Du marketing de résilience au marketing de refondation

Aujourd’hui marque la réouverture des discothèques, une étape cruciale dans le processus de sortie de crise. Mais ce n’est pas pour autant que nous pouvions parier sur un retour à la normale. Les conditions de marché actuelles et futures sont en effet loin d’être idéales pour les marques et organisations qui ont pourtant beaucoup souffert pendant la crise. À partir de ce constat, il est illusoire d’espérer un retour à la croissance avec des stratégies de mise sur le marché d’avant crise, voire du siècle dernier pour certains. Le “new deal” qui se précise force même les entreprises à adopter un nouveau modèle marketing pour s’adapter à un environnement où elles devront trouver leur place et prouver qu’elles la méritent.

Nous sommes en pleine quatrième révolution industrielle, ça, vous le saviez déjà. Mais ce que vous ne mesuriez pas, c’est la marge de progression qui reste à faire avant que les outils et supports numériques ne soient réellement dominants. Malgré l’accélération de l’adoption des usages numériques liée aux confinements, la dernière version du baromètre du numérique de l’ARCEP nous rappelle qu’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir.

Ceci étant dit, force est de constater que le numérique bouleverse profondément le quotidien des consommateurs / salariés / citoyens. L’impact de la généralisation des outils et supports numériques est considérable, et nous n’en avons vu qu’une petite partie. L’essentiel de ce qui a été fait consiste ainsi en une numérisation de l’existant. Nous ne commençons que depuis quelques années à voir émerger des modèles réellement disruptifs (ex : facturation à l’utilisation, plateformes d’intermédiation…) ainsi que des outils ou supports offrant une proposition de valeur bien plus forte (ex : logiciels en ligne, crypto-monnaies…).

Pour résumer : le numérique est un facteur massif de transformation, mais une transformation qui vient à peine de démarrer (à l’échelle de notre société).

Un basculement de civilisation encore mal perçu

Depuis plus de 25 ans que le web est disponible pour le grand public, nous avons pu assister à plusieurs vagues de transformation (accès haut débit, médias sociaux, smartphones… cf. Les différents stades d’évolution du web). Les contenus et services en ligne dont nous profitons aujourd’hui n’ont rien à voir avec ce qu’ils étaient il y a 20 ans, à part Craiglist, mais c’est la seule exception que je connaisse.

Plus généralement, notre quotidien n’a plus grand-chose à voir avec celui d’il y a 25 ans, c’est une évidence que personne ne peut contester. Si je devais faire une analogie, je dirais que le web a autant changé notre quotidien que l’automobile l’a fait à son époque. Pour être plus précis : la généralisation des voitures particulières en France a profondément bouleversé notre société sur une période de 50 ans (des années 60 au début des années 2010 ou la croissance du parc automobile français commence à s’infléchir). Ce bouleversement irrémédiable s’exprime aussi bien en terme d’aménagement du territoire (forte croissance des zones périurbaines), que d’accès à l’emploi (plus de mobilité = plus d’offres), que de consommation (création des zones commerciales et domination des hyper-marchés), que de loisirs… Pour le numérique, c’est la même chose : la généralisation de l’accès à internet et des smartphones a irrémédiablement bouleversé l’économie (transfert de valeur vers les GAFAM), la dynamique des marchés (domination des plateformes au détriment de la distribution traditionnelle), l’accès à l’emploi (télétravail), la consommation (commerce en ligne, abonnement…), les loisirs (plateformes de streaming, jeux massivement multi-joueurs…)… sauf que cela ne fait “que” 25 ans.

Certes, il y aura toujours des personnes pour vous dire que non, rien n’a changé pour eux, car ils continuent d’acheter leurs légumes au marché le dimanche matin. Effectivement, certaines habitudes persistent, mais il faut être d’une sacrée mauvaise foi pour ne pas constater la place qu’ont pris les terminaux et supports numériques dans notre quotidien.

Ceci étant dit, de nombreuses entreprises n’ont pas encore sauté le pas. Comprenez par là qu’elles se sont mises au web, mais qu’elles privilégient encore à des modèles et méthodes de travail du siècle dernier.

Le mythe persistant du cyber-consommateur

Cela fait près de 25 ans que je travaille dans le numérique, et je continue de croiser des directeurs marketing qui sont fiers de travailler “à l’ancienne”, c’est-à-dire d’appliquer toujours les mêmes formules (ex : vagues publicitaires à la TV) pour se concentrer sur les “vrais ” clients, ceux qui achètent en magasin (à grand renfort de promotions en tête de gondoles des hypermarchés). Cette opposition récurrente entre le marketing “historique” et le “nouveau” marketing, celui du numérique, n’a que trop duré, car il y a longtemps que les consommateurs ne font plus la différence entre l’achat en ligne et l’achat en magasin : ils accèdent aux mêmes produits mais dans des conditions différentes en fonction de leurs envies (faire ses courses à pied) ou contraintes (se faire livrer par manque de temps).

Oui je sais, l’approche omnicanal est censée mettre tout le monde d’accord (De l’obligation d’adapter sa distribution à un quotidien sans contact), mais elle concerne surtout la distribution et pas les pratiques marketing. D’un côté nous avons les pratiques marketing traditionnelles qui sont centrées sur l’offre (il faut inonder le marché grâce à la distribution de masse et la publicité) et de l’autre, les pratiques plus modernes qui reposent sur une maitrise des canaux (notamment le modèle DTC, Direct-to-Consumer). Idéalement, il faudrait fusionner les pratiques et ne conserver que le meilleur (The Value of a Traditional Marketing Mindset in a Digital World), mais ces deux écoles ont visiblement du mal à cohabiter.

Mais ça c’était avant, car la COVID a changé la donne et accélérer le phénomène de report des usages des canaux analogiques vers les canaux numériques entamé il y a deux décennies (2020 sera l’année du commerce total). Nous bénéficions maintenant d’un minimum de recul pour pouvoir bien appréhender l’impact de la pandémie (qui je vous le rappelle n’est pas encore maitrisée) : Un Français sur deux a changé ses habitudes de consommation pendant la crise sanitaire.

Dans ce contexte de marché, il semble illusoire de vouloir retrouver de la croissance en utilisant les modèles ou les tactiques du siècle dernier : il faut une marque forte (visible sur les supports permettant de renouveler la clientèle, donc certainement pas la TV) et des clients fidèles (pas ceux que vous avez péniblement réussi à convaincre avec des promotions).

Au fil des ans, les marques ont ainsi pu adopter différents modèles :

  • le marketing de masse dont l’objectif était d’inonder le marché avec un produit passablement bon, mais des prix très attractifs (en profitant d’un effet de volume) ;
  • le e-marketing, dont l’objectif était d’exploiter de nouveaux supports publicitaires / relationnels permettant de réduire les budgets (pour un coût contact bien inférieur à celui des médias traditionnels) ;
  • le data marketing, dont l’objectif était d’améliorer la précision et la personnalisation des campagnes (pour une meilleure efficacité) ;
  • le marketing de résilience, dont l’objectif était d’améliorer la réactivité et la souplesse pour s’adapter aux aléas de la crise sanitaire.

Nous sommes en 2021, les médias traditionnels ont largement perdu de leur puissance (report sur les terminaux mobiles), les supports numériques sont devenus très couteux (à cause d’une trop forte compétition pour l’attention), les données sont beaucoup plus dures à collecter / exploiter (RGPD, restrictions de Apple et Google) et l’urgence sanitaire est passée. Il est donc temps d’envisager un nouveau modèle qui permette aux marques de relancer l’activité et de potentiellement renouer avec la croissance dans une nouvelle normalité.

Revoir l’offre, la mise sur le marché et les pratiques

J’ai déjà eu l’occasion de vous vanter les mérites de nouvelles approches ou méthodes pour dépoussiérer les pratiques : Agilité et servicisation sont les ingrédients du marketing du futur. Quand j’ai publié cet article en 2018 j’étais loin de me douter des épreuves que nous allions traverser (crise des Gilets Jaunes, pandémie)…

Alors qu’un quatrième confinement est envisagé, le niveau d’instabilité du marché reste très élevé, ce qui pèse sur le moral des consommateurs, donc leur propension à se laisser tenter par telle ou telle offre. Dans ce contexte, il est essentiel de réduire l’incertitude (grâce à l’exploitation de la donnée), de démontrer son engagement (grâce au storytelling) et surtout de respecter les consommateurs, de ne plus les traiter comme les porteurs d’un porte-monnaie, mais comme des clients potentiels avec lesquels il faut initier une relation à valeur ajoutée (ne plus leur hurler dessus des slogans puérils ou exhiber des taux de promotions qui font douter de la qualité des produits). À ce sujet, je vous incite à lire cette interview : Seth Godin nous livre sa vision du marketing.

De nombreuses marques sont en plein questionnement de leurs pratiques marketing, ce qui est logique, mais également des méthodes de travail. Il est ainsi beaucoup question d’agilité et de growth hacking : HSBC, Benefit, and Zoopla on restructuring marketing teams to be future-focused. La pandémie est bien évidemment un moteur de transformation très puissant, mais ce qui motive ces entreprises est de tester de nouveaux modèles d’organisation qui permettent de s’adapter plus facilement aux aléas du marché et de pouvoir mieux absorber les crises à venir, car oui il y en aura d’autres.

Si vous lisez régulièrement ce blog, alors vous avez sans doute noté que j’avais déjà abordé ce thème l’année dernière (De l’intérêt d’un novel marketing reposant sur l’agilité et la collaboration), aussi je me contenterai de vous orienter vers des ressources externes (Agile marketing, what it means in practice) pour centrer cet article sur ce que pourrait être la prochaine itération du marketing.

Contenus, données et écosystèmes pour (re)partir sur des bases saines

Comme nous l’avons vu, les différents modèles de pratiques marketing correspondent à des périodes et contextes spécifiques. Si le marketing de résilience était pertinent dans un contexte de crise sanitaire, la disponibilité générale de vaccins et la levée des restrictions sanitaires nous font envisager une sortie de l’état de crise pour rentrer dans une phase moins mouvementée. Cette nouvelle étape de la pandémie (post-crise) est le signal pour les entreprises de s’adapter à une nouvelle normalité et d’oeuvrer pour que les consommateurs développent de nouvelles habitudes, voilà pourquoi je parle de marketing de refondation.

L’objectif de ce modèle n’est pas de pouvoir s’adapter au jour le jour à un environnement très instable, mais de s’inscrire dans un nouveau quotidien (De l’obligation d’adapter sa distribution à un quotidien sans contact). À mesure que les consommateurs développent de nouvelles habitudes et réflexes d’achat, les marques doivent impérativement renouveler leur positionnement et promesse pour pouvoir mieux coller aux attentes post-COVID. De même, il convient de chercher à rebâtir la relation de confiance avec des consommateurs encore perturbés par les fermetures administratives des magasins ou l’indisponibilité de leurs produits préférés (La confiance est la clé d’une croissance durable des usages numériques). Je l’ai dit et je le répète : nous ne sommes pas dans une logique de retour à la normale, mais dans une nouvelle normalité, un contexte où plus rien ne sera comme avant.

Si l’on suit cette logique, les contenus et services proposés par les annonceurs jouent un rôle essentiel dans la refondation de l’image de marque et la valeur perçue de l’offre : « Les marques vont devoir redoubler d’efforts sur le contenu ». Certaines marques misent d’ailleurs gros sur les contenus : Why brands like L’Oreal are creating their own TV shows. À une époque, nous parlions de “content marketing”, maintenant il est plus question d’expérience de contenus : The Three New Rules of Content Experience.

Des contenus et services numériques qui pourront être indifféremment consultés sur un smartphone, un ordinateur ou une tablette. Il y a quelques années, au vu des taux de croissance de l’utilisation des smartphones, nous étions sur une approche “mobile-first”, voire “mobile-only”. Mais avec le télétravail, les utilisateurs passent mécaniquement plus de temps chez eux où ils privilégient le confort de leur ordinateur. Voilà pourquoi je précise bien dans mon tableau que ces contenus et services doivent être protéiformes, c’est à dire avoir la capacité de prendre différentes formes en fonction du terminal sur lequel ils sont consultés.

Autre pilier du marketing de refondation : la donnée interne (first-party). Avec les restrictions imposées par les éditeurs de navigateurs (Apple, Mozilla et Google), il devient de plus en plus dur de collecter de la donnée sur les utilisateurs (De l’évolution nécessaire des stratégies marketing dans un monde post-cookies). Un phénomène qui n’est pas récent, mais qui prend toujours plus d’importance à mesure que les GAFA consolident leur mainmise sur l’audience. Plus généralement, c’est la dépendance aux solutions publicitaires de Google et Facebook qui pose problème aux annonceurs (Le duel des GAFA pour contrôler le marché de la publicité numérique).

Pour pouvoir limiter cette dépendance, les marques doivent développer leur capacité à attirer et retenir l’attention des internautes : les faire venir sur leur(s) propre(s) site(s) pour commencer à étudier leur comportement (tracking) et construire des profils publicitaires (profiling). Nous en revenons à l’importance des contenus et services, pas simplement pour augmenter votre nombre de likes ou grossir votre base de followers, mais pour bâtir et consolider votre propre audience : Find New Marketing Strategies with the 2×2 Matrix.

Pour se faire, les marques doivent passer à une gestion beaucoup plus rigoureuse de la production / distribution / exploitation des contenus, pas simplement payer une agence pour qu’elle publie régulièrement sur la page Facebook. Ceci passe par la définition d’une architecture de contenus précisant les ressources mobilisées, les supports et les flux de circulation : An Introduction to Content Ecosystem Maps.

Nous sommes vraiment ici dans une approche industrielle du contenu avec une logique de capitalisation, pas de dissémination. Pour que cette capitalisation soit effective, il faudra investir à la fois dans les contenus, mais également dans les contenants, à savoir renforcer et rationaliser tout l’écosystème numérique : Improving a digital ecosystem through content strategy.

La notion d’écosystème est un thème que j’aborde régulièrement, car la multiplication des supports numériques disperse les ressources des annonceurs, et de façon contre-intuitive, baisse la portée globale des publications (surtout depuis l’avènement des médias sociaux et des terminaux mobiles : De la complexité des écosystèmes numériques du XXIe siècle et Des applications mobiles aux écosystèmes mobiles).

Pour lutter contre cette dispersion, la seule solution est de définir à l’avance des moyens de production mutualisés pour limiter les coûts, des processus de transformation et flux de distribution rigoureux pour irriguer l’ensemble des canaux, ainsi que des indicateurs-clés pour mesure l’impact et optimiser la production.

Le principe de base qui doit régir votre écosystème numérique est la complémentarité des contenus pour pouvoir maximiser la circulation des audiences : ne pas saturer les prospects avec toujours les mêmes messages publicitaires, mais nourrir les clients potentiels avec des contenus et services pertinents tout au long de leur parcours d’achat. En résumé : définir différents parcours éditoriaux selon les profils pour maximiser la transformation.

Au-delà de ces considérations terre-à-terre relatives aux contenus et services, je vous propose de prendre de la hauteur pour conclure cet article.

New deal = New marketing

Impossible pour moi de boucler mon argumentation sans faire une digression macro-économique. L’analyse des différents signaux (forts ou faibles) envoyés par le marché devrait ainsi vous éclairer sur la criticité de la situation :

  • Sur le plan économique, la fin de l’urgence sanitaire signe l’arrêt du “Quoi qu’il en coûte” ainsi que le début d’une politique de relance afin de limiter les effets d’une potentielle crise économique. Ceci va nécessairement se traduire par une politique fiscale sélective, donc des secteurs qui seront favorisés au détriment d’autres, donc des réflexes d’achat à nouveau chamboulés.
  • Sur le plan social, nous assistons déjà au retour des Gilets Jaunes, mais également à la montée en puissance des mouvements sociaux à l’approche des élections.
  • Sur le plan légal, il y a les grands chantiers de régulation de l’économie numérique avec entre autres les DSA et DMA.
  • Sur le plan géopolitique, nous (européens) sommes en plein milieu d’une guerre commerciale et idéologique entre les USA et la Chine, à savoir les deux nations d’où est issu l’essentiel des géants numériques qui dominent le web.

Vous conviendrez aisément que ces conditions de marché sont très différentes de ce que l’on a pu connaitre avant la crise. Dans la mesure où nous sommes au tout début d’un authentique new deal à l’échelle européenne, il est largement temps pour les entreprises de remettre en question leur stratégie, d’autant plus qu’il faut également tenir compte d’autres facteurs aggravants :

Comment dans ces conditions extrêmes peut-on espérer retrouver de la croissance ou tout simplement survivre en utilisant des modèles et tactiques du siècle dernier (au pire) ou d’avant-COVID (au mieux) ?

Voilà pourquoi les entreprises doivent impérativement questionner la pertinence de leur modèle et revoir à la fois les outils et pratiques, mais également l’organisation des équipes marketing pour s’adapter à une nouvelle pseudo-normalité et survivre à la quatrième révolution industrielle.