Alors que nous commençons à accepter la réalité d’un quotidien sans contact, entreprises et salariés ne sont visiblement pas sur la même longueur d’onde en ce qui concerne le télétravail et plus généralement l’environnement professionnel. Outre les outils vieillissants et les processus trop rigides, c’est le fonctionnement même des entreprises qui est remis en cause par le virus et les multiples crises qui déstabilisent actuellement le marché. S’il n’est pas réaliste d’espérer trouver un modèle viable pour les 50 prochaines années, une réflexion sur le poste de travail offrirait aux collaborateurs une plus forte autonomie pour trouver des solutions concrètes aux nouvelles problématiques auxquelles ils sont confrontés.

La semaine dernière, Microsoft annoncait au monde entier que ses salariés pouvaient faire du télétravail permanent : Microsoft is letting more employees work from home permanently. Une annonce qui fait suite aux mesures similaires prises par les autres géants du numérique (Facebook, Google, Uber, Dropbox…). Le télétravail est-il le remède miracle à cette pandémie dont on ne voit pas le bout ? Difficile à dire pour le moment, car tout n’est pas rose dans la Silicon Valley…
Si certains en profitent effectivement pour se relocaliser au vert (‘Zoom towns’ are exploding in the West), la réalité rattrape ceux qui ne bénéficient pas d’un espace de travail adapté ou de conditions familiales leur permettant de s’épanouir dans cette configuration : Google’s Internal Data Show Engineers Found It Harder to Code From Home.

En y regardant de plus près, on se rend vite compte qu’au-delà des bons conseils (Work, teach, and learn from anywhere ou Working from home? 4 tips for staying productive), même des entreprises ultra-novatrices en matière de management comme Google adoptent une approche mesurée du télétravail, car c’est un saut culturel et organisationnel complexe à réussir (Google CEO Sundar Pichai Calls For A ‘Hybrid’ Work-From-Home Model).
Mythes et réalités du télétravail
Depuis la période de confinement du début d’année, quasiment tout a été dit sur le télétravail, à la fois sur ses bienfaits, mais également sur ses limites ainsi que sur les questions que ce mode de travail nous fait nous poser (Les 7 étages de la pyramide du télétravail).
De nombreux articles et études ont aussi pu faire ressortir différents aspects du télétravail, notamment le fait que les femmes ont une plus forte capacité de concentration (Le télétravail invite à repenser l’expérience collaborateur au bureau) ou que l’adaptabilité est la capacité la plus critique en cette période de crise (Future of Work, Now!).
Cette semaine, c’est Cisco qui nous propose une étude d’envergure sur l’évolution du travail, menée auprès de plus de 10.000 personnes dans 10 pays : Workforce of the Future survey 2020. Cette étude fait ressortir des tendances et aspirations très nettes chez les salariés : Si seulement 4% des Français avaient la possibilité de faire du télétravail avant la COVID-19, ils y ont pris goût et sont 88% à vouloir choisir leur lieu de travail pour pouvoir mieux gérer leurs horaires. Une tendance que l’on constate dans les autres pays.

Rien de très surprenant dans cette statistique, si ce n’est que nous avons maintenant la confirmation de l’ouverture de la boite de Pandore, car les salariés ont bien conscience que le télétravail était techniquement possible depuis longtemps, mais que c’est leur organisation, et plus particulièrement les managers qui ne sont pas prêts. Pourtant, 2/3 des sondés jugent le travail à distance probant (63 %) du fait d’une plus grande autonomie (55 %). La moitié des salariés interrogés souhaite maintenir des circuits de décisions courts, car cela leur permet d’être plus productif.
Ceci étant dit, dans la mesure où tout c’est fait dans la précipitation, il y a encore beaucoup de choses à améliorer, à commencer par les modes de communication et de collaboration qui sont encore trop descendants (83%), les outils technologiques qu’il faut mettre à niveau (80%), où la mise à disposition de formations aux outils et pratiques numériques (77%). Là encore, il y a un consensus dans les différents pays.

Enfin, 57 % des salariés interrogés souhaitent moins de déplacement pour utiliser ce temps de manière plus productive. Tout le monde y gagne, non ?

Le problème est que nous n’avons ici que le point de vue des salariés. L’étude nous apprend ainsi que seul 1/3 des dirigeants fait davantage confiance aux équipes à distance pour bien faire leur travail (35 %). Formulé autrement : 2/3 des dirigeants ne font pas confiance à leurs équipes. Il y a donc une dissonance entre les salariés qui veulent plus d’autonomie et les managers qui ne leur font pas confiance. De cette divergence naissent des tensions qui se répercutent sur les seules interfaces à disposition : les outils de communication numérique.
Zoom et Slack ne sont que les rustines les plus récentes d’une transformation qui a fait long feu
Ces derniers mois, tout le monde ne jure que par Zoom et la facilité avec laquelle il est possible de lancer une visio-conférence. Effectivement, la plateforme technique fait le job (au même titre que n’importe quel marteau), mais si elle est mal utilisée elle peut faire beaucoup de dégâts (au même titre qu’un marteau). Là encore, je ne vous apprends rien, de nombreux articles ont été publiés pour décrire l’enfer des salariés qui enchainent des réunions distantes tout au long de la journée : Meeting hell has gotten worse, these companies are fighting back.

Si la visioconférence est une alternative efficace aux réunions en période de confinement, elle n’est en rien une solution de productivité viable. Croyez-le ou non, mais préparer et animer une réunion avec efficacité (à distance ou non) demande de la rigueur et un minimum d’organisation. En synthèse : improviser des réunions à distance ne vous fera pas gagner en productivité, car on ne fait que reproduire les défauts des réunions physiques (manque de préparation, présentéisme…). Mais ça vous l’aviez déjà compris, non ?
Il en va de même pour les outils de communication de “nouvelle génération” comme Slack. Les startups et design labs en vantent les mérites, mais en quoi ces outils améliorent-ils la circulation de l’information et surtout sa structuration / capitalisation ? Dans les faits, sans une charte rigoureuse de publication et de partage, les solutions comme Slack ne font que déplacer le problème : reproduire la fragmentation de l’information des emails dans un système différent (les canaux de Slack). Le phénomène de “Zoom hell” trouve ainsi ses origines dans celui du “Slack fatigue“, un problème également bien documenté : Slack Fatigue, my experiences & experiments.

J’attire votre attention sur le fait que les problèmes de communication / collaboration avec les outils numériques se posaient déjà bien avant la création de Zoom ou Slack (cf. cet article publié en 2012 : Quelques réflexions sur le poste de travail 2.0 ; et celui-ci publié en 2013 : Réflexions sur l’entreprise et l’environnement de travail de demain). Le coeur du problème est que la nature a horreur du vide : plus vous mettez d’outils ou supports à disposition et plus les salariés vont publier / partager des choses dessus. Or, le but de la manoeuvre est justement de lutter contre l’éparpillement de l’information et d’améliorer le ratio signal / bruit des discussions.
Dans l’absolu, il n’y a pas vraiment de débat sur l’évolution du poste de travail, car les besoins sont connus de tous :
- Disposer d’outils de communication / discussion efficaces pour interagir avec des personnes ou des groupes ;
- Être informé de l’actualité de l’entreprise, d’un service ou d’une activité en particulier ;
- Accéder et/ou participer aux échanges au sein de communautés internes ;
- Chercher et trouver les personnes qui peuvent vous aider dans une tâche particulière en fonction de leur profil, de leurs compétences ou expériences passées ;
- Identifier des données ou sources de données et pouvoir les exploiter (nettoyage, enrichissement…) ;
- Partager ou trouver des connaissances (ex : contenus pédagogiques) et ressources (ex : référentiels) ;
- Collaborer autour de projets (itérer sur des idées, structurer des réflexions, faciliter l’innovation…) ;
- Piloter des activités récurrentes (tableaux de bord, gestion de tâches, modélisation de processus…) ;
- …

Encore une fois, les réflexions et théories sur l’environnement numérique de travail sont nombreuses et nous en connaissons tous les enjeux (autonomisation des salariés, fluidification de la circulation des l’information, facilitation de la collaboration, intégration de sources externes…). Le problème est que tous les dysfonctionnements dont souffrent les entreprises et organisations (silos d’information, fragmentation de la connaissance, manque de synchronisation entre les services, processus trop lourds et rigides, circuits de prise de décisions trop longs…) ont été accentués par le confinement et vont perdurer avec le reconfinement partiel : Zoom sur la digital workplace, en période de COVID-19.
Un problème qui se pose également pour les écoliers et étudiants, car eux aussi ont subi les mêmes désagréments : utilisation conjointe de plusieurs canaux de communication (email, WhatsApp, messagerie interne…), dispersion de l’information et des connaissances sur différents supports numériques (serveurs internes, Google Drive, Dropbox, WeTransfer…), nombreuses sessions de visio-conférence sur différents services (Skype, Teams, Zoom…). Et là encore, tout à été dit : The Crushing Reality of Zoom School.

Et encore une fois, tout le monde connait les faiblesses et dérives des cours en ligne, mais on s’entête à appliquer la même formule (reproduire l’existant avec des outils numériques), alors que la solution se situe plus dans une nouvelle approche de l’enseignement : la classe inversée.
Ce qui est valable pour les écoliers l’est également pour les salariés : comme on ne peut pas surveiller chacun d’entre eux s’ils travaillent à distance, le mieux est de leur faire confiance et de les laisser s’organiser entre eux. Plus facile à dire qu’à faire, car il y a une réalité informatique dont on ne peut pas s’extraire. Soit, mais dans la mesure où ça fait 10 ans que l’on nous répète les mêmes excuses (“c’est compliqué…“) et que la situation est réellement critique, il va bien falloir faire bouger les choses.
J’ai déjà eu l’occasion de vous parler des solutions permettant de faciliter l’accès aux données et applications (Le mythe du système d’information à la carte se précise), aussi je vais aborder le sujet du poste de travail numérique sous un angle plus organisationnel.
De l’holacratie à l’adhocratie
Au siècle dernier, nous étions dans une logique de production de masse. L’objectif était de produire en grandes quantités avec une parfaite maitrise des coûts. Il fallait travailler vite et faire le moins d’erreurs possible, ceci explique les modèles d’encadrement reposant sur l’industrialisation des activités (la fameuse bureaucratie avec ses nombreuses procédures et normes).
Dans les années 2000, le numérique était un vaste terrain d’expérimentations (souvenez-vous qu’il n’y avait ni smartphones, ni médias sociaux) ouvrant sur d’innombrables possibilités et opportunités. Il fallait innover et stimuler la croissance. D’où les modèles organisationnels qui privilégiaient les initiatives et la responsabilisation individuelle (la fameuse holacratie dont des startups comme Zappos était le fer de lance). Ce modèle valorise fortement l’entrepreneuriat et celles et ceux qui disposent des meilleures capacités d’exécution (on parle alors de méritocratie).

Nous sommes en 2020 et le contexte de marché est radicalement différent : déjà l’an dernier nous étions dans une économie à croissance quasi-nulle, et nous devons maintenant prendre en compte le coronavirus ainsi que les nombreuses crises économiques / sociales et catastrophes climatiques qui pourrissent notre quotidien. Ne pensez pas que j’exagère, car les entreprises sont aujourd’hui confrontées à des problématiques qu’elles n’avaient certainement pas envisagées devoir faire face un jour, à l’image de cette startup à qui l’on reproche sa posture apolitique : Sixty Coinbase employees take buyout offer over “no politics” rule.
Dans ce contexte de marché, il n’est plus question de produire en masse ou d’innover plus vite que la concurrence, mais plutôt de s’adapter au plus vite aux nombreuses contraintes existantes, à venir et non-identifiées, quelle que soit le taille de l’entreprise (It’s Time to Think Like Camels, Not Unicorns). Selon cet objectif, ce sont les équipes transverses et autonomes qui délivrent les meilleurs résultats, nous parlons alors d’adhocratie. Issue du mot latin ad hoc, l’adhocratie est une forme d’organisation qui mobilise, dans un environnement instable et complexe, des compétences pluridisciplinaires et transversales pour mener à bien des missions précises (résolution de problèmes, recherche d’efficience, développement de nouveaux produits…). Ça tombe bien, nous sommes en plein dedans !
Un parallèle évident peut être fait avec les méthodes agiles (Adhocracy for an agile age), mais je tiens à préciser que l’adhocratie est apparue au début des années 1970. 50 ans après, cette approche se révèle particulièrement adaptée à la situation actuelle.

Comme précisé dans le tableau comparatif ci-dessus, l’adhocratie privilégie l’action et plus particulièrement les équipes opérationnelles pour pouvoir rapidement :
- Identifier une opportunité de marché ou un axe d’amélioration de l’existant (offres ou processus internes) ;
- Mobiliser les bonnes personnes et ressources autour d’un projet ou d’une nouvelle activité ;
- Acquérir ou renforcer les compétences / connaissances nécessaires à la mise en oeuvre ;
- Définir les sources de données et traitements nécessaires pour automatiser ce qui peut l’être ;
- Concevoir les interfaces avec le système d’informations (ex : e-commerce en externe, tableaux de bord en interne) ;
- Mener des actions de communication pour pouvoir faire connaitre cette nouveauté ou amélioration (en interne et/ou en externe) ;
- Optimiser le recrutement de nouveaux utilisateurs / clients ainsi que l’exécution et les traitements automatisés.
Comme vous pouvez le constater, l’emphase est mise sur les actions concrètes et le travail de terrain plutôt que la formalisation d’une organisation ou de processus qui vont perdurer de nombreuses années. Tout ceci converge vers l’autonomisation des salariés et la nécessité de leur fournir les outils leur permettant de mener à bien les tâches citées au dessus, mais pas que…
L’autonomisation des collaborateurs est une condition nécessaire, mais pas suffisante
À ce stade de la crise du coronavirus, j’ose espérer que vous avez compris qu’il ne suffira pas de faire des soldes pour relancer les ventes ou de souscrire à un abonnement Zoom pour faire du télétravail efficace. La période est en effet suffisamment critique pour que les entreprises et organisations envisagent sérieusement de repenser :
- leur offre (Du marketing de masse au marketing de résilience) ;
- leur fonctionnement (Pragmatisme et effectuation sont les moteurs du marketing de résilience) ;
- leurs méthodes (De l’intérêt d’un novel marketing reposant sur l’agilité et la collaboration) ;
- leurs outils (Des outils de travail AAA pour une collaboration post-COVID).
L’objectif poursuivi n’est pas de définir LE modèle d’organisation ultime qui permettra aux entreprises de générer de la croissance jusqu’en 2075, mais plutôt de limiter la casse et maximiser la capacité d’adaptation. Car non, les salariés ne peuvent définitivement pas être la variable d’ajustement de toutes ces crises cumulées. Pour mémoire, ça fait 10 ans qu’on leur demande de cravacher pour combler les pertes d’activité dues à la crise financière de 2008. Ayez donc bien en tête que les salariés à qui vous demandez de faire encore plus d’efforts sont au bord de la rupture et fin prêts pour succomber aux belles paroles de populistes qui leur promettent un revenu universel.
Plus concrètement, ce besoin d’évolution du poste de travail s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’évolution du travail dans un environnement post-COVID (The Technology Problems Lurking Behind the Remote Work Revolution), voire sur la place du travail dans notre vie quotidienne (How the pandemic reset workers’ concept of work-life balance). Certes, le chantier est vaste, mais avec la menace du reconfinement, on ne peut plus le décaler, car il en va de la survie de votre activité.

Peut-être que la meilleure façon d’aborder cette question est de distinguer deux échelles de temps ou réalités :
- celle de l’entreprise ou du groupe (adapter la vision et les missions, définir de nouvelles orientations et de nouvelles priorités pour les grands chantiers) ;
- celle des départements ou des équipes (définir rapidement des solutions concrètes, reposant sur l’adoption de nouveaux outils et méthodes, pour pouvoir relancer les ventes et/ou soulager les complications liées au télétravail).
Avec cette approche, nous retrouvons l’idée d’une stratégie à deux niveaux : le local pour adapter l’activité à court terme en fonction des contraintes des différents marchés (ex : confinement total en Irlande et partiel en Écosse), et le global pour faire évoluer l’entreprise, son fonctionnement, son SI… de façon plus durable.
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Nombreux sont ceux qui pensent que le coronavirus est l’étincelle dont nous avions besoin pour amorcer une réflexion de fond sur l’évolution de notre société afin de l’adapter aux nouveaux enjeux du XXIe siècle numérique (De la nécessité d’un nouveau contrat social pour homo numericus). Sans partir dans des considérations macro-sociétales, peut-être est-il temps de questionner à un niveau macro-économique la nature même des entreprises (La notion d’entreprise est-elle obsolète ?) en s’interrogeant sur le recrutement, l’encadrement ou la rémunération à l’heure de la freelance economy.
Dans tous les cas de figure, il est plus qu’urgent de mettre de l’ordre dans la prolifération des solutions en ligne adoptées en catastrophe pendant la phase de confinement et d’aborder le sujet du télétravail de façon beaucoup plus sérieuse et ambitieuse qu’à travers la lorgnette de la visioconférence. Cela passe-t-il par la définition d’une charte de bonnes pratiques et de règles de bon usage dans un style typiquement bureaucratique ? Peut-être… En tout cas ce qui est certains, c’est que si vous ne changez rien, vous n’aurez pas la possibilité de vous plaindre de ces nouvelles règles, car votre entreprise aura certainement fait faillite.