Ne confondez plus Web3 et métavers

Le numérique est un formidable terrain d’expérimentations. Il ne se passe ainsi pas une semaine sans que de nouveaux projets liés au Web3 ou au métavers voient le jour. Ces projets sont-ils tous pertinents et/ou viables ? J’en doute, car il y a encore beaucoup de vaporware (“fumiciels” en français). Cette prédominance de projets fantômes est liée à une surenchère de promesses et un à emploi inapproprié de jargons et termes qui prêtent à confusion. Je vous propose dans cet article de revenir sur les définition du Web3 et du métavers pour pouvoir comprendre ce qui les sépare et réaliser que ce sont deux domaines d’activités hétéroclites.

Cela fait 25 ans que je travaille dans le domaine du numérique. En 1/4 de siècle j’ai vu passer un certain nombre de tendances : CRM, 1to1, mashup, chatbots… Pourtant, avec l’accélération de l’adoption des usages et technologies numériques, j’ai l’impression que chaque nouvelle tendance génère un engouement plus fort que la précédente. C’est le cas en ce moment avec le Web3 et le métavers, deux concepts qui monopolisent les médias professionnels et hypnotisent les annonceurs.

L’appétence pour ces deux concepts a été effectivement très marquée l’année dernière, même si la dynamique est en train de se tasser comme l’on peut le voir sur Google Trends.

Ceci s’explique par un phénomène naturel de saturation médiatique : on parle beaucoup pour ne rien dire. Comme l’intelligence artificielle à son époque, l’accumulation de promesses pour des résultats contestables finit par amener un certain scepticisme (Fin de la lune de miel médiatique pour le Web3 et le métavers). Néanmoins, le nombre d’articles, discussions, conférences… est toujours aussi élevé. Nous pouvons également constater l’apparition d’intitulés de poste liés au Web3 ou au métavers (Chief Metaverse Officers Are Getting Million-Dollar Paydays. So What Do They Do All Day?). C’est bien simple : tout le monde cherche à nous vendre le “nouvel internet” et ses usages disruptifs, sans réellement parvenir à nous convaincre de la nouveauté ou de la disruption.

Je reconnais néanmoins volontiers que l’actualité est très forte sur ces sujets avec essentiellement des articles grotesques (Pixelated clothing at Paris Fashion Week is metaverse fashion flipped on its head) ou des prévisions farfelues (JPMorgan bets metaverse is a $1 trillion yearly opportunity as it becomes first bank to open in virtual world), au détriment de choses plus sérieuses comme cette évolution majeure d’une des blockchains les plus populaires (ETH2 est l’avenir de la blockchain Ethereum, ni plus, ni moins) ou de réelles innovations (Quest Pro, Xbox Cloud Gaming, Zuck Avatar: Everything Announced at Meta Connect).

Bref, l’actualité est intense, les annonces nombreuses et le flou artistique est perpétué par des éditeurs, médias et “professionnels” du numérique qui espèrent faire illusion et empocher le pactole.

De quel pactole parle-t-on au juste ? Je ne saurais vous dire, car le contexte est trop incertain. Mais je peux en revanche vous aider à y voir plus clair dans cette cacophonie médiatique.

Pour comprendre et évaluer, il faut définir

Il y a donc une grosse pression médiatique autour du Web3 et du métavers qui ne semble pas diminuer, pourtant la compréhension ne progresse pas, au contraire ! (Les pires clichés sur le métavers). Je croise ainsi beaucoup trop de professionnels du numérique qui se complaisent à dire qu’ils ne sont pas experts du Web3 ou du métavers (comme si c’était une qualité) et que de toute façon personne ne parvient à définir l’un ou l’autre (eux peut-être, mais pas moi).

Je vous propose ainsi de revenir sur les définitions et explications formulées dans de précédents articles. Cette démarche peut vous sembler trop académique et éloignée de la réalité du terrain, mais elle est pourtant essentielle pour avoir les idées claires et être en mesure de se forger une opinion et ainsi pouvoir prendre des décisions en toute sérénité.

Commençons par le Web3 avec la définition suivante :

Le Web3 désigne un nouveau palier de maturité dans les usages, technologies et pratiques numériques. Cela concerne des contenus, produits ou services novateurs, reposant sur des technologies ouvertes et/ou décentralisées, dans le but d’offrir une alternative aux places de marchés et agrégateurs (ex : Google, Facebook, Amazon…) ou aux institutions traditionnelles (ex : banques).

Pour de plus amples explications, je vous recommande les articles suivants (à lire dans cet ordre) : Mythes et réalités du Web3, Le Web3 désigne un palier de maturité des usages numériques et Le Web3 marque le passage à un web communautaire.

En synthèse : le Web3 est un idéal, un “pas de côté numérique”. Les promoteurs du Web3 cherchent ainsi des solutions aux problèmes actuels : une redistribution de la richesse avec les cryptomonnaies, un partage plus équitable de la valeur (qui est accaparée par les plateformes), une remise en cause du duopole publicitaire, une alternative aux institutions traditionnelles… le tout à l’aide des architectures distribuées : Decentralization for Web3 Builders: Principles, Models…

Poursuivons avec le métavers et la définition suivante :

Le métavers est un média immersif où des avatars peuvent vivre des expériences virtuelles au sein d’environnements persistants.

Pour plus d’explications, voici une autre sélection d’articles (à lire également dans l’ordre) : Quels enjeux pour le métavers 15 ans après ?, Cartographie des métavers et des usages virtuels, Le métavers n’est pas une rupture, mais une continuité et Le métavers est une échappatoire aux monopoles numériques.

En synthèse : Le métavers recouvre différents usages (univers virtuels, jeux en ligne, avatars…) et permet de relancer l’intérêt sur des technologies qui évoluent trop lentement, du moins aux yeux des consommateurs dont les attentes sont toujours plus fortes : La « Next Big Thing » se heurte à l’impératif d’un numérique plus responsable.

Maintenant que nous avons (re)défini ces deux concepts, nous pouvons commencer à voir dans quelle mesure ils divergent.

Un amalgame qui ne profite qu’aux vendeurs de jetons numériques

Dès que l’on s’intéresse un minimum au Web3 et au métavers, on se rend rapidement compte que ces deux concepts n’ont que très peu de zones de recouvrement, si ce n’est à travers la blockchain, une infrastructure technique qui apporte plus de problèmes que de solutions.

Concevoir, déployer et piloter un projet Web3 est extrêmement complexe, car tout repose sur la communauté des contributeurs. Le principal facteur clé de succès, ou d’échec, d’un projet Web3 réside donc dans l’équilibrage de la répartition des richesses et pouvoirs (la fameuse tokenomics) et l’animation de cette communauté. De même, concevoir, développer et maintenir un projet lié au métavers est un réel défi technique, notamment à cause de la 3D qui complique grandement la partie visuelle des projets. Le principal facteur clé de succès, ou d’échec, d’un projet lié au métavers réside logiquement dans la richesse des contenus et le sentiment d’immersion. Dès que vous essayez de cumuler Web3 et métavers, vous décuplez les difficultés et réduisez quasiment au néant les chances de succès du projet.

Si les projets Web3 avec du métavers dedans sont pour le moment confidentiels (principalement des jeux de cartes en ligne associés à des NFT), les projets de métavers incluant des caractéristiques du Web3 sont plus fréquents. Nous pensons naturellement en premier lieu à The Sandbox ou Decentraland, les deux univers virtuels “blockchainisés” les plus visibles. Les éditeurs respectifs essayent de nous faire croire que leur environnement est le seul vrai et unique métavers, mais les utilisateurs ne s’y trompent pas, car les statistiques de fréquentation sont dramatiquement basses du fait de la pauvreté de l’expérience et surtout de la difficulté de prise en main.

Une récente étude nous apprend ainsi qu’il n’y aurait que quelques centaines d’utilisateurs actifs et engagés sur Decentraland (qui ont connecté leur portefeuille numérique à leur compte), voir quelques milliers dans les plus gros jours : It’s Lonely in the Metaverse: DappRadar Data Suggests Decentraland Has 38 ‘Daily Active’ Users. De quoi sérieusement remettre en question la soi-disant spéculation sur les terrains virtuels (The Metaverse Land Rush Is an Illusion).

Des statistiques contestées par l’éditeur qui fournit ses propres chiffres et explications, sans détailler la méthode de collecte et de correction des aberrations statistiques (How Many DAU Does Decentraland Have?). Aux dernières nouvelles, l’éditeur et DappRadar auraient trouvé une solution technique pour pouvoir mesurer de façon beaucoup plus précise le nombre d’utilisateurs actifs qui se situerait autour de 3.000 personnes par jour. Je ne sais pas si c’est encourageant ou risible, mais ça relativise les promesses des plus enthousiastes.

Qu’à cela ne tienne, Rome ne s’est pas faite en un jour, il existe d’autres projets dont celui de Neal Stephenson, l’inventeur du terme “métavers”, qui essaye de capitaliser sur l’élan médiatique et vient d’annoncer un projet ambitieux : Neal Stephenson’s Lamina1 drops white paper on building the open metaverse. J’espère sincèrement que ce projet va remporter un vif succès, mais je ne peux malheureusement pas m’empêcher de penser qu’ils sont peut-être un peu trop confiants dans leur approche. Il y a ainsi une réalité informatique à laquelle les porteurs de ce projet ne pourront pas échapper, des difficultés d’ordre techniques que des acteurs beaucoup plus gros n’ont su contourner.

Tout ceci nous fait nous questionner sur l’intérêt de mélanger des mécaniques propres au Web3 (monnaie numérique, gouvernance partagée…) avec celles du métavers (avatars, environnement immersif…). Certainement l’appât du gain, car la vente de jetons numériques et de terrains virtuels est très lucrative. Tout ceci en vaut-il la peine ? Je ne suis pas certain, car encore une fois, mélanger Web3 et métavers relève plus de l’exploit technique et fonctionnel que d’un réel besoin exprimé par des dizaines de millions d’utilisateurs potentiels.

Nous en venons au coeur du sujet : essayer de déterminer si ces deux notions sont dissociables.

Le Web3 a-t-il besoin du métavers (et inversement) ?

Est-ce que le métavers est un sous-ensemble du Web3 ou est-ce l’inverse ? Ou ni l’un ni l’autre ? Comme nous l’avons vu plus haut, il y a dans un premier temps une différence étymologique à prendre en compte. Il y a également une différence que l’on peut aisément constater au niveau des usages. Il est ainsi assez simple de démasquer les projets Web3 qui sont abusivement rattachés au métavers.

Beaucoup de bêtises sont racontées sur le Web3, principalement par des promoteurs peu scrupuleux qui tentent de faire des plus-values rapides sur des cryptomonnaies ou jetons numériques. Pour cela, ils sont prêts à formuler toutes sortes de promesses en y incluant le plus de jargon possible pour essayer de faire illusion. Le problème est que tout ce qui touche au Web3 est lié à au moins une blockchain, donc à un registre public où sont consignées l’ensemble des transactions. Si vous souhaitez savoir où se concentrent les usages du Web3, il suffit de regarder ce qui se passe sur les principales blockchains (c’est comme ça que la première évaluation du nombre d’utilisateurs actifs de Decentraland a été réalisée).

Des sites comme DappRadar proposent ainsi des statistiques très intéressantes sur les plus grosses applications distribuées. En le consultant, on y apprend que l’essentiel des usages du Web3 est soit des applications financières, soit des jeux de paris ou de hasard, soit des jeux de carte associées à des NFT : Top Blockchain Dapps.

Selon cet éclairage, vous conviendrez que non, le Web3 n’est pas lié au métavers, du moins pas dans les usages actuels.

Prenons maintenant l’approche inverse et essayons de déterminer si le Web3 est un sous-ensemble du métavers, ou du moins une composante essentielle. Là encore, il ne faut pas bien longtemps pour comprendre que la promesse du métavers repose sur des expériences immersives en 3D que seuls les très gros éditeurs de jeux en ligne savent maitriser. Ce n’est ainsi pas un hasard si le plus gros de l’audience est concentrée sur les jeux en ligne, c’est parce que l’expérience y est largement supérieure aux environnements virtuels cités plus haut. Nous parlons ainsi de plusieurs dizaines de millions de joueurs pour Minecraft, Fortnite ou Roblox, ce qui est sans commune mesure avec les quelques milliers d’utilisateurs de Decentraland ou The Sandbox : Top 10 Most Popular Online Games In 2022.

Dans le classement ci-dessus, vous constaterez qu’aucun des plus gros jeux ne propose de monnaie numérique décentralisée ou de NFT, certains les interdisent même de façon formelle : Minecraft owner bans in-game NFTs to discourage profiteering et They built a Minecraft crypto empire, then it all came crashing down. La raison pour laquelle ces jeux n’ont pas recours aux cryptomonnaies, jetons numériques ou NFT est assez simple : les éditeurs souhaitent avoir un parfait contrôle de l’activité économique et marchande, aussi bien d’un point de vue fonctionnel (pas de gouvernance décentralisé) que technique (pas d’architecture distribuée).

Là encore, vous constaterez que le métavers n’est pas non plus lié au Web3. Ce sont deux concepts différents, reposant sur des promesses, caractéristiques et contraintes spécifiques. Cumuler les deux, c’est se tirer une balle dans le pied.

Est-ce que cette distinction entre Web3 et métavers est définitive ? Je ne peux pas me prononcer de façon formelle, mais je suis néanmoins assez confiant sur le distinguo entre les deux pour les prochaines années. Pour s’en convaincre, il suffit d’étudier les hypothèses d’évolution à moyen terme de ces deux concepts.

Deux trajectoires d’évolution différentes

Web3 et métavers sont deux domaines d’activité avec un énorme potentiel d’évolution. Comprenez par là que l’essentiel de ce qu’ils peuvent apporter (la promesse initialement formulée) n’est pas encore délivré. Il est donc essentiel de ne pas se focaliser sur l’existant, qui est perfectible, mais sur ce qui va venir après. Et lorsque l’on s’intéresse aux hypothèses d’évolution de l’un et de l’autre, on se rend vite compte qu’elles sont divergentes.

Nous avons d’un coté, le métavers avec des usages grand public qui s’orientent vers des expériences ludiques et sociales maitrisées, c’est-à-dire organisées et gérées par un éditeur unique, comme le sont les concerts dans Fortnite (The concert of the future is already happening in the metaverse), et non vers un environnement virtuel ouvert, gratuit et interopérable façon OpenSim (un projet en avance sur son temps qui végète depuis de nombreuses années). Les utilisateurs ont fiat leur choix : ils privilégie la simplicité et le confort d’usage à l’interopérabilité.

Pour les entreprises, on essaye de nous faire croire que l’avenir du métavers est aux réunions virtuelles. J’ai beaucoup de mal à y croire dans la mesure où l’on commence sérieusement à remettre en cause les visioconférences (cf. le phénomène de “Zoom fatigue”). Si vous avez du mal à vous soumettre à l’oeil scrutateur de votre webcam, accepteriez-vous de mettre sur votre visage un masque avec des capteurs faciaux ? C’est plutôt dans les jumeaux numériques qu’il faut chercher des relais de croissance et surtout dans l’intégration des outils de simulation avec les applications métier (Digital twins: The foundation of the enterprise metaverse).

Du côté du Web3 et des applications grand public, je vous rappelle que la promesse est de faire un “pas de côté numérique”. J’anticipe plus dans ce domaine la mise au point de cadres juridiques formels pour pouvoir cautionner l’utilisation de DAO afin de mener une mission d’intérêt public (gouvernance, financement, coordination…), plutôt que des cryptomonnaies soi-disant solidaires ou des blockchains “vertes” (cf. 5 Non-Profit Mission-Based DAOs).

Idem pour ce qui est des applications professionnelles, on essaye de nous faire croire que les NFT sont l’avenir des communautés de marque, alors qu’elles ne sont qu’une reformulation des programmes de fidélité dématérialisés. Je suis convaincu que le vrai potentiel pour les annonceurs se trouve plus du côté des communautés d’intérêt et des jetons numériques utilitaires (cf. Token Types, Their Legal Status, and Choosing the Best Jurisdiction For Token Issuance).

Ceci conclue mon argumentation sur le fait que Web3 et métavers sont deux concepts distincts que l’on peut difficilement rapprocher pour des raisons techniques et fonctionnelles, que ce soit aujourd’hui ou dans les prochaines années.

La question est-elle tranchée ? Pas réellement, car nombreux sont ceux qui persistent à y croire et à chercher à nous convaincre, quitte à faire preuve de mauvaise foi.

De l’urgence de dépassionner le débat

Si vous vous intéressez un peu au Web3 ou au métavers, vous avez nécessairement dû vous rendre compte que les échanges de points de vue sont parfois très vifs. Vous noterez qu’il en était de même il y a une quinzaine d’années lors des premières discussions autour du Web 2.0. Les plus anciens lecteurs se souviendront des noms d’oiseaux échangés dans les commentaires des articles publiés sur ce blog (j’ai dû fermer les commentaires pendant plusieurs jours).

Dans la mesure où il y a autant de promoteurs que de détracteurs du Web3 et du métavers, les discussions sont très enflammées et malheureusement la plupart du temps inaudibles, car les deux camps adoptent des positions dogmatiques, et car l’argumentation est souvent très technique. Ce qui me chagrine le plus, c’est qu’à la moindre tentative d’explication ou de démystification, les critiques et quolibets fusent dans tous les sens, comme s’il n’était pas toléré de chercher à simplifier le propos ou, à minima, de modérer les prises de position.

Je prêche ainsi pour une approche pragmatique qui consiste à observer, analyser et évaluer le potentiel sans à priori ou parti pris : inutile de prendre position aujourd’hui (de choisir son camp), car nous sommes dans une dynamique d’amélioration et d’évolution permanente des ces nouveaux usages, technologies et pratiques. Le plus important, et je me répète, est d’avoir les idées claires pour pouvoir comprendre le potentiel comme les limites du Web3 et du métavers, et de pouvoir formuler une vision pertinente qui débouchera sur des initiatives viables. Voilà pourquoi il ne faut plus confondre Web3 et métavers.