Alors que nous rentrons dans une troisième phase de confinement, la perspective d’un retour à la normale s’éloigne toujours plus. Petit à petit, nous adaptons nos comportements et habitudes à un quotidien sans contact. Et pendant ce temps là, dans la majorité des entreprises, on s’obstine à vouloir perpétuer une organisation, des méthodes, outils et modalités de travail héritées du siècle dernier. Certes, la fin de la crise est proche (c’est une affaire de quelques mois), mais ce n’est certainement pas une raison pour repousser l’inévitable : une refonte en profondeur de notre façon de travailler afin de se projeter dans le 21e siècle.

La 4e édition du Baromètre de l’expérience collaborateur de Parlons RH nous apprend que 82% des entreprises qui ont initié des pratiques d’amélioration de l’expérience collaborateur les jugent efficaces pour les aider à traverser la crise (Les 3 grandes tendances de l’expérience collaborateur en 2021). On y apprend également que dans 70% des cas, la priorité pour 2021 en matière de ressources humaines est de former les managers à la gestion des équipes à distance. Donc tout le monde est d’accord ? Pas réellement, car il y a une “légère” différence entre l’enthousiasme affiché des professionnels des RH et la réalité des collaborateurs pour qui rien n’a changé.
Concrètement, la situation que vivent bon nombre d’entre vous est plutôt déprimante : une pandémie mondiale qui paralyse l’économie et bouleverse notre quotidien, mais toujours les mêmes objectifs annuels à réaliser avec les mêmes outils tout en travaillant à distance. Comme toujours, l’humain est la variable d’ajustement, celui qui est censé absorber le choc. Pas étonnant que la consommation d’antidépresseurs soit en hausse de 8% ! Je pense ne pas me tromper en écrivant que cette situation n’est raisonnablement pas tenable. Non pas que je sois devenu un apôtre de la QVT (Qualité de vie au Travail), mais pour pouvoir aborder la reprise de façon sereine, et anticiper l’arrêt des aides (Covid-19 : les aides aux entreprises passent à 11 milliards d’euros par mois), les entreprises vont devoir opérer une transformation en profondeur.
Vous pensiez vous en tirer en achetant des webcams ?
Saviez-vous qu’après le papier toilette et la farine, les webcams étaient les produits à avoir connu le plus de pénuries pendant l’année 2020 ? Il est effectivement assez simple de comprendre qu’avec le télétravail, les ventes de webcam sont en très forte croissance (Marché des Webcams d’une valeur de 15.450 M$ d’ici 2026).
Les réunions à distance via sa webcam sont devenues la routine de nombreux salariés et illustrent parfaitement le bilan de la pandémie en entreprise : un an de bricolages et de souffrances. Heureusement, nous bénéficions maintenant de chiffres pour quantifier l’impact de la COVID sur le quotidien professionnel, notamment la dernière version de l’étude de Lecko (État de l’art de la transformation interne des organisations) qui nous fournit des statistiques sur le nombre d’emails envoyés avant et pendant le confinement :

Idem pour le nombre de réunions :

Certes, tout le monde a été pris de court lors du 1er confinement, mais là ça va bientôt faire un an que l’on pratique la surenchère d’emails et de visioconférences. La sortie de crise étant proche, il est largement temps de repenser notre environnement et nos habitudes de travail pour les adapter à ce que va devenir notre nouveau quotidien : Travail à distance : nous n’avons encore rien vu !
La dernière étude mondiale de CISCO nous apprend ainsi que 58 % des employés de bureau prévoient de travailler huit jours ou plus à domicile par mois, et que 98 % des réunions devraient inclure des participants à distance : The rise of the hybrid workplace. Très clairement, notre futur quotidien professionnel qui ne sera pas binaire (travail / maison), mais hybride : nos semaines seront partagées entre notre lieu de travail au sein d’espaces partagés (flex offices), le travail sur le terrain (ex : en clientèle ou chez un partenaire), le travail dans des espaces de co-working de proximité ou tiers lieux (ex : centres de formation), et bien évidemment à notre domicile.

La généralisation du travail à distance partiel va petit à petit participer à une reconfiguration des foyers (intégration d’espaces modulaires, pas exemple pour transformer un salon en salle de travail), des villes (transformation des agences bancaires ou stations essence en espaces de co-working ou centres de services de proximité) et même le réaménagement de bassins d’activité. Le projet de “Grand Paris” s’est ainsi transformé en “Région Capitale” qui s’étire jusqu’en Normandie. Mais tant qu’à faire, puisque nous sommes dans une logique de travail à distance, autant l’étirer jusqu’en Estonie ou jusqu’à la Barbade : How the rise of ‘digital nomad’ visas will drive the global battle for talent. J’imagine que ça peut en faire rêver plus d’un de s’installer dans les tropiques pendant un an !
Revenons les pieds sur Terre, car nous avons un énorme problème avec les visioconférences : autant elles nous ont permis de nous organiser dans l’urgence du premier confinement (assurer une continuité d’activité), autant elles absorbent maintenant tout notre temps et notre énergie (Zoom is actually less effective than a phone call for these types of meetings).

Figurez-vous qu’il y a une énorme différence entre être sur son lieu de travail (être physiquement présent) et travailler (produire de la valeur). Avec la visioconférence, nous avons généralisé le présentéisme distant : faire acte de présence devant sa webcam au détriment du travail effectif. Nous passons ainsi la majeure partie de nos journées dans des réunions à distance où l’on ne s’écoute plus vraiment (attention partielle), on ne se comprend plus (absence de consensus ou décision ferme, car tout le monde est entre deux réunions ou en train de répondre à des chaines d’emails / messages).
Résultat : un quotidien professionnel dysfonctionnel où tout le monde semble piéger dans une boucle temporelle avec une succession de visioconférences auxquelles ont assiste de façon mécanique par peur de se faire reprocher un manque d’implication, mais où l’on se contente de faire essentiellement des réactions à chaud, sans prise de recul (Too much information: the COVID work revolution has increased digital overload). Il en résulte d’innombrables heures perdues en discussions inutiles et des dossiers / projets qui avancent à la vitesse d’un escargot (avec tout le respect que je dois aux gastéropodes à coquille).
À ce stade de mon article, je pense que vous n’avez pas besoin de plus d’arguments pour vous convaincre de la nécessité de repenser l’environnement de travail. Il existe ainsi des changements qui relèvent du bon sens (Télétravailleurs à l’épreuve de la durée : comment leur venir en aide ?) et des changements plus complexes à mettre en oeuvre, ceux qui vont réellement aider l’adaptation aux impératifs d’un nouveau quotidien et faciliter la transformation inévitable et salutaire des entreprises.
Les enjeux de la transformation des outils et habitudes de travail
Je ne suis pas anthropologue, mais il suffit de regarder autour de soi pour comprendre à quel point la crise sanitaire a fait évoluer les réflexes de consommation et habitudes de travail. Tenez-le pour acquis : il n’y aura pas de retour à la normale, mais une nouvelle normalité dont on ne connait encore ni le début ni les contours. À partir de ce constat, il est de la responsabilité de chaque entreprise de comprendre l’impact de ces changements et d’identifier les évolutions nécessaires pour s’y adapter.
En France, l’essentiel de l’économie tourne autour des services (Cette France qui compte plus de cadres que d’ouvriers). Nous ne sommes plus dans une logique de “produire plus” comme lors de la 3e révolution industrielle (maximiser les rendements pour pouvoir abreuver un marché en croissance), mais dans une logique de “produire mieux” (limiter la consommation de matière première et favoriser les produits / services à forte marge plutôt qu’à gros volumes). Selon cette optique, plus de reporting ou de middle managers ne feront pas la différence, car le but de la manoeuvre n’est pas de pousser les collaborateurs à travailler plus, mais à travailler mieux, passer de la quantité à la qualité.
Problème : la productivité et la croissance d’une entreprise sont indexées sur son SI et ses processus. Impossible d’ajuster le takt time au nouveau rythme du marché sans toucher au coeur du réacteur. Les bonnes volontés se heurtent généralement à deux freins majeurs : des outils informatiques conçus au siècle dernier ainsi que des habitudes de travail d’une autre époque (celle des Trente Glorieuses). Quand on prend un peu de recul sur la situation, on se rend compte que toute organisation doit faire face à une crise quasi inédite dans l’histoire moderne (la pandémie mondiale), qui a succédé à une quasi-guerre civile (le mouvement des Gilets Jaunes) qui a elle-même succédé aux “Trente Piteuses” (chocs pétroliers, explosion de la bulle Internet, crise financière de 2008). Ça fait beaucoup, je vous le concède…

Dans le contexte actuel où le numérique semble être à la fois le problème et la solution à tout, accélérer sa transformation digitale revient à rattraper le retard accumulé pendant toutes ces années par rapport à un marché qui n’a jamais cessé d’évoluer :
- Repenser l’organisation pour pouvoir monter des équipes transverses (faciliter la recherche et la mobilisation des bonnes personnes autour d’objectifs concrets : La stratégie des petits pas pour répondre à l’urgence de la transformation digitale) ;
- Revoir les processus pour donner à ces équipes transverses un peu plus de marge de manoeuvre avec des circuits de décision et d’action plus courts (Pragmatisme et effectuation sont les moteurs du marketing de résilience) ;
- Adopter de nouvelles méthodes au sein de ces équipes pour plus de réactivité et de souplesse (Des outils de travail AAA pour une collaboration post-COVID) ;
- Accompagner les équipes dans leur acquisition d’autonomie à travers de nouveaux outils (De la refonte nécessaire du poste de travail dans un environnement post-COVID).
J’ai déjà eu l’occasion de détailler les transformations nécessaires à court terme (De l’urgence d’adopter une organisation de crise portée par le numérique), aussi je ne vais pas revenir dessus et vous propose maintenant de changer de braquet.
Les défis pour la prochaine décennie
Nous sommes encore en période de crise, mais elle se terminera bientôt, c’est une certitude. La question est de savoir comment nous allons aborder la reprise d’activité (spoiler : certainement pas avec des outils et méthodes du XXe siècle ou des webcams bon marché). Comme nous venons de le voir, la visioconférence est une pratique qui nous a beaucoup aidé pendant les premières semaines de crise, mais qui pose aujourd’hui plus de problèmes qu’elle n’en résout et pèse sur la santé physique / morale des troupes : Stanford study into “Zoom Fatigue” explains why video chats are so tiring.
Il y a donc un réel besoin de s’organiser pour l’étape d’après, la période post-COVID : What Is Your Organization’s Long-Term Remote Work Strategy? Ceci passera par une nouvelle politique RH (nombre de jours de télétravail par semaine, utilisation ou non de tiers-lieux de proximité, réaménagement des locaux…) ainsi que par un nouvel environnement de travail quotidien pour tous les collaborateurs. Les réflexions sur l’évolution de l’environnement numérique de travail (ENT ou “Digital Workplace” en anglais) ont été initiées il y a de nombreuses années, mais dans la mesure où elles engendrent des changements couteux et risqués, les entreprises n’en percevaient pas l’intérêt avant la pandémie (cf. cet article de 2019 : Creating the Modern Digital Workplace and Employee Experience).

Définir le périmètre d’une refonte profonde et durable des façons de travailler n’est pas une mince affaire. Il est néanmoins possible d’identifier 4 chantiers majeurs ou axes de travail :
- S’extraire du paradigme des fichiers et arborescences de dossiers pour migrer les données et la connaissance vers des supports structurés (Quels outils et pratiques pour gérer les activités et connaissances à l’ère numérique ?) ;
- Réguler l’utilisation abusive des outils de communication (email, messagerie, visio… cf. What a Compassionate Email Culture Looks Like) pour limiter la perte de temps, notamment à travers la prise de conscience (ex : compteurs d’emails ou du nombre d’heures de réunion) ;
- Cartographier les processus métier, modéliser les procédures et décrire de façon formelle les modes opératoires pour identifier les dysfonctionnements ou goulots d’étranglement afin de simplifier, fluidifier et surtout automatiser ce qui peut l’être (les tâches répétitives et à faible valeur ajoutée) ;
- Expérimenter des plages de travail plus courtes, mais sans aucune distractions pour gagner en productivité (Our company started 5-hour workdays in 2015, here’s why we’re still doing it).
Des semaines de 25h avec moins d’emails et de réunions. L’idée peut vous paraitre saugrenue tant elle semble simpliste, et pourtant, c’est exactement ce dont nous avons besoin : repartir sur des bases saines. Ceci à travers de nouveaux rituels (My team experimented with ‘no screen mornings’, it worked wonders) ou à l’aide de solutions de mesure de l’activité et de l’engagement des collaborateurs, non pas pour les sanctionner, mais pour les aider à mieux s’organiser et à trouver un meilleur équilibre (Microsoft Viva Insights helps people nurture wellbeing and be their best et Cisco adds new “People Insights” to Webex for a work-focused spin on digital wellness).

Encore une fois, cette démarche peut vous sembler triviale, car cela fait des années que nous essayons de lutter contre l’éparpillement des connaissances (fichiers), les dérives (processus figés ou mal conçus) ou les distractions (emails, réunions…), mais là très clairement avec la crise sanitaire nous touchons le fond, il faut réagir et à grande échelle.
C’est donc un chantier titanesque qui attend les entreprises, l’équivalent de l’urbanisation du SI (repenser l’architecture du système d’information), mais pour les collaborateurs : réparer plusieurs décennies de laisser-aller et rationaliser une accumulation de mauvaises habitudes et rituels toxiques. Nul doute qu’une telle démarche va nécessiter une politique de conduite du changement à la hauteur des enjeux, car il n’est pas envisageable d’opérer ces rationalisations de façon spontanée. Il faut une approche systémique (qui touche l’ensemble des collaborateurs) et institutionnelle (l’ancrer dans la culture de l’entreprise).
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Dans un prochain article, j’aborderai de façon plus détaillée la modélisation des processus et la cartographie de la création de valeur à l’ère numérique.
Bonjour, cet article rejoins ma lecture d’un blog très intéressant concernant le télétravail, les outils, et des processus un peu plus modernes, asynchrones, et moins chronophages… Je suis comme vous persuadé que le télétravail est plus vu comme “faire à la maison comme on faisait au bureau” alors que c’est totalement différent. Et que ça demande d’autres stratégies et d’autres relations entre les managers et les équipes (hum… comme la confiance et la transparence…).
Je n’ai pas encore lu les différents liens que vous citez, j’imagine qu’ils sont à la hauteur de celui-ci, et j’invite les lecteurs à fouiller aussi du côté du blog de Basecamp et Claire Lew qui sont pour moi des références dans le domaine des pratiques de “travail à distance”…
https://basecamp.com/guides/how-we-communicate
https://knowyourteam.com/m/lessons/161-managing-remote-teams/topics/1301-intro-managing-remote-teams
Merci pour vos articles !