Le culte des adorateurs de la Pomme est en émoi depuis la commercialisation de la nouvelle génération de Macs équipés d’un processeur “maison”. Sans vouloir dénigrer les indéniables qualités de cette nouvelle gamme, il est intéressant de constater que la stratégie d’intégration verticale opérée par Apple diffère de celle pratiquée par d’autres géants du numérique comme Microsoft ou Facebook. Cette différence mettant l’accent sur un objectif plus global et surtout sur différents stades de maturation du marché.

L’annonce de la nouvelle gamme de Macbook équipés du processeur M1 a été vécu comme un véritable séisme dans le microcosme de la presse IT : First ARM-based Mac laptops. Ce nouveau processeur est-il réellement un évènement marquant dans l’histoire de l’informatique ? Oui et non. Avant toute chose, il est important d’apporter quelques précisions : ce “processeur” est en fait plus un méta-composant, un SoC (System on a Chip) reposant sur une architecture ARM, celle utilisée par les terminaux mobiles comme les smartphones / tablettes, et non plus sur une architecture x86 (Intel).
Même s’il y a d’indéniables avantages en matière d’autonomie et de compatibilité avec les applications développées pour iOS, cette nième “révolution” est certes une étape importante pour Apple, mais elle s’inscrit dans un mouvement plus large de balancier, car c’est la deuxième fois que la firme de Cupertino adopte une nouvelle architecture puisqu’une transition des processeurs PowerPC vers ceux d’Intel (famille x86) avait été opérée en 2006.
Ceci étant dit, cette nouvelle génération d’ordinateurs complète la vision de Steve Jobs qui souhaitait un rapprochement entre les ordinateurs et les terminaux mobiles (Steve Jobs’s last gambit: Apple’s M1 Chip). Au-delà de la volonté de renforcer la maitrise sur ses produits, Apple cherche surtout à repenser l’outil informatique (With Its Own Chips, Apple Aims to Define the Future of PCs).
Cette stratégie industrielle est tout à fait légitime de la part de Apple qui poursuit sa logique d’intégration des différents composants matériel (barrettes mémoire, ventilateurs…), mais s’effectue en parallèle d’un autre mouvement d’intégration nettement plus intéressant, car son objectif est de densifier l’écosystème de services proposés par Apple. Une approche d’écosystème intégré, que l’on retrouve chez d’autres géants du numérique, dont Microsoft et Facebook.
Avec cet article, je vous propose d’étudier les différentes strates des écosystèmes de Apple, Microsoft et Facebook en essayant surtout de comprendre la logique de ces intégrations.
Intégration centrée sur les contenus pour Apple afin de capter un maximum de valeur
Voilà près de 15 ans que Apple commercialise sa gamme d’ordinateurs portables MacBook et respectivement 13 et 10 ans pour ses terminaux mobiles (iPhone et iPad). Nous pouvons considérer que ces trois segments sont maintenant arrivés à saturation dans les pays développés. Comprenez par là que nous sommes dans un marché de renouvellement, la stratégie de Apple consiste donc à stabiliser ses parts de marché sur les segments supérieurs (le haut du panier).
L’objectif poursuivi par Apple n’est pas de trouver de nouveaux clients, mais de fidéliser les siens en les verrouillant au sein d’un écosystème fermé de produits et services (ex : les enceintes connectées HomePod qui ne fonctionnent qu’avec le service de streaming Apple Music). Dans la mesure où ils doivent rester un minimum compétitif sur les prix de vente des produits, ils tentent d’améliorer leurs marges à tous les niveaux :
- en internalisant la distribution des produits et le SAV (Apple Store, Genius Bar…) ;
- en assurant eux-mêmes la conception des composants critiques comme les puces (M1, A14) ;
- en contrôlant la distribution des applications et contenus pour pouvoir systématiquement prélever une commission (App Store, iTunes) ;
- en packageant l’accès aux contenus pour faire pression sur les fournisseurs (Music, TV+, News+, Arcade…) ;
- en diversifiant ses revenus avec des offres complémentaires (iCloud, Card…).
Tout ceci nous donne un écosystème de produits et services parfaitement intégrés, maitrisés et surtout incroyablement rentable (l’un des ARPU les plus élevé du marché).

Donc oui, le basculement vers un processeur à architecture ARM est une grande étape pour Apple, mais ce n’est qu’une finalité dans leur stratégie de transition vers un modèle de services et d’abonnement. À ce titre, l’offre de leasing proposée pour les iPhones (Upgrade) devrait logiquement être prochainement couplée avec celle d’abonnement global (One) et étendue vers les autres gammes de produits (accessoires, ordinateurs). En tout cas, c’est ce que je ferais à leur place…
Nous sommes donc passés d’un écosystème centré sur le matériel (ordinateurs, smartphones…), avec un focus sur la facilité d’utilisation, à un écosystème centré sur les usages (contenus et services) avec un focus sur la monétisation (lire à ce sujet : Post PC).

La qualité des produits et la gestion rigoureuse de l’image de marque ont permis à Apple de développer une communauté très fidèle de clients dont ils profitent largement aujourd’hui. Un authentique cas d’école dont nous parlerons pendant de nombreuses années, et qui servira de point de référence pour mieux comprendre l’évolution de la stratégie de Microsoft.
Intégration de méta-écosystèmes pour Microsoft afin de toucher un maximum d’utilisateurs
Saviez-vous que Windows, le système d’exploitation de Microsoft, a déjà 35 ans ? Une longévité impressionnante pour un acteur qui avait initialement tout misé sur un écosystème ouvert de constructeurs / intégrateurs / éditeurs pour pouvoir rapidement prendre des parts de marché et faire jouer l’effet réseau. L’objectif était de rapidement dominer les segments des entreprises et des particuliers. Aujourd’hui, Windows est tellement répandu sur le marché des ordinateurs qu’il n’est à priori plus possible de les en déloger… à moins de créer des segments adjacents (smartphones, tablettes).
Je ne vais pas refaire l’histoire, mais la position ultra-dominante de Microsoft a clairement joué en leur défaveur pour contrer la progression fulgurante de Apple avec son iPhone et plus tard de Google avec Android, qui a de façon ironique distancé Microsoft en utilisant sa propre stratégie : un écosystème ouvert de constructeurs et éditeurs. Nous connaissons la suite de l’histoire : le fiasco de Windows Mobile et du rachat de Nokia. À la défense de Microsoft, il faut bien reconnaitre que le dilemme de l’innovateur était un frein trop puissant pour qu’ils puissent réussir.

Bref, nous nous retrouvons en 2020 avec un acteur ultra-dominant sur un marché en perte de vitesse. Les ventes d’ordinateurs de bureau ou de portables étant en baisse constante depuis de nombreuses années, Microsoft a investi énormément de ressources pour essayer de relancer le marché en proposant ses propres produits (la gamme Surface) ainsi que deux concepts hybrides très intéressants d’un point de vue fonctionnel (Neo et Duo) : De nouveaux usages numériques requièrent de nouveaux terminaux.
Malgré la justesse de leur vision concernant l’évolution des ordinateurs, les équipes de Microsoft ne parviendront pas à reproduire la stratégie de Apple, car ils ne bénéficient pas de clients aussi fanatiques. Qu’à cela ne tienne, ils ont réussi à bâtir au fil des ans non pas un, mais plusieurs écosystèmes pour verrouiller différents segments d’utilisateurs (particuliers, entreprises, joueurs, développeurs…) afin de sécuriser leurs revenus. Microsoft se retrouve ainsi à la tête d’un véritable empire, notamment dans le monde de l’entreprise où se côtoient d’innombrables offres et solutions.

Comme vous pouvez le constater sur ce schéma, cet écosystème BtoB commence à être sacrément complexe, d’où la volonté de lier ces différentes offres et solutions à l’aide d’une couche transversale : How Microsoft is looking to MetaOS to make Microsoft 365 a ‘whole life’ experience.
L’analyse des différentes couches de l’écosystème de Microsoft révèle une ambition encore plus forte que celle de Apple avec des investissements considérables dans :
- l’infrastructure technique Azure qui va des logiciels en ligne (SaaS) aux serveurs (PaaS) en passant par les data centers prêts à l’emploi (Microsoft made a portable data center in a box) et des offres verticialisées (Microsoft launches Cloud for Healthcare in general availability) ;
- le matériel avec une gamme de produits “premium” (Surface Pro, Laptop) mais également d’entrée de gamme (Surface Go) ;
- le système d’exploitation et la place de marché unifiée (Microsoft Store) ;
- les applications et leurs équivalents en ligne (Office, Office365…) ;
- les outils de collaboration (Teams, SharePoint…) et communautés en ligne pour les cols blancs (LinkedIn, SlideShare) et les développeurs (Channel9, GitHub) ;
- les services et portails grand public comme Bing ou MSN.
Autant il y a une trentaine d’années, l’accent était mis sur le matériel, et notamment la performance des microprocesseurs, car il fallait équiper tout le monde ; autant l’accent est maintenant mis sur les outils et solutions, ceux qui permettent de faciliter la collaboration, d’autant plus s’ils sont intégrés dans le cloud.
Si l’on s’extrait du marché BtoB et que l’on s’intéresse à la cible des joueurs, le contexte est différent, car il y a une concurrence très forte (Sony avec sa Playstation, Nintendo avec sa Switch), mais également diversifiée (la lame de fond des jeux mobiles). La stratégie de Microsoft semble être de s’appuyer sur son infrastructure existante et de mutualiser les ressources nécessaires pour adresser deux cibles (joueurs PC et joueurs console) à travers une intégration verticale incluant :
- le matériel (Xbox) ou à minima l’OS (Windows) et la place de marché (Microsoft Store) ;
- les jeux avec les productions internes des Microsoft Studios (Halo, Forza, Gears of War…) et les rachats récents de studios externes pour mettre la main sur des licences très prestigieuses (Minecraft, Doom, Quake, Wolfenstein, The Elder Scroll, Dishonored…) ;
- les abonnements de jeux en ligne (Live Gold), de jeux à la location (Game Pass) et de jeux à la demande (xCloud).
Comme vous pouvez le constater dans le schéma ci-dessous, nous parlons bien ici d’un méta-écosystème qui regroupe plusieurs d’écosystèmes (ex : Office365, Teams, Minecraft… qui sont des écosystèmes à eux seuls).

Selon cette analyse, la stratégie de Microsoft se révèle être à la fois plus large et plus profonde que celle de Apple. Ceci explique en partie pourquoi la capitalisation boursière de Microsoft est moins volatile que celle de Apple (dont les variations sont liées au calendrier de lancements des nouveaux produits).
Vous noterez au passage qu’avec l’offre All Access, Microsoft teste l’appétence du marché pour un abonnement tout-en-un très crédible. À quand un Surface All Access incluant le leasing du matériel et les abonnements Office365, Teams… ?

Après avoir abordé des marchés en phase de renouvellement (ordinateurs, smartphones, consoles de jeux), intéressons-nous maintenant à un marché en devenir, celui de la réalité virtuelle.
Intégration centrée sur l’adoption pour Facebook afin de s’approprier la réalité virtuelle
Étant arrivé trop tard pour espérer pénétrer les marchés des ordinateurs ou des smartphones, Facebook vise plus loin et anticipe la prochaine itération des outils numériques en misant sur la réalité augmentée et virtuelle : Sommes-nous à la veille d’un nouveau paradigme numérique ?
Le rachat d’Oculus en 2014 a été le point de départ d’une accélération de la course à l’innovation dont le point d’orgue semble être la dernière version du Quest, le masque autonome de réalité virtuelle de Facebook : Oculus Quest 2 review: better, cheaper VR. Face aux critiques faites aux premières générations de masques de VR, les équipes d’Oculus ont tout misé sur un produit techniquement plus modeste, mais fonctionnellement beaucoup plus pratique aux yeux d’un public de néophytes avec l’ambition de dominer le secteur (A year after launch, Oculus says Quest is starting a VR revolution).

Je ne me lancerais pas dans une comparaison hasardeuse entre le Quest et d’autres produits technologiques, car le contexte de marché est complexe. L’écosystème de la réalité virtuelle est en effet composé d’innombrables sous-traitants technologiques, éditeurs et intermédiaires. Pour pallier à la complexité du secteur et avoir l’entière maitrise de son offre, Facebook a donc logiquement opté pour une intégration verticale avec :
- le matériel (la gamme de masques Oculus) et le système d’exploitation (un dérivé d’Android) ;
- la place de marché d’applications (Oculus Store) ;
- les jeux et applications (Facebook buys VR studio behind Beat Saber, Facebook acquires VR studio behind Lone Echo, Facebook acquires the VR game studio behind one of the Rift’s best titles…) ;
- la communauté avec son propre univers virtuel (Facebook Horizon) et un rapprochement forcé des profils avec ceux de sa plateforme sociale (The Facebookening of Oculus VR becomes more pronounced starting in October).
- les services complémentaires proposés aux communautés locales (avec FB Groups), aux collaborateurs (avec l’environnement de travail Infinite Office), aux créateurs (avec la platefomre Medium), et éventuellement les services de paiement via leur cryptomonnaie (Libra).
Très clairement, l’accent est ici mis sur la simplicité de prise en main et d’adoption des différents usages liés à la réalité virtuelle, le tout en s’appuyant sur la puissance de Facebook et de ses audiences.

Si Facebook peut se féliciter de la cohérence et la richesse de l’offre Oculus à ce stade de développement du marché, force est de constater que nous sommes dans une configuration où ils subventionnent les différents intervenants de cet écosystème pour stimuler l’innovation (côté matériel et logiciel) ainsi que la production de contenus (notamment les jeux). Ce type de stratégie est calée sur ce que l’on peut trouver dans le secteur des jeux vidéo où les fabricants de consoles (Sony, Nintendo…) subventionnent les éditeurs pour qu’ils lancent de nombreux jeux afin de faire rapidement grossir la base de joueurs, donc les acheteurs potentiels de consoles, accessoires et jeux (sur lesquels ils touchent des royalties).
Des stratégies d’intégration similaires, mais moins lisibles chez Google et Amazon
En ce qui concerne les deux autres géants du numérique, des stratégies d’intégration sont également à l’oeuvre, notamment dans le hardware (The Tech Monopolies Go Vertical), mais avec des objectifs multiples et des offres qui se chevauchent :
- Google propose ses propres gammes de smartphones (Pixel) et d’objets connectés (Nest) pour sécuriser les parts de marché de son moteur de recherche (sur les smartphones et enceintes connectées), pour accélérer la captation de données comportementales (afin d’affiner le ciblage publicitaire) et pour fidéliser les utilisateurs de ses services dans le cloud (Photos, Drive…) ;
- Amazon commercialise une très large gamme d’objets connectés afin d’être présent partout là où sont ses clients (et de s’assurer qu’aucune vente ne lui échappe), tout en fidélisant les abonnés à son offre Prime, rentabilisant ainsi son infrastructure cloud.
Comme vous pouvez le constater, il y a à chaque fois une vision d’ensemble et une ambition forte, c’est indéniable, mais une stratégie d’intégration qui s’insère dans un plan d’ensemble trop complexe à reproduire dans un schéma : Just where is Google’s ecosystem up to? et Amazon’s Ecosystem Map.

Le graphique ci-dessus vous donne une idée de la complexité des activités de Amazon et surtout de l’impossibilité d’isoler sa stratégie d’intégration verticale autour de ses terminaux connectés.
Hardware + Software + Contenus + Services + Data + Cloud + Publicités + Paiement + …
Avec les trois exemples de Apple, Microsoft et Facebook, j’ai essayé de décrypter la logique de leur stratégie d’intégration, mais vous vous doutez certainement que la réalité est plus complexe. Les GAFAM ne peuvent ainsi pas être considérés comme des sociétés, mais plutôt comme des conglomérats d’entreprises plus ou moins liées partageant toutes les mêmes caractéristiques d’intégration, agrégation et plateformisation. Tous proposent du matériel, des logiciels, des contenus, des services gratuits… tous collectent de façon systématique des données afin de constituer des profils publicitaires toujours plus précis ; et tous proposent des services complémentaires d’hébergement (Cloud), de paiement… Pour faire simple : ils sont devenus incontournables.

Certains évoquent une nouvelle ère de l’humanité dominée par des “seigneurs digitaux” (on parle de féodalisme digital ou de techno-féodalisme), une idée que j’avais abordé l’année dernière (De l’émergence de super-puissances numériques) et qui me semble parfaitement d’actualité tant les GAFAM ont bénéficié de la crise de la COVID.
Je ne me prononcerais pas sur le besoin ou la faisabilité d’un démantèlement des GAFAM, mais ce qui est certain, c’est qu’il nous faut impérativement comprendre le fonctionnement de ces géants numériques, leur apport et rôle dans notre quotidien, ainsi que la dépendance que nous avons développée à leur égard. Ceci fera l’objet d’un prochain article.
”Je ne me prononcerais pas sur le besoin ou la faisabilité d’un démantèlement des GAFAM, mais ce qui est certain, c’est qu’il nous faut impérativement comprendre le fonctionnement de ces géants numériques, leur apport et rôle dans notre quotidien, ainsi que la dépendance que nous avons développée à leur égard. ” . . .
Que se passe-t-il Fred ? . . . Je vous trouve un peu inquiet à l’idée d’être féodalisé, plutôt vassalisé par les GAFAM . . . Seriez vous en train d’envisager une tentative de sortie du GAFAM Addict ? . . . Une prise de conscience ? . . .
Cordialement.
Achille, fidèle lecteur
Ha non je vous rassures, point de démagogie chez moi. J’ai tout à fiat conscience de la dépendance développée auprès des différents services des GAFAM. Mais comme la tendance est au GAFA bashing, j’y consacrerai un prochain article.
Bel article. La conclusion sur le technofeodalisme ouvre bien sûr l’imaginaire des solutions possibles. Et puis extrême qualité des graphiques.