L’accélération de la transformation digitale dans un contexte de sobriété numérique

Entre la menace d’une guerre nucléaire, une inflation qui semble incontrôlable et des catastrophes naturelles qui se succèdent, l’ambiance générale n’est pas très joyeuse. L’euphorie des années 2018-19 est effectivement loin derrière nous, et plus particulièrement celle des néo-entrepreneurs numériques qui nous promettaient monts et merveilles. Certes, le besoin en transformation digitale est toujours là, mais la finalité est différente : il n’est plus question de performances ou de rentabilité, mais de résilience et de viabilité. Nous passons de “faire plus avec moins” à “faire mieux avec moins”.

Nous abordons le dernier trimestre de l’année 2022 et la situation socio-économico-géo-politique est toujours aussi complexe avec une guerre en Ukraine qui s’enlise, une tension très forte sur l’énergie, une inflation qui bat des records et les phénomènes climatiques extrêmes qui se succèdent.

Tout ceci s’en ressent d’ailleurs dans l’index d’incertitude édité par le Forum Économique Mondial, et les analyses qui en découlent : Visualizing the Rise of Global Economic Uncertainty.

Il y a néanmoins une constante : la progression des usages numériques. Quel que soit l’indicateur que vous regardez, les statistiques pointent toutes dans le même sens. Bon OK, les cryptomonnaies sont en baisse, mais c’est un sujet que nous n’aborderons pas dans cet article.

Des usages numériques en croissance continue depuis 30 ans, qui rentrent dans un contexte économique inédit

Le dernier trimestre est traditionnellement l’occasion de faire un bilan intermédiaire de l’année écoulée, et encore une fois, les chiffres sont très encourageants pour le secteur du numérique :

Après trois décennies, la croissance des usages numériques se poursuit, mais dans un contexte économique sous tension lié aux incertitudes géopolitiques. Nous sommes ainsi dans une configuration qui laisse les experts perplexes, car nous cumulons des pénuries de matières premières, une stagnation de la production, de l’inflation et des difficultés de recrutement. C’est tout simplement inédit dans l’histoire de la civilisation moderne : La conjoncture économique française en 10 graphiques.

Vous pourriez penser que tout ceci est très mauvais, pourtant ce n’est qu’un phénomène cyclique : la fin d’une époque qui en précède une nouvelle. Toutes les caractéristiques d’une révolution industrielle sont ainsi réunies, voilà pourquoi nous parlons de Quatrième Révolution Industrielle, car ce que nous avons connu par le passé (une société au bord de la rupture qui semble craquer de toute part) est en train de se reproduire. La mue qui s’opère sous nos yeux est néanmoins différente, car elle s’accompagne d’une crise de croissance.

Le casse-tête de la croissance durable : faire mieux avec moins

À une époque pas si lointaine, le numérique était un secteur d’activité en ébullition où de nombreuses startups parvenaient à opérer une hyper-croissance spectaculaire et à complètement reconfigurer le marché sur lequel elles officient (ex : Amazon, SalesForce, Uber… cf. Les plateformes numériques digèrent le monde). Si la dynamique du secteur est encore là, les ambitions ne sont plus les mêmes, et surtout, les perspectives de croissance sont dictées par les nombreuses régulations en cours de déploiement et par l’opinion publique qui s’inquiète d’une transformation peut-être trop rapide (La « Next Big Thing » se heurte à l’impératif d’un numérique plus responsable).

De ce fait, le principal enjeu de cette 4e révolution industrielle n’est pas de réinventer l’outil de production pour gagner en efficacité (produire plus pour vendre plus), mais de repenser les modèles micro et macro-économiques pour entretenir une croissance durable et arriver à un équilibre socio-économico-environnemental (le fameux triptyque Planet / People / Profit). Nous sommes déjà en état de sur-chauffe économique, sociale… il ne faudrait pas que la situation dégénère (Les macro-tendances et grands enjeux qui vont façonner la civilisation numérique du 21e siècle).

Par “il ne faudrait pas que la situation dégénère“, je veux en fait dire “qu’elle ne dégénère encore plus“. Comprenez par là qu’il y a encore de gros bouleversements à venir, nous ne faisons que commencer la révolution numérique, mais que l’ampleur et la rapidité de ceux-ci seront conditionnés par l’élasticité des marchés et la disponibilité des ressources (énergie, composants électroniques de pointe, attention des utilisateurs…).

Et quand j’évoque de gros bouleversements à venir, je ne parle pas de numérisation ou de désintermédiation, car ces étapes sont loin dernière nous. Ce dont je suis en train de parler est une nouvelle ère qui s’ouvre : une civilisation numérique où chacun devra trouver sa place, car nous commençons à être à l’étroit.

Comme ça a déjà été le cas pour les précédentes révolutions avec le charbon, le pétrole et l’électronique, le numérique joue ici le rôle de catalyseur de l’innovation ; tandis que le smartphone est l’objet qui modifie en profondeur nos modes de vie (précédemment c’était la TV et la voiture). Encore faut-il en avoir conscience !

Une révolution que tout le monde ignore par manque de temps

Si nous savons aujourd’hui comprendre et dater avec précision les précédentes révolutions industrielles, cet exercice de prise de hauteur et de compréhension n’était pas possible à l’époque, car ces révolutions ont été opérées sur plusieurs décennies. Il en va de même pour celle que nous connaissons actuellement : elle a approximativement commencé il y a une vingtaine d’années et va vraisemblablement se poursuivre pendant au moins 20 ans. En théorie, car nous manquons forcément de recul.

Comme pour les précédentes révolutions industrielles, chercher à lutter contre ces bouleversements est une pure perte de temps. Heureusement, les apôtres du retour à « la vie d’avant » sont anecdotiques. En revanche, nombreux sont ceux qui rechignent à changer leur mode de vie ou façon de travailler, une forme de résistance passive qui pose potentiellement problème quand elle n’est pas ou mal identifiée (De la faculté d’adaptation à la capacité d’acceptation des nouveaux usages numériques).

La compréhension des bouleversements liés à l’accélération des usages numériques est un pré-requis pour s’inscrire dans cette fameuse révolution en cours et monter en compétences sur de nouvelles façons de travailler ou de se divertir (La dyspraxie numérique est un frein majeur à votre transformation digitale)

Cette histoire de compréhension des bouleversements en cours est plus insidieuse que vous ne pouvez le penser, car la résistance au changement est tenace et car le retard s’accumule…

Comprendre l’accélération numérique pour mieux en bénéficier

Si vous lisez ce blog régulièrement, ou non, vous devez nécessairement être familiarisé avec la notion de transformation digitale. Ce concept apparu il y a un peu moins d’une dizaine d’années décrit l’évolution du marché et des organisations qui cherchent à adapter leur offre, fonctionnement et pratiques aux nouveaux usages numériques.

Avec l’avènement des plateformes (ex : Amazon, Facebook, Deliveroo…) et des terminaux alternatifs (montres, oreillettes et enceintes connectées, lunettes de réalité augmentée ou virtuelle…), nous sommes dans une seconde phase de croissance des usages numériques, engendrant des bouleversements encore plus importants.

Un changement de paradigme où les marchés existants sont reconfigurés par les agrégateurs et plateformes numériques qui imposent de nouvelles règles, et où les acteurs traditionnels sont bousculés par de nouveaux entrants qui proposent des offres alternatives à plus forte valeur ajoutée qui sont exclusives au numérique. Des changements de grande ampleur qui s’appliquent aussi bien aux entreprises, qu’aux individus, qu’aux institutions, qu’aux gouvernements…

L’accélération numérique est une réalité, la question est maintenant de savoir comment nous voulons et nous allons l’opérer. Nous ne sommes en effet plus dans une attitude passive, comme ça a pu être le cas avec la montée en puissance fulgurante des premières plateformes (ex : Uber). L’Union Européenne, sous la direction de notre Thierry Breton national, est ainsi bien décidée à ne pas subir des dérèglements provoqués par des services en ligne américains, mais à en maitriser les effets pour s’assurer que le bilan sera globalement bénéfique.

Le numérique au service du mieux vivre, pas de la recherche du profit maximal

D’après Eurostat, la pénétration du numérique est de 92 % en Europe (Digital economy and society statistics). Si la croissance des usages numériques pose de nombreuses questions dans les pays en voie de développement (ex : en Birmanie où la désinformation a provoqué de graves troubles : Rohingya seek reparations from Facebook for role in massacre), nous avons atteint une forme de plateau qui nous pousse à rationaliser l’existant plutôt qu’à tout miser sur la croissance.

À partir de ce constat, nous en venons logiquement à nous demander comment le numérique peut nous aider à trouver et à maintenir le fameux équilibre entre les impératifs environnementaux, sociaux et économiques. Le but de la manoeuvre est donc de ne pas développer l’un au détriment des autres, car nous sommes arrivés à un point de rupture où la sur-consommation, la sur-exploitation des ressources naturelles ou les sur-profits ne sont plus tolérés, du moins sont très mal perçus par le législateur et le grand public.

C’est là où le “greenwashing” rentre en scène : communiquer de façon intensive sur l’argument écologique. Heureusement, le législateur veille, car il prend visiblement les choses au sérieux : L’étau se resserre contre le greenwashing. Pour éviter ce travers qui semble affecter une grande partie des marques, il convient d’adopter une posture de communication plus sobre et surtout plus transparente. Et le meilleur moyen de se démarquer pour une entreprise avec un minimum d’ambition en matière de RSE numérique est de prendre des engagements et de les rendre publics.

À quand un rapport RNE ?

Il y a quelques années, toutes les grandes entreprises communiquaient sur leur transformation digitale et la façon dont elles allaient exploiter le numérique pour doper la croissance et les performances (traduction : la rentabilité). Mais ça, c’était avant. Les préoccupations des consommateurs ont changé, les entreprises doivent donc revoir leur stratégie pour s’adapter à ces changements et ainsi ne plus mettre en avant le numérique comme levier de performance ou de rentabilité, mais comme un moyen d’opérer le développement durable. En gros : adopter une attitude responsable vis-à-vis des outils et activités numériques, et le faire savoir. C’est ce qu’on appelle la responsabilité numérique des entreprises (RNE).

Pour se faire, une marque doit avoir une vision réaliste du numérique responsable et surtout une stratégie claire, lisible. Je milite ainsi pour détailler les activités et initiatives numériques dans le rapport intégré des entreprises (fusion du rapport annuel d’activité et du rapport RSE). Si l’objectif du rapport intégré (“Integrated Reporting” en anglais) est de prendre en compte les données sociales, éthiques, environnementales et économiques d’une entreprise dans sa stratégie et son modèle de croissance, alors le numérique doit y avoir une place prépondérante. Ça serait une façon de mesurer l’apport du numérique selon les six domaines définis par le référentiel IIRC (financier, manufacturier, intellectuel, humain, sociétal et environnemental).

Depuis 2017, les entreprises cotées en bourse doivent publier une Déclaration de Performance Extra-Financière (DPEF), transposition en France de la 4e Directive Européenne relative au Développement Durable (l’ordonnance 2017-1180) qui détaille les enjeux, risques, priorités, actions et résultats liés à la politique RSE. L’idée serait de proposer une lecture du DPEF selon l’angle numérique :

  • Quels sont les enjeux et risques liés au numérique (ex : confidentialité, cyber-attaques…) ?
  • Quelles sont les priorités liées au numérique (ex : réduire la dépendance aux plateformes, baisser les coûts d’acquisition…) ?
  • Quelles sont les actions et résultats liés au numérique (ex : migration de telle application dans le cloud avec x% de GES rejetés en moins) ?

L’envisager est une chose, le faire en est une autre, car le DPEF est un rapport normé. Il conviendra donc dans un premier temps d’inclure le numérique dans la matrice de matérialité, un outil visuel permettant de résumer l’analyse des enjeux RSE par importance et par urgence.

Le volet numérique du DPEF servirait à vérifier si le numérique contribue à l’amélioration ou à la détérioration du bilan RSE, et de définir les priorités et plan d’actions adéquats.

Selon cette approche, une entreprise aura une compréhension fine du rôle joué par le numérique dans sa transition vers le développement durable, et pourra même en profiter pour définir des objectifs et actions propres aux usages internes : mettre en oeuvre une stratégie de numérique responsable.

Quel rapport entre transformation digitale et sobriété numérique ? Qu’est-ce qu’une stratégie de numérique responsable et comment cela se traduit-il ? Ces questions seront abordées dans un prochain article.