La première bannière publicitaire a été affichée il y a presque 27 ans, plus précisément le 27 octobre 1994. Depuis, le secteur de la publicité en ligne n’a cessé d’évoluer pour s’adapter aux nouveaux supports et usages. Avec la montée en puissance des environnements virtuels et des terminaux alternatifs, les annonceurs et agences entrent dans une troisième phase d’évolution de la publicité numérique dont on ne maitrise pas encore tous les enjeux.

La publicité est le carburant des médias, celui qui permet de faire tourner le moteur (la production de contenus). Une affirmation qui se vérifie pour la télévision, la radio et même la presse qui ne pourrait pas survivre sans la publicité (et les subventions). Je pense également ne pas me tromper en disant que la publicité a financé l’internet : les contenus, services et indirectement les infrastructures qui les hébergent ou les font tourner. La publicité est de loin la principale source de revenus pour une très large majorité des sites web. Ça, vous n’aviez pas besoin de cet article pour le savoir.
Mais autant les publicités sur les médias traditionnels n’ont quasiment pas évolué (10 secondes à la radio, 20 secondes à la TV, 4×3 en affichage…), autant les formats numériques ont beaucoup évolué, de même que les supports. Comprendre cette double évolution est essentiel, à la fois pour les annonceurs, éditeurs et agences, d’autant plus quand les revenus publicitaires s’effondrent : La presse écrite US a perdu en 12 ans les revenus qu’elle a mis 50 ans à bâtir.

Cette compréhension est d’autant plus importante, que la publicité sur les supports numériques est aujourd’hui dominante : au S1 2021, la domination du digital est entérinée. Ainsi, nous pouvons identifier au moins trois grandes phases dans l’histoire de la publicité en ligne.
Années 2000 : des bannières à la pelle et les premiers outils de ciblage
Il y a 20 ans, les portails étaient les rois de l’audience. Aussi, les professionnels du secteur ont eu la bonne idée de définir des formats publicitaires standardisés pour fluidifier le marché (faciliter la définition et la mise en oeuvre des campagnes de publicité en ligne). Un phénomène de standardisation qui correspondait aux pratiques de l’époque, notamment le media planning, et qui permettait aux éditeurs de se concentrer sur ce qu’ils font de mieux : produire des contenus (et non commercialiser des emplacements publicitaires). Le problème est que cette machine bien huilée s’est très rapidement emballée : à mesure que le nombre et la taille des bannières augmentaient, les utilisateurs les voyaient de moins en moins (phénomène de “banner blindness“), incitant les éditeurs à rajouter des emplacements, et les annonceurs à les acheter.

Cette frénésie a engendré deux choses : la première est le succès fulgurant des bloqueurs de bannières (cf. cette cartographie récente : Ad-blocking map), le second est le lancement par Google d’une coalition pour encadrer les pratiques publicitaires (Better Ads Standards) et forcer les éditeurs comme les annonceurs à réduire la pollution visuelle engendrée par toutes ces bannières. Une initiative salvatrice qui fournit des premiers bons résultats (Adoption of Better Ads Standards Continues to Grow, Benefitting Consumers and Industry).

C’est également à cette période que sont apparues les premières solutions de ciblage algorithmique, la fameuse publicité programmatique, afin d’améliorer la performance des campagnes. Un principe de profilage des internautes à des fins de ciblage publicitaire qui a depuis fait l’unanimité, car la part des achats automatisés représente aujourd’hui les 2/3 des budgets (Baromètre du programmatique : device, format, CPM et principaux acteurs du marché).
Mais ça, c’était avant l’arrivée de YouTube, Facebook, Instagram et cie.
Années 2010 : une transition vers les formats natifs et les smartphones
Avec l’avènement des médias sociaux, l’intérêt pour les bannières a chuté de façon spectaculaire. D’où un report logique des budgets publicitaires sur des formats moins agressifs visuellement, les publicités natives, et dans une certaine mesure sur les influenceurs qui se révèlent être parfaitement complémentaires (Des programmes d’affiliation aux stratégies d’influence).

Si personne ne peut remettre en cause l’intérêt des médias sociaux en tant que supports publicitaires dans une logique d’exposition (“reach” en anglais), l’intérêt des utilisateurs pour les messages sponsorisés s’est largement érodé avec le temps. Cette baisse est progressivement devenue une source de préoccupation pour les annonceurs qui ont fait du taux d’engagement un indicateur de performance de premier ordre. Maintenir un taux d’engagement élevé sur Facebook ou Instagram se révèle être un authentique sacerdoce pour une grande majorité d’annonceurs qui ont du mal à exister face à des marques mythiques (ex : Nike, Louis Vuitton…) et des influenceurs qui trustent les likes (ex : Rihanna, Cristiano Ronaldo…).
Outre ce problème d’engagement lié au support, il faut également mentionner l’irrésistible ascension des smartphones qui vont progressivement phagocyter toute l’attention des utilisateurs et où les pratiques publicitaires sont très différentes : nouveaux formats (quasiment exclusivement natifs), nouveaux concurrents (des éditeurs de jeux en ligne ou d’applications payantes qui raflent la plupart des enchères pour les meilleurs emplacements publicitaires : Mobile gaming accounts for 50% of user acquisition spending), nouveaux outils de mesure d’efficacité (lire à ce sujet : Quels sont les enjeux de la publicité mobile ?)…
Et comme si ça ne suffisait pas, le débat sur la confidentialité et la protection des données personnelles touche aujourd’hui un public beaucoup plus large et incite les annonceurs à remettre en question leurs pratiques : The Battle for Digital Privacy Is Reshaping the Internet.
Tous ces changements ont mis le marché sous tension et poussé les annonceurs à choisir les offres publicitaires qui présentaient le moins de risque. Une concentration des budgets publicitaires dont les plus gros acteurs sont logiquement devenus les principaux bénéficiaires : la part de marché cumulée de Google, Facebook et Amazon sur la publicité en ligne atteint maintenant 70% (Publicité en ligne : le marché français vers un niveau record de 8 milliards d’euros en 2021). Un oligopole que les acteurs indépendants subissent sans pouvoir faire grand-chose tant la compétition est forte : Le duel des GAFA pour contrôler le marché de la publicité numérique.

Très honnêtement, je ne vois pas bien comment la situation pourrait se débloquer, c’est-à-dire revenir à une répartition équitable du marché entre les acteurs. Nous pouvons considérer que la domination de Google / Facebook / Amazon va perdurer dans le temps, du moins pour ce qui est de la publicité sur les sites web et applications mobiles.
Années 2020 : la revanche des environnements virtuels
Le secteur du jeu vidéo est traditionnelle largement sous-évalué, pourtant c’est de très loin la plus grosse industrie culturelle avec en prime un fort potentiel de croissance (Game market will hit $200B in 2024). Avec les différentes périodes de confinement (plus de temps d’écran) et le besoin de s’évader (se sortir la tête des visio-conférences et médias sociaux), les usages autour de jeux multijoueurs ont atteint des sommets (ex : Fortnite, Fall Guys, Among Us…). Idem pour les plateformes virtuelles qui offrent une grande liberté comme Minecraft ou Roblox.
Dans la mesure où il n’y a pas d’emplacements publicitaires traditionnels sur ces supports, les annonceurs ont recours au placement de produits : Epic’s high-fashion collaboration with Balenciaga in Fortnite includes a hoodie for a walking dog. Certains vont même plus loin et proposent littéralement leur propre terrain de jeu, comme à la grande époque de Second Life : Why Vans is launching a skateboarding world inside of Roblox.
N’allez surtout pas penser que les jeux multijoueurs sont un phénomène de mode lié au Coronavirus, car cette tendance haussière était déjà largement visible avant la crise sanitaire : La revanche des environnements virtuels et leur impact sur les médias. Petit à petit, le virtuel s’immisce dans tous les aspects de notre quotidien (loisirs, travail, médias…). La frontière entre le virtuel et le réel s’estompe à mesure que les utilisateurs acceptent d’interagir avec des environnements, objets ou personnages virtuels (ex : Pokémon Go). En témoigne le succès des avatars influenceurs sur les médias sociaux. Rozy est ainsi la nouvelle égérie des marques sud-coréennes : Social media influencer/model created from artificial intelligence lands 100 sponsorships).

Cette appétence pour les avatars se confirme avec le succès d’applications mobiles comme Drest, Wardrobe ou Aglet (Digital Fashion : au-delà du réel et Why avatar style is the next frontier for fashion brands).
Le placement de produits est une pratique publicitaire très différente des bannières ou des messages sponsorisés, nous en sommes tous conscients. Néanmoins, ce n’est pas non plus une nouveauté, car les médias traditionnels (TV, cinéma…) y ont recours depuis de nombreuses années, et car les plateformes de streaming en font également un usage intensif (Netflix Is Ad Free, but It Isn’t Brand Free et Here’s How Apple Strategically Places Its Products In Apple TV+ Shows).
Le défi est double, car il y a d’un côté des annonceurs qui doivent repenser leur façon de promouvoir leur offre (vous noterez que cette question se posait déjà il y a 15 ans avec la présence de marques dans Second Life) ; et de l’autre, des utilisateurs qui doivent accepter la présence de marques dans leur environnement (sachant qu’ils les tolèrent déjà dans la vie réelle). Certaines marques s’en sont parfaitement accommodé (ex : Vans, Gucci…), mais quid des marques non-inspirationnelles (celles qui ne nous font pas rêver, mais proposent néanmoins des produits indispensables à notre quotidien) ? Et quid des entreprises qui proposent des services (ex : banques ou assurances) ? Il y a ici une vraie limitation, car les environnements virtuels ne sont pas des supports publicitaires compatibles avec toutes les marques, loin de là !
Cette incompatibilité des supports virtuels est une problématique qui se pose également pour les objets connectés que l’on ne sait pas encore monétiser via la publicité (ex : enceinte connectée, lunettes de réalité augmentée… cf. Les interfaces naturelles nous préparent à l’ère post-smartphone).
Ces nouveaux territoires d’expression pour les marques ne sont plus vierges, mais ils représentent un énorme potentiel et surtout une réelle alternative aux supports numériques traditionnels préemptés par les GAFA (Gaming: The next super platform). Encore faudra-t-il pour les agences et annonceurs éviter les écueils des précédentes “révolutions publicitaires” pour ne pas reproduire les dérives précédentes (saturation) et un potentiel rejet par les utilisateurs.
Tout ceci nous amène à réfléchir aux défis que les annonceurs vont devoir relever dans les prochaines années.
Les grands enjeux de la publicité en 2021
Si l’on résume ce qui est écrit au-dessus : la publicité numérique entre dans une troisième grande phase. Une nouvelle étape de son évolution qui apporte son lot de complications. Pour pouvoir pleinement tirer parti de ce nouveau paysage publicitaire, les marques et agences vont devoir se confronter à des défis d’envergure :
- La confidentialité, avec un arsenal législatif qui se consolide (RGPD, CPA, PIPL et surtout la future deuxième version de la directive e-Privacy) et qui engendre des contraintes et coûts supplémentaires ;
- La main-mise des GAFA sur les supports numériques traditionnels qui leur permet d’imposer leurs conditions (ex : blocage des cookies tiers et des identifiants publicitaires : De l’évolution nécessaire des stratégies marketing dans un monde post-cookies) et limite la capacité de collecte et d’exploitation des données ;
- La fragmentation de l’audience à travers de nombreux supports reposant sur une très forte disparité des formats qui augmentent de façon drastique les coûts de production / diffusion des publicités et compliquent la mesure de la performance (donc l’attribution) ;
- L’émancipation des influenceurs / créateurs qui exploitent des sources de revenus alternatives (abonnement et pourboires), rendant plus compliquée la négociation et plus tendus les rapports avec les annonceurs (38% des influenceurs refuseraient de travailler avec une marque s’ils n’ont pas de liberté créative).
Cette liste n’est pas exhaustive et nous sommes très loin d’avoir identifié toutes les problématiques des prochaines années. Comme toujours, la priorité est à l’anticipation et la réactivité, car les différents canaux numériques sont des supports publicitaires en perpétuelle évolution qui force les annonceurs, agences et éditeurs à adapter ou même ré-inventer leurs pratiques. Une évolution permanente, mais qui suit néanmoins des phases plus ou moins intenses, et justement là nous rentrons dans une nouvelle phase d’accélération de l’évolution.
La bonne nouvelle est que cette instabilité est source d’opportunités (The metaverse is a clean slate for the ad industry post-cookies). La mauvaise nouvelle est que cette instabilité va principalement pénaliser les marques et organisations qui ont le plus à perdre, celles qui subissent déjà de plein fouet l’hyper-concurrence des nouveaux entrants issus du numérique. Toute l’ambigüité, est que nous sommes potentiellement tous l’acteur historique qu’un nouvel entrant ambitionne de détrôner. L’image de l’épée de Damoclès prend ici tout son sens…