’une réouverture probable des commerces le mois prochain ne changera pas la situation très délicate dans laquelle se retrouve les marques traditionnelles : un modèle BtoBtoC qui démontre ses limites dans un quotidien sans contact et qui laisse libre-court aux nouveaux entrants numériques pour grignoter petit à petit un marché verrouillé depuis trop longtemps.

En passant devant le BHV de la rue de Rivoli hier j’ai découvert avec effroi leurs aménagements de Noël : des décorations criardes et une musique faussement guillerette que l’on entend à 50 mètres. Est-ce là tout ce qu’ils sont capables de proposer pour “réenchanter” l’expérience d’achat en point de vente physique ? Ça fait peur, surtout à l’approche du Black Friday qui s’annonce particulièrement agressif sur les prix cette année…

Rassurez-vous, je ne vais pas relancer le débat sur le grand méchant Amazon et la disparition des commerces de centre-ville, mais plutôt faire le constat que les marques traditionnelles s’appuyant sur une production de masse et un circuit de distribution physique sont en bien mauvaise posture pour affronter la crise de la COVID. Car si nous connaissons la date de réouverture probable des magasins, il faut bien avouer que ce modèle conçu au siècle dernier n’est plus du tout adapté à la réalité du commerce sans contact, et surtout est incapable de s’aligner sur la concurrence des nouveaux entrants numériques reposant sur une organisation intégrée.

Des réseaux de distribution traditionnelle à bout de souffle

Oui je sais, j’aurais pu vous épargner ces mauvais jeux de mots sur la distribution classique asphyxiée par les conséquences d’un virus… respiratoire. Il n’empêche que les fermetures se succèdent : Le groupe Printemps ferme sept magasins, dont trois Citadium en France. Si nous sommes tous d’accord pour dire que la fermeture administrative des commerces non essentiels en période de confinement est une situation catastrophique pour les boutiques, ce mode de distribution était néanmoins sur le déclin depuis de nombreuses années. Est-ce la faute du commerce en ligne ? Non, pas spécifiquement, car le e-commerce n’est qu’une alternative à un modèle qui n’a pas su évoluer. Je ne vais pas vous faire une leçon d’économie, mais aucun modèle n’est immuable : ils finissent tous par succomber à une alternative offrant une meilleure proposition de valeur aux consommateurs.

Dans l’exemple du commerce en ligne, l’alternative proposée est la suivante : un plus large choix, des prix plus bas et une livraison gratuite le lendemain. Face à ça, il est effectivement difficile de lutter… à moins de ne pas chercher à lutter et de s’adapter pour respecter le choix des consommateurs. Une option que visiblement bon nombre de marques n’a pas jugé bon d’investiguer, alors que le commerce à distance se pratique depuis près de 40 ans en France (Mythes et réalités du commerce en ligne en 2020). Tant pis pour elles…

Ceci étant dit, tout n’est pas perdu pour autant, puisque les emplacements des points de vente représentent encore et toujours un actif extrêmement précieux pour ceux qui savent les valoriser, soit en proposant une expérience d’achat supérieure (cf. les lueurs d’espoir citées dans cet article : La grande souffrance du commerce parisien), soit en ré-allouant l’espace pour optimiser la logistique (Macy’s turned 2 locations into ‘dark stores’ that fulfill online orders and don’t have in-store shopping) ou pour proposer des services à valeur ajoutée (Bestbuy va transformer 250 magasins en Hub de services pour sa transition permanente vers les achats en ligne).

La dure réalité des entreprises qui se sont accrochées à la distribution traditionnelle est qu’elles se retrouvent dans une situation impossible : l’obligation de se transformer pour s’adapter au commerce sans contact, alors qu’elles n’ont plus les moyens de le faire, car leurs revenus ont brutalement chuté. À cela, il faut ajouter une autre réalité dont quasiment personne ne parle : la désimplication du personnel en point de vente qui ruine l’expérience d’achat.

Dès qu’il est question de distribution, on oppose la froideur des boutiques en ligne à la qualité de l’accueil et du conseil en point de vente physique. Une assertion qui personnellement m’a toujours surpris dans la mesure où elle est à l’opposé de ce que je vis en boutique : des conseillers qui déploient des trésors d’imagination pour vous esquiver dans les rayons, des vendeurs qui sont incapables de répondre à vos questions ou de vous dire quand les produits seront à nouveau en stock, des caissiers manifestement blasés d’avoir à toujours vous demander si vous avez la carte de fidélité du magasin…

Je ne me prononcerais pas sur les commerces indépendants de centre-ville, mais force est de constater que les chaines de magasins de marques nationales offrent une expérience qui s’est fortement dégradée au fil des ans. C’est là où réside une différence cruciale entre faire du commerce et faire de la distribution (lire à ce sujet : Résilience et Agilité = Séparation Commerce et Distribution). Les marques se contentent depuis des années de faire de la distribution, c’est-à-dire de mettre à disposition les produits dans des boutiques et de proposer de l’encaissement / retrait immédiat. Un schéma de distribution qui ne posait pas de problèmes au siècle dernier dans la mesure où il n’y avait pas d’alternative, mais qui a atteint ses limites avec l’avènement du commerce en ligne.

Le coeur du problème est que ce modèle de distribution repose sur une stratégie de volume qui ne laisse quasiment pas de marge de manoeuvre : il faut écouler un maximum de produits avec un minimum de frais. D’où du personnel pas forcément bien payé, donc pas motivé, et des magasins où l’on rogne sur chaque m2 pour rentabiliser les loyers.

Au final, ce n’est pas tant la distribution en magasin qui pose problème que la logique de production / distribution de masse, car elle débouche nécessairement sur une offre qui est censée déplaire au moins de monde possible (reposant sur un consensus) tout en satisfaisant grosso-modo les besoins des uns et des autres (approche fonctionnelle du “good enough”). C’est dans ce contexte que les nouveaux entrants numériques se sont développés grâce à une offre, un modèle de distribution et même un schéma organisationnel contre lesquels les acteurs traditionnels ne peuvent pas lutter.

Des DNVB aux ONVB

Voilà plusieurs années que l’on parle des DNVB, les fameuses micro-marques qui sont nées et opèrent exclusivement sur les canaux numériques (DNVB = Digital Native Vertical Brands). Un modèle Direct-to-Consumer qui a fait la gloire de marques comme Casper, Glossier ou Bonobos (D2C companies deliver customer delight and simplicity).

La principale caractéristique des DNVB, outre de faire un usage intensif des canaux et supports numériques, est d’opérer à petite échelle pour pouvoir internaliser quasiment toutes les activités, conservant ainsi un maximum de contrôle, et une communication affinitiare ciblée. Il en résulte une offre et une expérience qui se distingue nettement des marques traditionnelles.

Ceci étant dit, de nombreux entrepreneurs / investisseurs se sont déjà engouffrés dans le créneau provoquant une sorte de goulot d’étranglement au niveau des canaux numériques d’acquisition client (principalement Facebook et Instagram) : DTC brands are tightening up how much they spend on digital advertising. La compétition pour l’attention était particulièrement élevée en début d’année, elle est clairement montée d’un cran avec la crise sanitaire : For DTC brands, the year of profitability will have to wait et Can direct-to-consumer brands survive the COVID-19 apocalypse?.

De ce fait, les DNVB se sont retrouvées à leur tour avec des invendus sur les bras, les forçant à assouplir leur politique commerciale : DTC brands are rethinking their ‘never-go-on-sale’ rule. Des soldes que je vois plutôt d’un bon oeil, car c’est un passage quasi-obligatoire dans le cycle de vie d’un produit, mais qui doivent néanmoins être moins destructeurs de valeur dans la mesure où les DNVB opèrent elles-mêmes la vente des produits. Au pire, elles peuvent solder leurs invendus sur un site dédié pour ne pas impacter la valeur perçue.

Non seulement le modèle DTC procure un bien meilleur contrôle de la distribution, mais il permet également d’envisager une commercialisation complémentaire à travers des canaux traditionnels. On parle alors d’ONVB pour Omnichannel Native Vertical Brands (Bobbies, Balibaris, Cabaïa… ces marques qui ont lancé le succès des ONVB). Comme quoi, tous les modèles sont amenés à évoluer (2020 sera l’année du commerce total), même ceux issus du numérique : Reinventing the Direct-to-Consumer Business Model.

Vous pourriez me dire qu’avec le confinement, certaines marques ont su rapidement adopter la distribution directe (Food & Beverage Giants Like Pepsi And Kraft Heinz Tap Into Direct To Consumer et Comment Royal Canin a digitalisé son modèle de vente directe en complément de son écosystème de partenaires ?), mais ceci s’est fait en complément de la distribution traditionnelle, la “vraie” distribution auprès de “vrais” clients. Et c’est là où la différence se fait, car même si elles acceptent d’expérimenter des choses, les marques traditionnelles sont encore engluées dans une culture magasin, alors que les DNVB revendiquent une culture data.

La faiblesse du modèle BtoBtoC est que les marques traditionnelles n’ont pas réellement de liens directs avec les prospects ou clients, elles sont dépendantes d’intermédiaires et des données que leurs distributeurs veulent bien partager avec elles (une pratique qui tend à disparaitre avec le RGPD). Ce sujet avait déjà été abordé en début d’année (De l’incapacité des entreprises traditionnelles à s’adapter à l’accélération numérique) et revient sur le devant de la scène dans la mesure où avec la baisse de leur C.A., les marques n’ont plus les budgets pour pouvoir commander des études auprès de cabinets spécialisés ou instituts de sondage. De leur côté, en internalisant les opérations (marketing, communication, distribution, support client…), les DNVB sont à même de collecter toutes les données dont elles ont besoin pour optimiser leur fonctionnement et faire évoluer leur offre. Une évolution d’autant plus facile à opérer qu’elles sont sur des productions à beaucoup plus petite échelle.

Voilà pourquoi le combat entre marques traditionnelles et DNVB est asymétrique : ces deux modèles d’entreprise ne jouent pas à armes égales. En tant de crise ou d’incertitude, l’agilité et l’autonomie l’emportent clairement sur la puissance (production / distribution / communication de masse). Selon cette optique, on comprend mieux la stratégie de désinvestissement des marques traditionnelles, espérons juste pour ces dernières qu’elle s’accompagne d’une réorganisation et surtout d’un changement de mentalités…

8 commentaires sur “Le combat asymétrique entre marques traditionnelles et DNVB

  1. Vous n’avez pas de chance concernant les relations avec les vendeurs ! 🤓 plus sérieusement que pensez vous du phénomène pop-up store? Et autre question : comment se fait-il que la VR ne décolle pas ou peu en général et difficilement en e-commerce ?

    1. Les pop-up stores sont une très bonne idée, aussi bien pour les collections / stocks limités que pour les ventes saisonnières. De plus, les outils numériques, notamment le smartphone, sont parfaitement complémentaires pour localiser un pop-up store, réserver ou pré-commander un produit, faire l’encaissement sur place…

    2. Pour ce qui est de la VR, les coûts de production sont encore trop élevés, et l’expérience client pas assez différenciante. Ce qui se rapproche le plus de la VR sont les photos à 360° ou les visites distantes dans l’hôtellerie ou l’immobilier.

  2. Tout à fait d’accord, de nombreux retailers se racontent des histoires quant à la prétendue qualité de l’expérience humaine vécue dans leurs boutiques.

    Cependant les équipes ne doivent pas (le plus souvent) être considérées comme coupables, c’est le rôle du vendeur tel qu’il existe aujourd’hui dans le système qui n’est pas motivant/engageant.

    1. Oui tout à fiat, c’est ce que j’explique dans mon article : selon l’approche production / distribution de masse, il n’y a que très peu de place pour l’accueil et le conseil, il faut faire un maximum de chiffre en un minimum de temps. D’où la baisse générale de l’expérience d’achat constatée ces 20 dernières années, car la concurrence croissante du commerce en ligne pousse les marques et distributeurs vers le productivisme (= écouler encore plus de produits).

  3. La distribution est déjà majoritairement D2C, dans un premier jet et sans réflexion je vous cite par exemple Zara, H&M, Celio, Jules, IKKS , Sand, Maje, Bash etc…
    Le constat que le B2B2C n’est plus viable a déjà été fait il y a plus de 10 ans et ce avant l’essor du digital. C’est donc un problème pré-digital et non post-digital.

    Après sur la relation client, il est vrai qu’elle est inexistante chez des marques comme Zara ou H&M mais dès qu’on monte un peu en gamme, chez IKKS ou Sandro par exemple, on a un vrai échange avec les vendeurs.
    En tout cas pas sûr que le digital règle les problèmes des marques déficientes sur ce point étant donné que le digital est déjà déficient sur le relationnel social. (les emails personnalisés ou les live shopping ce n’est pas du relationnel social hein :))

    Ensuite on parle beaucoup des DNVB, mais deux points ;
    1) dans la plupart des cas, elles fonctionnent à perte comme beaucoup de startup
    2)Tout comme les startup, il y a beaucoup de monde au départ et très peu à l’arrivée. On risque donc de vite tomber dans le biais du survivant en analysant leur succès et en tout cas de ne pas pouvoir tirer beaucoup de d’enseignements sur la duplicabilité de leur succès. Si ce n’est la régle « lancer 100 DNVB pour obtenir 1 ou 2 succès »
    Alors qu’un investisseur comme Fred Biousse fabrique des succès à la chaîne en reproduisant sa méthode et son savoir faire retail.
    De plus la première DNVB reconnue comme telle a à peine 10 ans ( Bonobos) et donc le modèle n’a pas encore fait preuve de pérennité. Et comme vous le dites très bien a surtout été perfusé aux Facebook Ads et autre plateformes d’acquisition digitales.

    Au final oui les marques retail sont pour beaucoup à la peine. Mais on pourrait en dire autant des DNVB si on analyse le peu de succès en rapport du grand nombre qui se lancent

    1. Effectivement, le consensus dans la Silicon Valley est “Customer Acquisition is the new rent”. Les commerçants payent un loyer pour être là où les passants sont (les rues commerçantes), les DNVB payent une rente à Google et Facebook pour être là où les internautes sont : recherche, YouTube, Instagram… En revanche, il y a une différence entre vendre en ligne (une activité qui peut être plus ou moins sous-traitée) et faire du DTC (intégrer l’ensemble des opérations, de la création et l’opération de la boutique en ligne jusqu’à la gestion des retours et du SAV).

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