Des applications mobiles aux écosystèmes mobiles

Il fut un temps où les applications natives étaient la voie royale pour accéder au portefeuille des mobinautes. Mais ça, c’était avant… avant la saturation des app stores et écrans d’accueil, avant les progrès réalisés par les PWA, avant les assistants numériques, super apps et mini apps. Avec les annonces récentes sur le retour des widgets et les applications fragmentées, les marques et organisations ont à leur disposition un éventail complet d’alternatives très crédibles aux sempiternelles applications mobiles. L’occasion pour moi de rappeler que l’important est le contenu (le service rendu) et pas le contenant (l’application mobile ou équivalent).

Nous sommes en 2020 et personne ne peut nier l’importance des smartphones dans notre vie quotidienne. C’est bien simple, les usages sont en constante augmentation depuis l’introduction des premiers téléphones mobiles, avant même l’apparition de l’iPhone. Tous les indicateurs sont donc au vert pour ceux qui savent exploiter les supports mobiles, mais avec le confinement, nous sommes carrément passés au vert vif : The Impact of Coronavirus on the Mobile Economy.

Aujourd’hui, quand on parle d’usages mobiles, on fait principalement référence aux smartphones, car ces derniers représentent 90% des terminaux mobiles. Et sur ces smartphones, ce sont les applications qui captent l’essentiel des usages. Le marché des applications mobiles est logiquement un secteur économique florissant qui représentait 0,5% du PIB de l’Union Européenne en 2019 : The App Economy Generated €187.2 Billion in Revenue in the EU. Une statistique impressionnante, mais qui ne devrait surprendre personne au vu du temps passé (près de 3h par jour pour les 16-24 ans d’après une étude récente de Opinionway).

Au niveau mondial, les usages sont encore plus intensifs, stimulés par les pays de l’hémisphère sud où les ordinateurs se font rares. Il en résulte un marché global gigantesque, en très forte croissance, qui repose principalement sur deux acteurs : Apple et Google (Global App Revenue Reached $50 Billion in the First Half of 2020, Up 23% Year-Over-Year).

Oui je sais, c’est un raccourci acrobatique de considérer que l’app economy ne repose que sur Google et Apple, car c’est en réalité un écosystème très dense de dizaines de milliers d’acteurs de toute taille, et plus particulièrement en Chine où les services de Google ne sont pas accessibles (Search, Play, Maps…). Ceci étant dit, la mainmise de Google et Apple sur le marché des applications mobiles est bien réelle s’intensifie au fil des mises à jour de leur système d’exploitation (dernièrement : Android 11 pour Google et iOS 14 pour Apple). Ceci se traduit par une intensification de la pression exercée sur les éditeurs d’applications dans le but de consolider leurs revenus.

Des éditeurs révoltés, mais pieds et poings liés

Epic Games, l’éditeur tout puissant de Fortnite s’était illustré en 2018 en proposant son jeu en dehors de l’app store officielle d’Android : Epic Games sidesteps the Play Store with Fortnite for Android launch. Un bras de fer dantesque avec Google qui n’avait rien voulu céder et qui a fini par faire plier l’éditeur : Epic gives in to Google and releases Fortnite on the Play Store. Depuis, Google fait un geste envers les éditeurs de services à l’abonnement en assouplissant les règles pour leur offrir une bouffée d’oxygène : Google is launching a way to buy Android app subscriptions outside of the app itself.

Tout l’inverse de Apple qui n’hésite pas à menacer ceux qui ne payent pas la commission de 30% sur les revenus générés par une application. Dernière victime en date : 37Signals, dont le lancement de leur nouvelle application a fait beaucoup de bruit : Apple pressures email app ‘Hey’ to integrate in-app purchase option. Si l’affaire est maintenant close (Apple approves Hey email app, but the fight’s not over), on ne connaît pas les détails de l’arrangement… Cette histoire a fait grand bruit, car la firme à la pomme n’hésite pas à employer des tactiques d’intimidation très discutables pour faire rentrer les éditeurs dans le rang : App Store policy and developer fee drama won’t change Apple’s ways at all.

Du coup, certains éditeurs font le pari très dangereux de contourner les règles pour éviter de passer à la caisse, quitte à compliquer la tâche des potentiels clients. L’astuce consiste à forcer les utilisateurs à s’inscrire sur le site web de l’éditeur du service pour ne générer aucun revenu via l’application : Comment les développeurs sabordent leurs applis pour ne pas payer Apple.

Autre motif de discorde, Apple a récemment annoncé des limitations drastiques sur le traçage des utilisateurs : The future of the ad ecosystem on iOS 14 et Apocalypse Now: per WWDC, the IDFA is dead. Un véritable coup de tonnerre pour l’industrie publicitaire, car un accès limité à l’identifiant publicitaire (l’IDFA, l’équivalent d’un cookie pour un iPhone) perturbe aussi bien l’identification des utilisateurs, que leur profilage, que le calcul d’attribution des revenus publicitaires. Entre le RGPD, la prochaine version de la directive ePrivacy et ça, les revenus publicitaires des éditeurs de contenus et services se trouvent fortement fragilisés.

Bien évidemment, c’est le sempiternel argument de la confidentialité / sécurité qui est brandi pour justifier ces futures limitations. Force est de constater qu’effectivement il y a eu des dérives, et que l’actualité récente donne raison à Apple : How popular apps can read your phone’s clipboard without permission. Bon dans l’absolu, puisqu’ils ont l’entière responsabilité sur le hardware et le software, ces applications n’auraient jamais dû avoir accès aux données du presse papier, mais cela renforce la résolution de Apple de reprendre la main sur toutes les données sortant de ses iPhones : Apple Pushes Back Against Ad Tracking in Safari and iOS 14.

Bref, tout ça pour dire que les éditeurs d’applications mobiles ont la vie dure, une situation qui ne va pas s’améliorer et qui devrait en pousser plus d’un à revoir leurs plans.

Nous arrivons à la limite du paradigme des applications mobiles

“Il y a une application pour ça”. J’imagine que vous êtes familier avec ce slogan qui a fait le succès de l’app store. OK, mais avec plus de 2 millions d’applications disponibles pour Android et iPhone, ça commence à faire beaucoup... Dans l’absolu, plus d’applications = plus de choix, sauf que dans la pratique, la place disponible sur les smartphones ainsi que la capacité d’attention des mobinautes sont limitées. La compétition que se livrent les éditeurs pour avoir une place sur les smartphones atteint des sommets.

Une compétition problématique, car selon le paradigme conçu par Apple au lancement de l’iPhone, tous les besoins des mobinautes sont traités de la même façon : avec une application. D’où la sensation de trop-plein d’applications ressentie par les utilisateurs : What is App Fatigue and How you Can Tackle It?.

Face à la pénurie de place sur l’écran d’accueil, Apple s’est senti obligé de trouver une astuce fonctionnelle dans la dernière version de son système d’exploitation : Apple finally redesigns iOS home screen and introduces “App Library”. Cette fonctionnalité native de réorganisation des applications est la preuve flagrante que nous avons atteint le point de saturation.

Ceci relance le débat entre les applications mobiles et les sites web mobiles, car les problèmes sont toujours les mêmes : le taux élevé d’abandon, les coûts de développement et de mise à jour, la visibilité sur les app stores et les moteurs de recherche…

Lors de sa dernière conférence, Apple a essayé de noyer le poisson en nous faisant miroiter la possibilité de faire tourner des applications mobiles sur Mac : Apple confirms Mac transition to ARM CPUs, Rosetta 2 Intel emulation. L’idée étant de rentabiliser les coûts de développement en étendant la distribution aux autres terminaux de la marque. Une utopie sur laquelle Microsoft travaille depuis maintenant des années (Microsoft lance Project Reunion pour unifier le développement des applications Win32 et UWP), au sujet de laquelle j’éprouve le plus grand scepticisme…

Au final, les éditeurs se retrouvent dans une situation très inconfortable où sont pris à la fois par la gorge et par le cojónes (commission de 30% sur les revenus et limitation d’accès au traceur publicitaire). Certes, les Progressive Web Apps sont toujours légèrement bridées sur iPhone (PWA on iOS 13 & 14 Provide a Rich Channel to Reach Customers Despite the Platform Limitations), mais leur intérêt est plus que jamais justifié pour se libérer de l’emprise de Apple : The current state of progressive web app.

Tout ceci nous amène à réfléchir à l’évolution des usages sur smartphone et surtout sur la façon dont les mobinautes accèdent aux contenus et services en ligne : The modern mobile app needs a revamp.

Les applications sont (bientôt) mortes, vives les services mobiles

Si vous vous intéressez au sujet de la mobilité, vous n’êtes pas censé ignorer que le débat entre applications natives et sites web mobiles dure depuis de nombreuses années. Si le débat n’est pas terminé, nous y voyons maintenant beaucoup plus clair dans les alternatives aux applications natives, et elles commencent à être nombreuses.

Il y a d’une part les assistants numériques qui sont toujours plus puissants et toujours mieux intégrés : Google Assistant enhancements promise fast, fluid, and more accurate interactions et Apple introduces Translate and a smarter Siri.

Il y a ensuite les super apps qui représentent un excellent moyen de toucher les consommateurs sans avoir à investir. Ces applications regroupant d’autres applications ont fait leurs preuves en Asie et commencent à pointer le bout de leur nez en occident : Uber confirms it is acquiring Postmates in an all-stock, $2.65B deal.

Puisque l’on parle d’Asie (et de Weixin pour ne pas le citer), les mini-apps font une timide apparition au sein des applications de messagerie, via les chatbots ou via une page web encapsulée (Snapchat is launching apps that let you buy movie tickets with friends, see class schedules).

Signalons aussi l’étrange compromis proposé par les applications fragmentées : New iOS 14 Feature ‘App Clips’ Lets You Access ‘Small Part’ of an App Without Downloading Entire App.

Vous noterez au passage que Google avait été précurseur en ce domaine avec les Instant Apps en 2017 (Google Play Instant lets you try games without having to install them).

Terminons enfin avec le retour de la revanche des widgets (iOS 14 has a new home screen with widgets and more), là encore, une fonctionnalité proposée de longue date sur Android.

Tout ceci nous donne un vaste choix d’alternatives aux applications natives.

L’important n’est pas d’éditer une application mobile, mais de toucher les consommateurs dans toutes les situations de mobilité

J’ai déjà eu l’occasion de vous expliquer l’année dernière que le smartphone est l’icône du 21e siècle, et plus récemment que le smartphone sera le sésame du déconfinement. La position centrale qu’occupe le smartphone ainsi que les terminaux alternatifs dans le quotidien des consommateurs et plus précisément dans les parcours d’achat justifie une réflexion intense pour pouvoir les exploiter au mieux.

Encore une fois, l’essentiel de la réflexion pour un annonceur concerne les applications natives qui nécessitent un budget de développement conséquent, avec des coûts de rétention prohibitifs, alors qu’elles ne permettent de répondre qu’à une partir des besoins des utilisateurs et sont surtout inadaptées aux micro-moments (cf. Les assistants personnels ne délivrent leur potentiel que pendant les micro-moments vocaux).

Il convient donc de ne pas tout miser sur une solution lourde dont le potentiel diminue avec le temps dans la mesure où Google et Apple imposent des limitations toujours plus contraignantes. D’où l’intérêt d’avoir une approche holistique, prenant en compte tous les contextes d’usages, tous les supports et privilégiant la rapidité / simplicité d’accès. Ce résonnement reposant sur un écosystème est le même que l’on peut avoir pour le commerce en ligne (2020 sera l’année du commerce total) et plus généralement pour une présence sur l’ensemble des canaux numériques (De la complexité des écosystèmes numériques du XXIe siècle).

Les différentes solutions alternatives citées plus haut ne manquent ainsi pas d’attraits, mais elles ne concernent que les smartphones qui sont un moyen parmi d’autres de toucher les consommateurs quand ils ne sont pas devant leur ordinateur. En ce sens, je persiste à dire que l’important est de proposer des contenus / services à valeur ajoutée et des offres pertinentes, pas de s’enfermer dans un choix technologique contraignant.

La réflexion doit avant tout se porter sur l’exhaustivité de ce que vous avez à proposer (pas seulement ce qu’un prestataire peut vous coder dans une application mobile en fonction de votre budget) et sur les meilleurs moyens de distribuer ces contenus / services / offres de façon directe ou directe.

En synthèse : bâtir un écosystème mobile, c’est vous projeter dans le 21e siècle et aborder la relance de façon sereine ; tandis que rester fidèle à vos dogmes (“les gens préfèrent les applications mobiles”) signifie renforcer l’emprise des GAFA et vous tenir éloigné des nouveaux usages. En cette période d’instabilité et de relance fébrile, personne ne peut se permettre de négliger des opportunités de vente, à vous d’adopter le bon état d’esprit pour mettre un maximum de chances de votre côté.