Les nouvelles technologies sont en fête avec cette nouvelle édition de Vivatech. L’occasion pour les observateurs de prendre le pouls du marché, et pour les grands de ce monde de prêcher la belle parole de l’innovation. Un exercice bien maitrisé et parfaitement exécuté, mais qui se heurte à la réalité de millions de collaborateurs auxquels on demande de l’agilité et de la performance avec des outils de travail et processus datant du siècle dernier. Je m’interroge logiquement sur l’intérêt de célébrer l’avènement des robots taxis ainsi que de prophétiser la révolution du métavers et de la cryptoéconomie alors que la majorité de la population active est en situation de souffrance numérique.

La semaine dernière se tenait à Paris la 6e édition de Vivatech, LE salon européen de la technologie et des startups. Un événement particulièrement attendu, les deux dernières années ayant été pauvres en rencontres professionnelles. Aussi ce salon est-il considéré comme le plus gros RDV de l’innovation avec une palanquée de micro-stands de startups dans tous les domaines possibles et imaginables, ainsi qu’une forte représentation locale à travers des zones dédiées aux acteurs de l’innovation de différents continents, pays, régions… Incontestablement l’endroit où il fallait voir et être vu !
Pour bien comprendre l’ambition de Vivatech, je vous incite à lire mes précédents comptes-rendus : Les innovations technologiques en quête de sens (2017), Les grandes entreprises françaises en quête de crédibilité numérique à VivaTech (2018) et L’innovation au service de la quatrième révolution industrielle et du mieux vivre (2019).
Ce qui est surtout mis en avant à Vivatech, ce sont les innombrables gadgets, dont la plupart étaient déjà présents aux éditions précédentes… Mais qu’à cela ne tienne, ça fait plaisir aux journalistes qui peuvent faire des sujets bien racoleurs du type “Le futur est déjà là !“.

Il n’y a d’ailleurs pas besoin d’attendre les sujets des médias traditionnels, puisque ce Best Of est proposé en page d’accueil du site officiel (le ton est donné) :
Je m’autorise une posture critique sur la couverture médiatique de l’événement, mais force est de constater que ça fonctionne puisque cette édition 2022 a été une authentique réussite avec des chiffres impressionnants : 91.000 visiteurs de 146 nationalités, 300.000 visites en ligne et plus de 400 M de personnes touchées sur les médias sociaux représentant plus de 3 MM de vues au total (cf. Pari réussi pour VivaTech).
Des gadgets, des VIP et du buzz
Mais Vivatech ce n’est pas que des stands, ce sont aussi des conférences avec des grands noms de la technologie (Vitalik Buterin le co-fondateur d’Ethereum, Evan Spiegel de Snapchat, Ryan Roslansky de LinkedIn, Yann LeCun de Meta…), des affaires (les patrons de LMVH, Renault, L’Oréal…) ainsi que de la politique (Emmanuel Macron, Bruno Lemaire, Thierry Breton…). Bref, que du beau monde pour vanter les mérites de la Startup Nation (replay des conférences à voir ici : Vivatech Watch).

Comme chaque année, Vivatech est le bon endroit pour prendre le pouls du marché et sentir les tendances. Et comme à chaque fois, le salon est à la hauteur de sa réputation, car ça buzz dans tous les sens, notamment autour des deux grandes thématiques du moment : le Web3 et le métavers. Les visiteurs étaient ainsi accueillis à l’entrée par l’immense stand d’une plateforme de cryptos et le long des allées par de nombreux projets plus ou moins liés au métavers : Vivatech 2022 à la conquête du Web3 et Le métavers fait le buzz au salon Vivatech 2022.

Il y a donc beaucoup d’innovations technologiques censées améliorer notre quotidien (Voici nos 5 innovations préférées du salon VivaTech 2022). “Censées”… et c’est justement le sujet que je souhaite aborder dans cet article.
Encore et toujours le solutionnisme technologique pour sauver la planète
Déjà largement abordée dans les éditions précédentes, la RSE était assurément le fil rouge de cette édition avec un focus sur l’environnement et l’inclusion (VivaTech 2022 : La GreenTech à la française, le secteur tendance qui rend « mainstream », recyclage et slow-consommation et La French Tech répond à l’appel de la transition écologique).

Je n’ai rien contre les bons sentiments, je suis simplement blasé de ce courant de pensée centré sur le solutionnisme technologique : faire face aux enjeux actuels et futurs grâce à l’innovation. La technologie est ainsi présentée comme la solution miracle à tous les problèmes de notre société : inclusion, mobilité, santé, alimentation…
Si je suis effectivement bluffé par l’efficacité des exosquelettes qui étaient présentés sur l’événement, idéals pour éviter les blessures ou de maintenir les séniors en activité professionnelle, je doute que l’on sache les produire par millions pour pouvoir équiper tous les manutentionnaires de France et d’Europe.
Tout ça pour dire que s’il n’y a pas tromperie sur la marchandise, puisque le salon s’appelle “Vivatech” comme dans “technologie”, cette 6e édition reflète à mes yeux les limites de l’exercice : faire passer la technologie avant les usages.
Il y a bien un proverbe qui dit “Build it, and they will come“, mais malheureusement les moyens et l’attention des utilisateurs comme des entreprises sont limités. De ce fait, ils doivent faire des choix et se concentrer sur ce qui peut générer le plus de valeur, ou ce qui demande le moins d’effort. Dans certains cas, l’appât du gain est tellement fort, que les consommateurs sont prêts à faire de gros efforts pour apprendre et changer leurs habitudes (ex : cryptos) ; mais dans d’autres, ils préfèrent se cantonner à ce qu’ils savent déjà faire sur leur ordinateur ou smartphone.
Cette propension au moindre effort explique par exemple le faible rythme d’adoption de la réalité virtuelle (ça et le prix des masques), mais également de façon plus large la difficulté à lutter contre l’infobésité liée aux emails ou fichiers. Si tout le monde a conscience que son quotidien professionnel est pollué par un déluge d’emails et que les informations et données sont dispersées dans de nombreux fichiers, personne ne se sent réellement responsable (c’est forcément la faute des autres) et personne n’a le courage d’y remédier (se fixer soi-même des règles pour ne plus polluer les autres). Pourtant, ce problème d’infobésité est bien réel et finit par avoir un lourd impact économique (temps perdu) et écologique (énergie gâchée).
À l’aube de la grande révolution du Web3, je pense ne pas me tromper en écrivant que plus de technologies ne changera pas la donne. Ce qu’il faut, c’est s’assurer que ces technologies servent un but légitime et soient correctement déployées et adoptées. La clé de tout ceci est de remettre l’utilisateur, ses habitudes et usages, au centre des préoccupations.
Le problème est qu’avec l’accélération du rythme d’innovation et la multiplication des terminaux et services en ligne, les utilisateurs “lambda” sont très clairement arrivés à un point de saturation, aussi bien dans leur quotidien personnel (où ils se satisfont de leur smartphone et de Netflix) que dans leur quotidien professionnel (où ils sont contents de pouvoir utiliser la visio et le cloud, mais restent très attachés à leurs emails et fichiers).
Trop de taxis volants et pas assez d’usages numériques de proximité
Vivatech étant le salon des nouvelles technologies, il est tout à fait naturel que la technologie occupe une place prépondérante, et qu’elle y soit glorifiée à travers son principal véhicule de croissance : les stratups innovantes.

Je déplore ainsi le fait que l’on cherche absolument à nous vendre des innovations de rupture, mais on ne parle pas assez des innovations modestes, celles qui peuvent réellement changer la donne si elle passe à l’échelle. Je suis intimement persuadé que nous n’aurons pas un scénario reposant sur la disruption (une nouvelle technologie qui va complètement bouleverser notre quotidien et reconfigurer le marché), mais plutôt sur une lente évolution (s’adapter aux nouveaux enjeux et contraintes du quotidien).
Donc comme vous l’aurez compris, je reste perplexe face à ces projets de taxis volants : en quoi vont-ils aider tous ces Français qui vivent dans des zones périurbaines (ceux qui sont durement frappés par la hausse inexorable du prix du carburant) ? Dans tout ça, je m’interroge sur la place qui est laissée aux utilisateurs, ceux qui sont censés utiliser et bénéficier de ces innovations…
Selon cette optique, je salue le travail de La Poste qui a de nouveau proposé un grand stand où étaient présentés un certain nombre d’innovations d’usage en rapport avec son positionnement d’acteur référent des services de proximité : VivaTech 2022, vitrine de l’innovation postale. C’est exactement de ça dont nous avons besoin : des services utiles pour les citoyens ou consommateurs, pas de taxis volants ou de gadgets réservés aux techno-enthousiastes ou ultra-riches.

Je vous rassure, mon objectif n’est pas dans verser dans le populisme ou la démagogie, je suis simplement lassé de voir les mêmes gadgets ou “innovations” d’une année sur l’autre, et de constater à quel point la distance est grande avec le quotidien des citoyens ou collaborateurs lambda.
Certes, la technologie est un levier de changement très puissant, mais elle ne fait pas tout, d’autant plus en période de saturation. Il convient alors de s’intéresser à l’humain, et là, tout est question de pédagogie.
Nous sommes à la fois le problème et la solution
Je pense avoir été explicite sur le rôle que peut jouer la technologie et le fait que c’est une condition nécessaire, mais pas suffisante au changement, et plus généralement au progrès qui je vous le rappelle, est synonyme d’évolution vers le mieux. Je ne suis pas certain que de passer 5 heures par jour devant sa webcam en visio soit un réel progrès pour l’entreprise ou ses collaborateurs…
Pour illustrer mon propos, je vous propose de prendre comme cadre générale la transformation digitale, à savoir : l’évolution des organisations qui cherchent à adapter leur offre, fonctionnement et pratiques aux enjeux du 21e siècle grâce aux outils et pratiques numériques. La technologie joue ici un rôle central, mais le déploiement de nouveaux outils ne représente qu’une partie de la solution, il faut dans un premier temps s’intéresser aux problèmes ainsi qu’aux acteurs.
Pour se faire, nous pouvons nous appuyer sur une démarche très simple :
- Définir le problème (le nommer et le chiffrer)
- Acter la nécessité d’y remédier (évaluer le coût du non-changement)
- Valider l’apport du numérique (en tant que solution viable et effective)
- Impliquer les futurs utilisateurs dans le déploiement (et donc l’adoption)
Si nous prenons comme exemple la lutte contre l’infobésité en entreprise, et la recherche d’une meilleure efficacité pour communiquer / collaborer, voici ce que ça donne :
- Problèmes = Trop d’informations entrantes à traiter dans la journée (quantifier ce volume d’informations en calculant le nombre moyen d’emails reçus en une journée, nombre moyen de réunions par mois…) ;
- Nécessité d’y remédier = Gagner de temps pour se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée (évaluer le coût de l’infobésité en multipliant le temps passé à lire / trier ses emails ainsi qu’en réunion par le taux horaire moyen) ;
- Valider l’apport du numérique = Une plateforme de collaboration pour héberger, structurer et historiser les informations qui transitent d’habitude par les emails ou réunions (valider l’apport du numérique en comparant le coût total de la solution au coût de l’infobésité) ;
- Impliquer les utilisateurs = Hiérarchiser les fonctionnalités en fonction de leur valeur perçue et identifier les points bloquants pour anticiper les difficultés ou retards (chercher à maximiser l’adoption).

Là, nous avons une approche beaucoup plus saine de l’innovation, ou du moins des changements nécessaires. Une approche que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres contextes en dehors de l’entreprise : environnement, mobilité, santé, alimentation… Tous ces sujets sont parfaitement légitimes, mais ils nécessitent une réponse holistique où les changements doivent être systémiques, c’es à dire appliqués au niveau de l’écosystème : l’ensemble des acteurs et pas simplement de certains acteurs. Ceci est particulièrement vrai dans le secteur industriel où tous les acteurs sont interdépendants, donc les évolutions lourdes de conséquences, mais pas dans d’autres secteurs liés aux services où l’innovation pourrait être appliquée et bénéficier à un plus petit nombre. À condition que ces derniers y voient un intérêt et l’acceptent…
La technologie a déjà sauvé l’industrie et l’agriculture, mais quid du secteur tertiaire ?
Saviez-vous que les premiers robots industriels ont été installés chez General Motors au début des années 1960 ? Aujourd’hui, les robots sont largement utilisés dans les différents secteurs industriels des pays développés (Chine, Japon, États-Unis, Corée du sud, Allemagne…) puisqu’on en compte près de 3 M d’unités : Etude du marché mondial des robots industriels. La France n’est pas forcément un pays leader en matière d’automatisation de sa production industrielle (Les pays les plus robotisés au monde), mais elle est carrément pionnière pour les robots agricoles avec plus de 15.000 unités utilisés dans l’élevage, la culture… (Robots agricoles : où en est-on ?).
Beaucoup des innovations présentées à Vivatech concerne l’industrie et l’agriculture avec la promesse de meilleures performances et d’une moindre pénibilité pour les ouvriers / exploitants. OK très bien, mais ces deux secteurs ont déjà connu leur révolution, aussi bien mécanique (automates) que cognitive (intelligences artificielles). Rajouter plus de robots ou d’agents intelligents dans les secteurs primaires et secondaires ne changera pas la donne dans la mesure où l’industrie et l’agriculture ne représentent respectivement que 13,3 et 2,5 % des emplois, là où le tertiaire est à 76,1 % des emplois et 70% du PIB (source : Les grands secteurs de production).
Le terrible paradoxe de ces dernières décennies est que les travailleurs manuels ont (en partie) été libérés de la tyrannie des chaines de montage et du travail de la terre, mais les travailleurs du savoir sont devenus esclaves de leur webcam. Où est le progrès ?

Au-delà de Vivatech, je constate également une forte opposition dans le débat public entre, d’un côté, la majorité présidentielle qui promeut la “Startup Nation” et qui veut accélérer sur le Web3 et l’informatique quantique ; et de l’autre, les populistes qui draguent l’électorat rural et ouvrier. Pour schématiser : on oppose la France du 21e siècle à celle du 19e siècle, qui représente à peine 15% de la population, tandis que l’on fait l’impasse sur les 3/4 de la population active : les salarié(e)s d’entreprises et organisations qui sont coincées dans le 20e siècle avec des outils et pratiques clairement inadaptés au rythme du marché et aux enjeux actuels.
La triste réalité que je constate au quotidien chez mes clients est que la dette numérique est telle, que les utilisateurs sont paralysés : ils ont accumulé tellement de retard qu’ils sont incapables de quantifier ce retard et d’y remédier eux-mêmes.
À quand la transformation digitale effective des salariés ?
Si la plupart des entreprises ont effectivement parfaitement opéré leur transition numérique (passer du papier à l’informatique), et plus ou moins achevé leur transformation digitale (passer des logiciels aux applications au ligne), force est de constater que les modèles d’organisation et habitudes de travail sont encore archaïques (Quel modèle de collaboration et de cohésion à l’heure du télétravail hybride ?).
Personne ne semble se soucier de ces millions de travailleurs de savoir qui sont en souffrance, car on exige d’eux qu’ils fassent preuve d’agilité et de performance, alors qu’ils sont englués dans un quotidien professionnel qui n’a pas évolué depuis des décennies : toujours la même litanie de reporting / forcast, toujours autant d’emails à traiter et de fichiers à manipuler, toujours autant de strates hiérarchiques qui allongent les chaines de décision (De l’incapacité des entreprises traditionnelles à s’adapter à l’accélération numérique).

Ce dont les entreprises ont réellement besoin, ce qui donnera un nouvel élan à notre économie ainsi qu’à l’effort de transition énergétique, ce ne sont certainement pas de taxis volants, mais un accompagnement de tous ces collaborateurs dans leur appropriation des outils numériques et l’évolution de leurs habitudes de travail (cf. Le travail hybride signe la fin du micromanagement et le début de la supervision à distance et La bataille du cloud se gagnera bureau par bureau).
Plutôt qu’un plan IA ou quantique, ce dont les entreprises françaises ont besoin, c’est d’un programme global de montée en compétences numériques, car nous ne pourrons pas attendre le départ à la retraite de tous ces salariés afin qu’ils soient naturellement remplacés par des jeunes issus de la Grande École du Numérique (une initiative tout à fait louable, mais qui ne touche qu’une toute partie de la population active).
Conclusion : parlons un peu moins de technologies ou d’innovations disruptives, et concentrons nos efforts sur des solutions de proximité pour l’ensemble des citoyens / collaborateurs et l’évolution effective des habitudes de vie / travail.