Avec les périodes de confinement et les mesures de distanciation sociale, les usages numériques ont fait un bond spectaculaire. En fait non, car pour être plus précis : nous avons pu observer au cours de l’année 2020 des phases de croissance et de décroissance spectaculaires dans les usages numériques. Maintenant que la campagne de vaccination a commencé, mais que la menace des variants plane, la question que tout le monde se pose est la suivante : pouvons-nous tabler sur une croissance stable des usages numériques ? La réponse à cette question n’est pas simple, car l’adoption a été plus forcée que voulu. Il en résulte des sentiments mitigés que les marques et entreprises ne pourront pas ignorer cette année.

Ces dernières semaines, j’ai vu passer plusieurs synthèses de l’évolution du e-commerce dans le monde et en France. Si effectivement, la croissance est spectaculaire durant les deux phases de confinement, lire à ce sujet le rapport annuel du commerce en ligne de Wix, force est de constater que la courbe d’évolution du commerce en ligne présente une forme globale en dents de scie. Si personne ne peut contredire l’existence d’un effet cliquet (la croissance moyenne des usages est réelle), personne n’est en mesure de prédire l’évolution de la croissance. Comprenez par là qu’il existe un consensus sur le commerce en ligne (les usages progressent et vont continuer de progresser), mais qu’il est très compliqué d’anticiper de façon précise la croissance pour l’année qui vient de débuter.

Dans l’absolu, tout ceci n’est pas très grave, car l’important est que les usages progressent. Oui, mais nous parlons ici d’usages contraints et non voulus. Ceci est confirmé par cette statistique du dernier baromètre trimestriel de l’audience du e-commerce en France de la FEVAD : 96% des cyber-acheteurs se seraient déplacés en magasin s’ils n’avaient pas acheté en ligne. Je reformule : la quasi-totalité des consommateurs aurait préféré acheter en magasin leurs cadeaux de Nöel plutôt qu’en ligne.
Autre signe d’une survalorisation des usages numériques : les montants records dépensés pour acheter les solutions de collaboration en ligne (dernier exemple en date : Citrix acquires project management platform Wrike for $2.25 billion). Là encore, je reformule pour mettre cette annonce dans un contexte plus large : le montant dépensé par une société dont vous ne connaissiez sûrement pas l’existence pour acheter une société dont vous n’aviez jamais entendu parler représente 1/10 du montant proposé par Couche-Tard pour racheter Carrefour, le soi-disant fleuron de la distribution française (presque 1.500 hypermarchés dans le monde, plus de 80 MM € de CA et 321.000 employés). Ça donne à réfléchir…
Entendons-nous bien : je ne suis pas en train de vous expliquer que le commerce ou les logiciels en ligne sont une mode passagère, mais que l’accélération de la croissance des usages numériques est peut-être surévaluée. Cette réflexion est particulièrement pertinente pour celles et ceux qui sont en charge de la planification stratégique de leur activité et notamment des arbitrages budgétaires. Formulé autrement : Faut-il investir de façon aveugle dans le numérique ? Ou du moins : dans quelle proportion faut-il augmenter les dépenses et investissements liés au numérique pour accélérer sa transformation digitale ?

Oui, nous avons tous pu constater le basculement de nos usages quotidiens vers les supports numériques, mais cette bascule a été extrêmement rapide. Il en résulte un phénomène logique de retour de bâton où les utilisateurs commencent à exprimer des doutes, voir du ressentiment.
Des usages en hausse, une confiance en baisse
Ce n’est pas parce que les Français se rabattent massivement sur les supports numériques en période de confinement qu’ils font une entière confiance à ces services ou qu’ils en sont satisfaits. Il y a toujours eu des techno-réfractaires (entre 8 et 10% des adultes), mais nous avons pu assister ces derniers mois à une montée en puissance de la défiance envers les supports et acteurs numériques : commerce en ligne, médias sociaux, 5G, intelligence artificielle, startups ou logiciels en ligne sont devenus les nouveaux ennemis de notre quotidien, ceux que l’on doit impérativement banir pour revenir au monde d’avant et bénéficier à nouveau d’une certaine tranquilité de vie.
Bon OK, j’en rajoute, mais le baromètre de la confiance des Français dans le numérique publié tous les ans par l’ACSEL nous éclaire sur ce phénomène : sur les 10 dernières années, les usages ont effectivement bie progressé (le graphique ci-dessous ne prend pas en compte l’année 2020).

Mais dans le même temps, la confiance a été largement dégradée :

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette baisse de la confiance, qui encore une fois ne prend pas en compte l’année 2020. Le premier est qu’avec l’augmentation des usages, nous assistons à une augmentation mécanique des dérives et des ratés. Les signaux les plus visibles sont la montée en puissance de la désinformation sur les médias sociaux (Le quatrième pouvoir au défi des fake news) quia pour conséquence la perte de confiance dans les médias (La moitié des Français estime que les médias publient des fausses informations), l’utilisation de données personnelles par les applications de Facebook à des fins publicitaires (The terrifying amount of data Facebook Messenger collects compared to Signal, iMessage, and WhatsApp et WhatsApp is forcing users to share data with Facebook, unless you’re living in the EU) qui se traduit par une défection des utilisateurs vers d’autres messageries qui ont du mal à aboserber le pic (Messaging app Signal facing technical difficulties), ou plus récemment la dénonciation de pratiques commerciales et managériales très douteuses dans les startups (La marque de bijoux LÕU YETU dans la tourmente après des témoignages d’anciens employés).
Si les craintes et indignations vis-à-vis de ces dérives sont justifiées, elles me paraissent néanmoins disproportionnées eu regard du risque réel ou du moins du taux de risque. Pour faire une analogie : si vous doublez le nombre de voitures, vous doublez également le nombre d’accidents de la route. C’est la même chose pour le numérique : l’augmentation subite des usages engendre mécaniquement une augmentation du nombre d’arnaques et de comportements douteux (harcèlement…).

Les GAFAM veulent-ils notre peau ? Sommes-nous réellement en danger ? Pas plus qu’avant, mais à une autre échelle et auprès d’une population moins avertie. Ce phénomène de méfiance, voir de rejet est néanmoins un signal fort envoyé par le marché (les consommateurs et utilisateurs). Le genre de signal que les marques et organisations ne peuvent se permettre d’ignorer.
Plus d’usages = plus de craintes = plus fort besoin de réassurance
Le mois dernier, le monde a découvert l’existence d’une cyber-attaque d’une ampleur sans précédent (Que sait-on de la cyberattaque massive Sunburst ?), que le gouvernement US a essayé de minimiser pour ne pas alerter l’opinion publique, mais qui a fini par être dévoilée (I Was the Homeland Security Adviser to Trump, We’re Being Hacked), puis reconnue de façon officielle par les premiers concernés (Microsoft et FireEye confirment la cyberattaque de SolarWinds) et c’est transformée en un débat de société (A moment of reckoning: the need for a strong and global cybersecurity response).
Cette cyber-attaque particulièrement sophistiquée est un cas d’école tout à fait intéressant, car il est le reflet de la place qu’occupe le numérique dans notre quotidien : une position centrale qui déborde largement du cadre ludique ou utilitaire et s’invite dans la politique voir la géopolitique. Dans la mesure où les usages numériques touchent quasiment toute la population, il est tout à fait normal que les pouvoirs publics cherchent à les encadrer (L’impact de la régulation des usages numériques sur votre transformation digitale).
Les usages numériques sont aujourd’hui encadrés, que ce soit pour le commerce en ligne (obligation d’information, délais de livraison, droit de rétractation…) ou l’exploitation des données personnelles (RGPD). Respecter les règles en vigueur signifie faire le strict minimum, c’est à dire éviter d’être dans l’illégalité. Pour pouvoir vous démarquer de la concurrence et fidéliser vos clients, il va falloir faire mieux que ça.
Idem pour toutes ces campagnes de communication qui dégoulinent de bienveillance et de messages fédérateurs (“Tous ensemble avec vous“, “Tous solidaires“…), abstenez-vous : 1 consommateur sur 2 agacé par le discours consensuel des marques.

Tout comme moi, j’imagine que vous constatez au quotidien les nombreuses marques et organisations qui tentent par des moyens parfois très retors de contourner le cadre légal :
- camoufler les cases pré-cochées de l’intérêt légitime derrière un onglet afin que vous faire croire que vous n’avez pas donné votre consentement pour la collecte de vos données personnelles ;
- imposer une assurance pour la livraison ou ne proposer que des lots pour les produits à petit prix ;
- planquer le N° de téléphone tout au fond d’un dédale de pages FAQ pour vous dissuader d’appeler le service client
- afficher l’intégralité des Conditions Générales d’Utilisation (plusieurs pages en petits caractères dans un langage juridique incompréhensible par le commun des mortels) pour vous passer l’envie de les lire…
Toutes ces pratiques, qui à priori ne sont pas illégales (quoi qu’en zone grise) ne participent très clairement pas à l’instauration d’une relation de confiance entre une marque et ses clients. Si vous avez l’intention d’accélérer le développement de vos activités en vous appuyant sur les canaux et supports numériques, il va falloir faire preuve d’un peu plus de zel :
- respecter les recommandations de la CNIL pour l’application du RGPD (et de le future nouvelle version de la diretive e-Privacy) ;
- être parfaitement transparent sur les délais et frais de livraison (de préférence avant le tunnel de commande) ;
- proposer plusieurs moyens de mise en relation pour vos clients ;
- fournir une version simplifiée et lisible des CGU…
Plus généralement, cet effort devrait être appliqué à l’ensemble des activités numériques (les contenus, les services, les campagnes…), voir fièrement revendiqué dans une charte d’engagements, car non, nous n’allons pas débrancher l’internet dès la fin de la crise sanitaire. Il convient de bien faire les choses et surtout de se mettre dans de bonnes dispositions en interne pour accompagner le basculement des activités vers le numérique. Pour se faire, il est impératif de s’assurer de la bonne volonté de vos collaborateurs.
Plus d’activités numériques = une plus grande culture numérique
Dans la mesure où il y a encore une forte incertitude sur la situation sanitaire, les recommandations du Gouvernement pour les prochains mois ne changent pas : Les collaborateurs qui le peuvent doivent rester à 100% en télétravail, avec la possibilité de revenir sur leur lieu de travail un jour par semaine. La situation que nous avons connue en 2020 a toutes les chances de se prolonger sur l’année 2021.
Nous avons donc d’un côté le basculement des activités vers les canaux numériques correspondant au report des achats ou commandes des clients sur le seul canal à leur disposition ; et de l’autre, la quasi-obligation de travailler à distance, donc de modifier ses habitudes de travail et de collaboration. Dans la mesure où tout ça est arrivé de façon subite et forcée, un sentiment de défiance et de grogne monte logiquement chez les collaborateurs qui sont lassés par ces interminables visio-conférences et des objectifs flous.

Pour que cette transformation digitale se passe bien, les marques et organisations doivent proposer un cadre de travail à la fois rassurant et stimulant pour les collaborateurs. Car non, il ne suffit pas d’utiliser la version gratuite de Zoom pour faire du télétravail efficace ; et non, il ne suffit pas de bricoler une boutique en ligne sur Shopify pour faire du Direct-to-Consumer de façon pérenne.
Comme expliqué plus haut, nous n’allons pas débrancher l’internet et les usages numériques vont nécessairement augmentés. La priorité pour les entreprises est donc de s’assurer que l’accélération de la transformation digitale se passe dans de bonnes conditions pour les clients (une offre pertinente et compétitive avec un niveau de services supérieur à la moyenne : De l’obligation d’adapter sa distribution à un quotidien sans contact) comme pour les collaborateurs (des outils performants et des modes de travail offrant réactivité et autonomie : De la refonte nécessaire du poste de travail dans un environnement post-COVID).
Dans l’absolu, ceci était valable en 2019 avant la pandémie. Le réel défi des entreprises n’est pas d’accélérer dans leur transformation digitale, mais d’accélérer plus vite que le marché pour éviter de se faire distancer (Le combat asymétrique entre marques traditionnelles et DNVB). Le tout dans un contexte où moins de la moitié des collaborateurs sont présents sur le lieu de travail habituel et où le recours à des prestataires est réduit au minimum (forte pression sur la marge opérationnelle et la trésorerie). La solution doit donc venir de l’interne avec une nécessaire montée en compétences (pour pouvoir assurer le minimum), le développement de nouvelles capacités (pour pouvoir sortir du lot) et l’acquisition d’une culture numérique pour que ce basculement se fasse de façon fluide.
Il existe quantité de formations et MOOCs dont l’objectif est de transmettre des connaissances, mais ils ne garantissent pas l’acquisition de compétences, car pour pouvoir correctement assimiler ces connaissances et être capable de les mettre en oeuvre dans des activités quotidiennes (la transformation digitale opérationnelle), il faut un terreau fertile, c’est-à-dire être dans de bonnes dispositions intellectuelles (comprendre la nécessité du changement) et émotionnelles (accepter le changement). Nous en revenons à cette notion de confiance : rassurer les collaborateurs quant à l’utilisation de nouveaux outils ou l’adoption de nouvelles méthodes de travail (ex : logiciels en ligne, outils de visual planning…), et leur apporter de la tranquilité d’esprit en ce qui concerne l’avenir de l’entreprise et la pérennité de leur emploi (renouer avec la croissance grâce au numérique à l’aide d’une stratégie viable et d’une feuille de route réaliste).
Pour pouvoir tirer leur épingle du jeu, les entreprises et organisations ont obligation d’accélérer leur transformation digitale, mais elles sont freinées par leur dette numérique. Comme expliqué précédemment, le numérique est devenu un sujet tellement vaste et complexe qu’il est impossible d’envisager sérieusement une formation / mise en oeuvre accélérée, car les collaborateurs ont besoin de se sentir à l’aise dans l’accomplissement de leurs tâches quotidiennes et confiants dans l’évolution de celles-ci.

J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer sur les concepts de dette et de bien-être digital (De l’illectronisme à la pleine conscience numérique), aussi je me contenterai d’insister sur la nécessité d’instaurer un climat de confiance aussi bien en interne (avec les collaborateurs) qu’en externe (avec les clients). Le contexte général est suffisamment déstabilisant (changement d’habitudes, absence de visibilité…), pas la peine de rendre la situation encore plus compliquée avec un climat de méfiance.
Au final, quand on analyse de près les facteurs-clés de succès (ou d’échec), la transformation digitale est un chantier complexe qui se joue à plusieurs niveaux :
- stratégique (comprendre ce que l’on fait et pourquoi on le fait) ;
- technologique (nouveaux outils ou nouveaux canaux…) ;
- commercial (nouvelles offres, nouveaux services…)
- fonctionnel (nouvelles méthodes, nouveaux processus…) ;
- culturel (s’approprier les codes, bien appréhender les nouveaux usages…) ;
- humain (nouvelles compétences, nouveaux profils…) ;
- …
En synthèse, la transformation digitale, et à fortiori l’accélération numérique, est un véritable projet d’entreprise qui demande beaucoup d’engagement (Les capacités d’apprentissage et d’adaptation sont les piliers de l’entreprise moderne), de l’ambition (Votre reprise sera conditionnée par la maturité de votre écosystème numérique), du pragmatisme (La stratégie des petits pas pour répondre à l’urgence de la transformation digitale) et ne peut être évacué rapidement en attendant un retour à la normale ; c’est un réel changement de paradigme qui ne peut s’opérer que dans un climat de confiance.
Autre signe d’une survalorisation des usages numériques : les montants records dépensés pour acheter les solutions de collaboration en ligne (dernier exemple en date : Citrix acquires project management platform Wrike for $2.25 billion). Là encore, je reformule pour mettre cette annonce dans un contexte plus large : le montant dépensé par une société dont vous ne connaissiez sûrement pas l’existence pour acheter une société dont vous n’aviez jamais entendu parler représente 1/10 du montant proposé par Couche-Tard pour racheter Carrefour, le soi-disant fleuron de la distribution française (presque 1.500 hypermarchés dans le monde, plus de 80 MM € de CA et 321.000 employés). Ça donne à réfléchir…
ça, c’est que j’appelle une pépite, une vraie !
Bravo Fred.